Ψ 847
Une composition de musique concrètedeÉliane Radigue
Réalisée au studio de la compositrice(mixage final au GMEB à Bourges) — 80 minutesSynthétiseur ARP 2500 sur bande magnétique
Création en février 1973à Iowa University aux USA
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Je rêvais d’une musique impalpable, irréelle, apparaissant et se fondant comme nuages dans un ciel bleu d’été. Jouant dans les vallées de hautes montagnes en échappées blanches autour du vent et du gris des arbres et des rochers.
Éliane Radigue
D’où suis-je venue ?
Je suis simple
et électrique
Quel esprit m’a donné
mon esprit ?
Anise Koltz
Comme le parfum d’une fleur, il peut être perçu par un seul ou par des gens innombrables.
Ce qui importe, c’est le parfum, et non la personne à laquelle il appartient.
Krishnamurti
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à propos de Ψ 847…
Il y a quelques années, alors que je découvrais les compositions concrètes d’Éliane Radigue — je pense à Kyema, Intermediate States et tout particulièrement à Jetsün Mila où la compositrice, inspirée par le poète et yogi tibétain Milarépa (XIème siècle) [1] auteur, dit-on, de plus de 100 000 chants composés sur les hauteurs de l’Himalaya — j’écrivais ce poème :
Jetsün Mila
Pour Éliane Radigue
Argent déposé sur toutes feuilles
ascension lente
mouvements
musicalité
Flux et reflux des particules
Sensation métallique — or froid
S’il m’arrive de prendre la plume pour écrire sur la musique, c’est que je pense que toute discipline artistique (quand bien même elle s’épanouit véritablement à la mesure de ses propres exigences, tant poétiques que techniques et ce, au sein de son médium lui-même : la chaîne électroacoustique dans le cas de la musique concrète) nous permet, par un tel biais, d’en révéler autrement ce pourquoi elle nous fascine — tout comme Éliane Radigue aura rendu hommage à un poète expert de la langue à son époque, pour nous offrir, à sa manière, cette bascule féconde d’une discipline sur une autre discipline.
Milarépa est à l’origine d’une voie bouddhiste que l’on nomme la lignée de la pratique.
La pratique, pour Éliane Radigue, est celle d’une compositrice utilisant les outils de son temps : l’électricité, les sons enregistrés via le microphone, le tout mélangé, mixé (pour ne pas dire subtilement monté et démultiplié en couches et sous-couches), jusqu’à l’utilisation des synthétiseurs analogiques — en ayant toujours à l’oreille sa main comme pavillon amplificateur de référence.
Pour revenir à Milarépa, l’iconographie le montre le plus souvent la main à l’oreille, à la manière des bardes tibétains anciens.
Il est donc celui qui entend.
En tant qu’interprète de la musique concrète d’Éliane Radigue, ayant toujours travaillé, pour ce faire, en sa présence, relisant aujourd’hui ce poème écrit à l’écoute de son œuvre, je comprends pourquoi il peut s’appliquer à la poétique de Ψ 847. Plus précisément : il m’est indispensable, désormais (accompagné bien sûr de quelques autres directives personnelles) pour entreprendre l’interprétation spatiale haut-parlante d’une œuvre musicale de cette ampleur. Il fonctionne un peu comme un guide — une présence de mots à méditer dans l’action — précieux et salutaire, afin de ne pas me perdre lorsque je suis aux commandes d’un tel espace poétique et sonore à déployer, tant sur la durée que dans la finesse de ses intensités et autres complexités temporelles, spatiales ou volumétriques.
Écoutons, ceci dit, Milarépa :
Je possède les crocs et les griffes de la méditation
[…]
Je déploie les vastes ailes
qui développent les étapes de création
[…]
Je plane dans le ciel de la vraie réalité de l’union.
La musique concrète d’Éliane Radigue est une œuvre écrite, comme il se doit pour cet art, avec les sons eux-mêmes. Physiquement pliée en ses supports originaux (enroulée dans l’infini des spires de la bande magnétique) elle ne demande, en un certain sens, qu’a rayonner. Car c’est bien de rayonnement dont nous parle sa poétique ; poétique qui semble nous être offerte en toute liberté depuis cet étrange réceptacle technique. Par sa facture si caractéristique, Éliane Radigue réussit à ce qu’une force se répande dans l’espace de notre écoute en une ascension lente (peut-être même s’agit-il, après tout, de la réalisation d’un véritable changement d’état, un peu comme la matière atmosphérique — prenons par exemple l’humide — se transforme subtilement du nuageux vers le dissout pour finalement se faire quasiment invisible et vice versa) jusqu’à ce qu’une énergie de pure évidence plane au sein d’un milieu, acoustique cette fois-ci et qui, par on ne sait quelle opération, apparaît de lui-même.
Et cette énergie, très grande, très raffinée, dès lors se mue en un volume physique palpable, atteignant parfois une surprenante ampleur psychologique certainement générée, désormais, par notre propre conscience perceptive — et l’ensemble se tient là, face à nous, puis nous enveloppe, nous pénètre, trouve l’équilibre de son envergure au sein d’une posture stationnaire active en ses profondeurs les plus diaphanes, enfin se cristallise jusqu’à atteindre sa maturité complète pour, depuis ce foyer de haute émergence, subtilement disparaître.
