Au cours de l’Entre-deux-guerres, l’électrothérapie qui, outre sa violence, s’est un peu trop compromise, au goût des milieux scientifiques, avec le magnétisme ou le spiritisme, perd progressivement son prestige face aux progrès de la toute nouvelle radiologie, science diagnostique aux résultats plus palpables.
La Société Française d’Électrothérapie créée en 1891 est rejointe par de jeunes médecins comme Antoine Béclère (1856-1939) qui ont foi en l’avenir médical des rayons X découverts en 1895 par Wilhelm Röntgen. Les avancées obtenues à la même époque dans le domaine de l’électroencéphalographie auraient pu être, elles aussi, fatales à l’électrothérapie. Car, durant cette même période, le neuropsychiatre allemand Hans Berger (1873-1941) analyse les fluctuations de tension électrique dans le cerveau humain et utilise un galvanomètre à cordes (conçu pour détecter les faibles courants cardiaques) dans le but d’enregistrer les ondes cérébrales. Berger, qui mène ses recherches dans le secret absolu, publie ses résultats en 1929, cinq ans après son premier électroencéphalogramme réalisé le 6 juillet 1924.
Même dans ce cadre où la métaphore du « cerveau électrique » accroît considérablement son rayonnement, l’électrisation médicale ne risque-t-elle pas de voir son fluide magique accoucher de simples procédés diagnostiques destinés à servir d’auxiliaires à d’autres techniques plus nobles ? Ou ne dépérira-t-elle pas entre les mains de charlatans et d’obscurs guérisseurs ?
C’est grâce, encore une fois, à la psychiatrie, toujours plus friande de thérapies de « choc », qu’elle renaîtra de ses cendres à la fin des années 30.
Qu’appelle-t-on une thérapie de « choc » ?
« Dans le vocabulaire médical, résume Rémy Bation [1], le terme “choc” décrit un état de collapsus tensionnel ; mais son emploi ici est bien plus large et assez imprécis ; désignant des phénomènes très variés comme la crise convulsive, le coma hypoglycémique ou des méthodes anecdotiques et jugées aujourd’hui barbares comme la précipitation d’un lieu élevé, l’immersion brusque dans l’eau. Le point commun semble être l’idée de “choquer”, de “secouer” ou encore “d’effrayer” l’esprit afin de lui permettre de sortir de schémas de pensée aliénants. Ces pratiques reposent sur les conceptions de l’époque des troubles mentaux comme la théorie de la dégénérescence morale des aliénistes français du XVIIIe siècle (Morel, Esquirol). Le terme de thérapie de choc a été introduit par la psychiatre d’origine roumaine Constance Pascal en 1926 qui conceptualise les maladies mentales comme des réactions anaphylactiques [qui est relatif à l’anaphylaxie, manifestation ultime, la plus sévère, de l’allergie. NDLA] cérébrales ; qui pourraient être interrompues par un “choc” venant rétablir l’équilibre du cerveau et du système nerveux végétatif. Elle propose de pratiquer des injections de différentes substances dans ce but : lait, colloïde d’or, vaccins ou agents infectieux. »
Digne héritière du « torpillage » médical de la Grande Guerre, la thérapie de choc (dite aussi « sismothérapie ») est décrite en termes d’une rare éloquence par sa panégyriste, l’aliéniste Constance Pascal (1877-1937) : « C’est dans le vaste champ des miracles que le choc thérapeutique est né et qu’il a fait ses premières tentatives de guérison [...]. Je me suis attachée à ce sujet nouveau et passionnant avec une grande joie ; il renferme tous mes espoirs. J’ai l’intuition que ces “miracles biologiques provoqués” par des mains d’artiste, constituent pour l’avenir de la psychiatrie la méthode d’investigation la plus sûre ; ils contiennent non seulement le principe de la guérison des psychoses chroniques, mais encore leur secret. Depuis 1920, j’applique systématiquement chez tous les aliénés aigus et chroniques, dans mon service le traitement par les chocs. » [2]
On sait que la clé de voûte de la « thérapeutique » asilaire au XIXe siècle se nomme hydrothérapie. « Je crois devoir insister d’autant plus sur l’hydrothérapie, écrivait le psychiatre Bénédict Augustin Morel (1809-1873), que c’est un moyen précieux mis à la portée des malades les plus pauvres. La sudation avec les draps mouillés, l’eau froide en irrigation dans le but de produire une réaction favorable, peuvent être employées partout. L’effet le plus immédiat est de calmer les malades et, en supposant que ce moyen les débilite, il est facile d’y obvier par la réaction salutaire et tonique amenée par l’affusion froide ». Parmi toutes les techniques inventées par les alié¬nistes [3], outre l’hydrothérapie et l’électrothérapie [4], ou la combinaison des deux dans le « bain électrique », on peut citer les méthodes de contention de type camisole ou fauteuil coercitif, l’immersion prolongée dans l’eau froide ou les douches violentes. Mais cet arsenal « thérapeutque » semble dépassé au siècle suivant. Les aliénistes concentrent leurs efforts sur des méthodes visant à provoquer une crise convulsive artificielle.