Niguma :
Ce qui se produit, ne cherche pas à le saisir :
laisse-le immédiatement repartir. [2]
Le haut-parleur, considéré en tant que projecteur sonore dans l’art de la musique concrète, prend tout son sens à l’écoute de Ψ 847. Pour Éliane Radigue, dans ses mains, plus que cela encore, il devient le lieu d’une ouverture — une échappée ? — au sens d’un véritable dégagement.
Non pas que la compositrice renie la boite haut-parlante par peur que le son y reste enfermé (le haut-parleur : ce lieu technologique à considérer, dans l’art de la musique concrète, comme l’espace d’un improbable théâtre sonore à l’allure particulièrement frontale, ceint de quatre cloisons de bois où parfois gît, et c’est encore plus étonnant, la possibilité d’un espace interne [3] tout autant insolite…) Je pense plutôt que c’est sa poétique du flux et du reflux, son envie « d’un déroulement hors temporalité dans laquelle l’instant n’a plus de limites » [4], pour atteindre un art musical à l’allure tant biologique qu’atmosphérique, voire géologique, le tout associé à un regard sur le monde doté d’une saveur unique — « pure vacuité où rien de particulier n’existe » (Longchenpa) [5] — qui l’appelle à composer un monde sonore résolument dirigé vers l’extérieur de ce même haut-parleur.
Vers le dehors.
Éliane Radigue laisse donc filer de ses mains artistes une grève absolument dégagée, aux antipodes de cette nécessité de mettre en évidence un médium qu’elle considère certainement — c’est là son choix personnel — comme trop spécifique, trop coagulant, trop humain.
Pour ce faire, elle nous offre un art situé naturellement à la pointe d’un principe nu pour frayer, définitivement, avec une aisance clairvoyante, dans ce milieu qu’elle a forgé de ses mains, bientôt plein d’existence, où l’abstrait rejoint le concret et où tourbillonnent, comme dans un creuset, toutes les directions.
Une poétique de l’étoilement.
Éliane Radigue réalise magnifiquement cela avec Ψ 847 : une gigantesque ligne souple lentement battue jusque dans ses profondeurs par un cœur noir, intense, qui nous permet, écoutants (alors même que nous sommes à la poursuite d’un centre sans cesse en déplacement), de mesurer notre place en de telles régions perceptives, puisque nous voici désormais aux portes de l’illimité et du « sans bornes » (Milarépa) en cet espace où, nous l’espérons, un éclair pourrait percer.
Éliane Radigue :
Liberté de se laisser envahir, submerger par un flot sonore continu dans lequel l’acuité perceptive s’affine en la découverte de quelques micro-battements, là-derrière, pulsations, souffle. [6]
Ψ 847.
Un mot ; un chiffre.
Un titre d’œuvre — beauté du titre.
Éliane Radigue, dès les débuts de son entrée en composition et plus particulièrement avec cette œuvre majeure, se situe donc au sein d’une abstraction pleine (pour ne pas dire verticale, réalisée) nous positionnant d’emblée à distance des supports technologiques qui soutiennent pourtant toutes ses réalisations concrètes — l’art électroacoustique de la manipulation des sons enregistrés n’est-il pas uniquement et essentiellement permis par une utilisation en dérive des machines ?
Comment, pour Éliane Radigue, cela est-il possible ?
Y a-t-il là un paradoxe qui serait de ressentir — de saisir — une force poétique qui prend absolument le dessus alors même que le matériau sonore d’une telle œuvre musicale aura été généré, inévitablement, par l’intermédiaire de machines : enregistreurs, tables de mixages, amplificateurs, synthétiseurs, microphones ?
La fréquentation de tout un pan la littérature spirituelle (hindouisme, christianisme), puis de la pensée mystique tibétaine par la compositrice y est-elle pour quelque chose ?
Intuitivement, certainement, par en dessous, c’est un fait — peut-être ; qu’importe !
Niguma :
Ne te sens pas coupable, détends-toi.
Et comment, à l’écoute de Ψ 847, ne pas se sentir détaché, d’emblée, de cette charge à laquelle si facilement l’on se harnache ?
Un art musical utilisant et jouant uniquement de la poétique des machines.
L’art est un véhicule : associé à une posture poétique juste, l’essentiel se transmet et ce, quel que soit le médium utilisé.
L’art, où nous conduit-il ?
À quoi nous ouvre-t-il ?
À l’infini — à la vivacité et à la clarté.
Milarépa :
Il s’agit d’inventer la patience.
Éliane Radigue :
Comment transcrire avec des sons, avec des mots cette lente et imperceptible transformation qui se fait à chaque instant, que seul un regard particulièrement attentif et vigilant peut parfois percevoir, le mouvement d’une feuille, d’une tige, d’une fleur poussée par la vie qui fait croître. [7]
Et aussi :
Des accidents parfois, une relation perturbée enregistreur - émetteur - lecteur, et voilà notre médium qui prétend à quelque indépendance. [8]
Les premières œuvres d’Éliane Radigue (par exemple Elemental 1, Usral, Stress Osaka, In Memoriam - Ostinato, Opus 17…) usent abondamment de cet étrange phénomène de retour sur lui-même du son qui s’amplifie jusqu’à la brisure lorsque l’on positionne un micro face à un haut-parleur.