Citons, par exemple la malariathérapie pratiquée par Wagner von Jauregg à Vienne en 1917, qui consiste à inoculer le parasite du paludisme afin de provoquer un « choc thermique », c’est-à-dire de fortes fièvres chez le patient. L’insulinothérapie inventée par Manfred Sakel connaît un succès notable dans les établissements psychiatriques. L’injection sous-cutanée ou intraveineuse d’insuline à forte dose provoque un coma d’une durée variable chez le patient que l’on réveille ensuite par l’administration d’un liquide sucré. Autre méthode de « convulsivothérapie » : celle inventée par William Malamud en 1940, aux États-Unis, qui consiste à administrer une dose d’acétylcholine par voie intrarachidienne dans le but de provoquer des méningites chez les schizophrènes.
D’autres privent le cerveau d’oxygène en faisant inhaler de l’azote pur aux aliénés. Dans les années 1920-1930, rappelle Claude Quétel [5], sont également utilisées maintes autres techniques : pneumochoc (encéphalographie gazeuse), choc colloïdoclasique (injections diverses déclenchant chez l’aliéné, des manifestations anaphylactiques parfois graves), sans oublier la « psychochirurgie », méthode initiée par l’aliéniste suisse, Gottlieb Burckhardt (1836-1907) qui, à partir des thèses localisationnistes, pense que la meilleure manière de soigner les patients incurables est d’exciser certaines parties de leur cortex [6].
Le psychiatre hongrois Ladislas Joseph von Meduna (1896-1964) est l’une des figures les plus marquantes de notre panthéon médical. Après avoir testé l’effet de certaines substances toxiques sur des animaux – sérum de patient épileptique, caféine, strychnine, thébaïne, absinthe, etc. –, il s’aperçoit au début des années 30 que le camphre possède un effet puissamment convulsifiant. Il l’injecte à des patients catatoniques qui réagissent par des crises si violentes qu’il est contraint d’y renoncer. Il remplace le camphre par le metrazol (en Europe : cardiazol), un produit dérivé du camphre. Il traite ainsi des patients schizophrènes, convaincu qu’il existe un antagonisme clinique entre schizophrénie et épilepsie et que, par conséquent, les convulsions auraient un effet bénéfique sur les premiers – une théorie fragile qui a été infirmée depuis lors. La technique de Meduna connaît un succès considérable en Europe et aux États-Unis. Le metrazol devient un médicament couramment utilisés dans les hôpitaux psychiatriques, malgré son évidente dangerosité : des patients présentant des fragilités cardiaques ou autres décèdent, certains ont des réactions si violentes qu’elles conduisent à des fractures osseuses. Aucun médecin n’est capable d’expliquer comment agit le metrazol, et les patients soumis à son action gardent le souvenir de la crise et de la sensation de mort imminente qui la précède, ce qui les rend réfractaire à toute répétition.
Le metrazol n’est donc pas davantage que l’insulinothérapie de Sakel la panacée en matière de thérapie de choc, aussi est-il abandonné aussitôt qu’est découverte une méthode convulsifiante plus simple à utiliser.
Le professeur en neurologie italien, Ugo Cerletti (1877-1963) est un fervent adepte de la théorie de Meduna sur la schizophrénie. Il voudrait créer, avec l’aide du psychiatre Lucio Bini (1908-1964), un appareil électrique qui provoque les mêmes effets que le metrazol, mais dont l’utilisation soit cliniquement moins lourde et mobilise notamment moins de personnel que les traitements par chocs chimiques.
Leurs premières tentatives d’électrisation, dans les années 1930, provoquent la mort des chiens qui leurs servent de cobayes. « Mais j’étais effrayé à l’idée d’essayer sur l’homme, confie Ugo Cerletti à Jean Thuillier lors d’une rencontre au Premier congrès mondial de psychiatrie en 1950, je ne pouvais pas m’empêcher de penser à la chaise électrique et à tous les cas d’accidents mortels survenus par électrocution, même avec des courants de faible voltage n’ayant même pas entraîné des crises convulsives. Je n’aurais certainement jamais proposé l’électrochoc si une circonstance fortuite ne s’était présentée. » [7]
La « circonstance » qui le met sur la voie est décrite de la manière suivante : « Un jour, un fonctionnaire des abattoirs de Rome me dit qu’on tuait les porcs avec le courant électrique. Eh bien, ce fut pour justifier mon refus d’utiliser le courant électrique chez les malades mentaux que je voulus assister à l’abattage des porcs. Il y avait là un homme armé d’une grande pince dont les deux leviers étaient reliés au courant électrique de 125 volts de la ville. Quand les porcs passaient devant lui, il serrait les deux extrémités de la pince, qui étaient revêtues de linges mouillés d’eau salée, au niveau des oreilles du porc, et aussitôt l’animal s’effondrait sans conscience, immobile et rigide, comme mes chiens. Mais, avant que la crise d’épilepsie ne survienne, le tueur avec son couteau égorgeait le porc immobile et inconscient, ce qui n’empêchait pas ensuite la crise d’épilepsie de se produire et qui, par ses secousses convulsives, facilitait l’écoulement du sang de l’animal, recueilli à part pour la charcuterie. Ainsi l’animal était sacrifié non par le courant électrique comme on me l’avait déclaré, mais par le couteau du tueur. Avec l’autorisation du directeur, je revins faire des expériences pour essayer de provoquer la mort chez le porc avec le courant électrique seul. Je pus constater alors qu’avec des temps de passage supérieurs à plusieurs secondes, les porcs ne mouraient pas, même après de très fortes crises d’épilepsie. Ils se remettaient toujours, surtout si on leur faisait passer le courant à travers la tête. Ces constatations répétées de diverses manières finirent par me convaincre de l’innocuité desdites applications et m’induirent finalement à affronter la grave responsabilité d’essais sur l’homme. »
Un autre « circonstance » se présente lorsque, le 15 avril 1938, le commissariat de police de Rome lui envoie un individu avec la note suivante : « S. E., âgé de 39 ans, ingénieur, habitant à Milan, a été arrêté à la gare alors qu’il errait sans ticket autour des trains en partance.
Il ne semble pas en possession de toutes ses facultés mentales, et je l’envoie à votre hôpital pour que vous le preniez en observation... » Cette personne servira de cobaye à sa première expérimentation humaine. Le patient tient des propos confus, aussi diagnostique-t-on un « syndrome schizophrénique » à cause, écrit Cerletti, de « son comportement passif, son incohérence, son indifférence affective, ses hallucinations, ainsi que ses idées délirantes d’influence, et ses néologismes. » Le jugement est expéditif (S.E. avait été envoyé simplement en « observation »), le patient est aussitôt préparé, rasé, on l’allonge sur la table d’opération, on place un protège-dents entre ses mâchoires, des électrodes sur ses temps et on lui administre la première secousse.
« Aussitôt que le courant fut passé, poursuit Cerletti, le patient réagit par un sursaut et les muscles de son corps se raidirent ; puis il tomba en arrière sur le lit sans perdre connaissance. Il commença soudain à chanter de sa voix la plus aiguë, puis il se calma. Naturellement, nous, qui étions en train de mener cette expérience, étions soumis à un état d’émotion très intense et il nous semblait avoir déjà pris un risque certain. Cependant il était évident pour chacun d’entre nous que nous avions utilisé un voltage trop bas. L’on proposa de laisser le patient se reposer un peu et de recommencer l’expérience le jour suivant. Soudain le patient, qui avait évidemment suivi notre conversation, dit, clairement et solennellement, sans aucun de ses troubles habituels de langage : “Pas d’autre ! C’est horrible !” Je confesse qu’un avertissement aussi explicite, dans de telles circonstances, si emphatique et autoritaire, venant d’une personne dont le jargon énigmatique avait été jusque-là très difficile à comprendre, ébranla ma détermination de poursuivre l’expérience. Et ce fut seulement la peur de céder à une idée superstitieuse qui me poussa à me décider. Les électrodes furent à nouveau appliquées, et une décharge de 110 volts fut appliquée pendant 0,2 seconde. » Ce qui provoque une crise d’épilepsie généralisée.
L’homme subira par la suite trois chocs par semaine et sera considéré comme guéri. Lorsqu’ils publient les résultats de cette expérience, quelques années plus tard, leurs auteurs omettront de signaler que le patient a dû être réinterné au bout de deux ans après une « rechute ».