L’effet Larsen.
Le feedback.
L’effet miroir du haut-parleur [9] : lorsque l’on comprend que celui-ci (à l’enregistrement microphonique associé et à l’instar de notre oreille mammifère) nous ouvre à la possibilité technique de reproduire tous les sons du monde, accompagné, également, comme une ombre portée — un aiguillon ? — de ce sentiment d’inquiétante étrangeté qui pourrait nous rabattre au sein d’un peuple de fantômes, de doubles et autres entités désormais révélées.
Le microphone, l’enregistreur, le haut-parleur.
Une tête haut-parlante.
Éliane Radigue :
Quelle richesse dans tous ces larsens et autres feed-backs occasionnels ou provoqués.
Quel défi de tenter de les apprivoiser en respectant la juste distance, l’infime mouvement qui les fait évoluer avant qu’une énorme colère ne les auto-détruise. [10]
La musique d’Éliane Radigue, dans cette lignée — et au-delà — se révèle cependant en une incroyable quintessence miroitante. Forte de son expérience avec les pionniers de la musique concrète (Pierre Schaeffer, Pierre Henry) tout comme avec la poétique des grands espace américains, des artistes ou des compositeurs comme James Tenney, Marcel Duchamp, Philip Glass, Steve Reich, John Gibson ; explorant depuis toujours ses propres dimensions spirituelles [11] — Celui qui s’est choisi le centre pour demeure / Voit d’un regard tout ce qu’embrasse l’horizon (Silesius) [12] — pour enfin étudier la pensée bouddhiste tibétaine — L’objet perçu aussi est une image de l’esprit / Comme le reflet d’une belle forme dans un miroir (Longchenpa) [13] —, la compositrice a su briser habilement ce qui, du miroir du son enregistré ne nous renvoie parfois que son image causale et ce, non par volonté de fuir une référence jugée trop quelconque, trop triviale, mais parce qu’elle a fait tout simplement le choix, à sa manière, de l’abstraction — comme s’il s’agissait habilement et lucidement, pour elle, de jouer avec un tel miroir sans se laisser distraire ni se laisser prendre à ses dangereux reflets.
Une abstraction, dans sa musique, de la sorte dégagée (en aucun cas formaliste), pour au final rejoindre avec souplesse les forces vives de la nature — d’un trait.
Une abstraction rayonnante.
Éliane Radigue :
…la toute petite, infime différence, lorsque laissée à leur propre vie, les harmoniques naturelles déferlent en l’espace de leur propre langage. [14]
De cette rencontre naît un éclair.
La lumière nous enserre, voire nous constitue.
Les orages auraient-ils ensemencé notre Terre — à l’origine de toute existence ?
Éliane Radigue le sait.
Elle sait qu’un vent blanc parcourt la surface de la substance première qui, au commencement, était donc quelque chose comme un miroir.
Mais un miroir immuable et sans poussière.
En attente.
Dans sa musique — à la hauteur de sa charge poétique — ce miroir n’est-il pas tout autant le miroir du cœur, premier, dénué d’intention, dont l’efficace nous offre simplement à toutes et à tous cette capacité de réfléchir et ce, à la suite de ces incroyables machines que nous avons inventées (soyons-en sûrs, à notre image) — jusqu’à s’en servir, jusqu’à les détourner, éventuellement les contrer, les modifier puis, peut-être et pourquoi pas, les abandonner ? [15]
À partir des mains artistes d’Éliane Radigue les machines s’observent d’elles-mêmes dans le miroir haut-parlant. D’ici, elles crient longuement et silencieusement jusqu’à briser cette membrane constitutive de leur existence. Soit pour s’éloigner de leur espace technique et fatalement mourir. Soit, comme nous l’offre la compositrice dans son œuvre — et tout particulièrement avec Ψ 847 — pour laisser s’échapper quelque chose jusqu’à ce que cela vive, s’épanouisse et fraye librement vers cet immense territoire où plus rien n’est à saisir.
Éliane Radigue :
Temps suspendu dans l’unité-mesure.
et aussi :
Souffle, pulsation, battement, bruissement… continuum. [16]
Longchenpa encore :
Nul besoin d’accepter ou de rejeter quoi que ce soit, le monde phénoménal m’apparaît comme le maître ;
Les instructions prennent une dimension infinie et toutes choses sont les amies de l’éveil…
Non seulement paisible, le bonheur de mon esprit est continuel ! [17]
À l’écoute de Ψ 847, en toute luminosité, en toute audibilité, un grand cycle désormais se manifeste.
L’instant présent.
Et il nous est donné à toutes et à tous de le ressentir — comme le parfum d’une fleur ; sans oublier que ce qui importe, c’est le parfum, et non la personne à laquelle il appartient. [18]
Lionel Marchetti (2013 / révision 2017)
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