Satisfait de ce premier essai, Cerletti prévoit de généraliser ce qu’il baptise « Un nuovo metodo di schocktherapie : L’elettro schock ». Les deux médecins à l’origine de l’appareil confient sa fabrication dès 1938 à la firme italienne Arcioni. Un nombre important d’appareils sont vendus à travers l’Europe, puis aux États-Unis. Ils sont simples et relativement bon marché (certains établissements psychiatriques n’hésitent pas cependant à brancher les électrodes directement sur une banale prise de courant de 120 volts). Même si l’intervention par électrochoc est tout aussi violente que les traitements de choc chimiques et que l’on note les mêmes séquelles : luxations ou fractures, problèmes cardiaques, déchirements ligamentaires ou tendineux, tassements vertébraux, etc., cette technique provoque un véritable engouement chez les psychiatres et connaît son âge d’or jusqu’à l’apparition des psychotropes dans les années 60. Le mode d’action de l’électrochoc demeure aussi mystérieux que celui des autres traitements de choc : est-ce la crise convulsive ou l’électricité en elle-même qui est censée conduire à la guérison ?
Les mécanismes sont difficiles à évaluer. En réalité, ce qui importe, c’est que l’on puisse renouer avec la fascinante métaphore du « cerveau électrique » qui fait office, depuis plus d’un siècle, de voie d’accès privilégiée à la connaissance du cerveau. La prégnance de cette métaphore est renforcée par la « mystique » de l’électricité salvatrice, rédemptrice et purificatrice. De surcroît, l’aspect brutal et soudain de la décharge électrique satisfait le fantasme de l’indispensable punition du « mal moral » qui est alors considéré comme intrinsèque à la maladie mentale. Car le paradigme de la « dégénérescence morale » domine l’anthropologie médicale depuis le milieu du XIXe.
Cela a déjà été évoqué plus haut : la théorie exposée en 1857 par l’aliéniste Bénedict Augustin Morel dans son Traité des dégénérescences physiques, intellectuelles et morales de l’espèce humaine est à l’origine de la théorie de la thérapie de choc. Pour Morel, « la dégénérescence est la déviation maladive d’un type normal primitif », c’est-à-dire d’une créature originelle façonnée par Dieu.
S’inspirant des naturalistes et en particulier de Buffon (1707-1788), Morel a l’ambition de construire une étiologie globale des maux qui, selon lui, font dégénérer l’espèce humaine en se transmettant, donc, de génération en génération. Mais si, pour les naturalistes, la dégénérescence n’est pas forcément une maladie, elle est indiscutablement, aux yeux de Morel, une atteinte pathologique à la nature originelle de l’homme. Aussi écrit-il dans son Traité : « Trois causes principales, dit Buffon, produisent le changement, l’altération et la dégradation des animaux : ce sont le climat, la nourriture et la domesticité. (…) L’homme, il faut bien l’avouer, est soumis comme les animaux à l’action exercée par les climats et par la nourriture, et si nous remplaçons le mot de domesticité de Buffon par les mots mœurs, éducation, habitudes, civilisation, nous entrevoyons immédiatement quelles influences subissent dans des proportions égales l’homme et les animaux ; quelles différences il faut reconnaître, et quelles restrictions il faut établir dans cet examen comparé. »
L’anthropologie admet pleinement, à cette époque, la « hiérarchisation des races humaines » – rappelons que L’Essai sur l’inégalité des races humaines de Joseph Arthur de Gobineau (1816-1882) est paru quatre ans avant le Traité de Morel – et le caractère dégénératif du métissage. Tout ce qui s’écarte de la nature originelle est donc fautif, soit à cause de l’éloignement géographique des zones de climat tempéré où vit l’homme blanc occidental, dans le cas des peuplades dites inférieures, soit par les diverses agressions environnementales et culturelles (par exemple, l’alcoolisme) subies par ce dernier. L’aliéniste a, par conséquent, le devoir moral de tenter de rétablir la conformité du modèle originel par quelque moyen que ce soit, y compris par la violence. La science a encore besoin, à ce moment-là, d’une caution religieuse pour exercer son pouvoir. Peu à peu, le renversement s’effectuera en douceur, jusqu’au moment où la science sera habilitée à ne trouver son fondement qu’en elle-même, où son autorité sera suffisante pour n’avoir de compte à rendre à personne, ni à la religion, ni à la société elle-même.
La thèse de la dégénérescence de Morel est largement reprise par Valentin Magnan (1835-1912), médecin en chef de l’asile Sainte-Anne, qui, cependant, la transforme pour la rendre compatible avec l’évolutionnisme. Il ne faut pas chercher de nature originelle idéale, comme le fait Morel, car tout être évolue et est perfectible. « Quels qu’aient été les types ancestraux générateurs, écrit Magnan, le dégénéré existe dès qu’à la suite des influences nocives exercées par les causes dites dégénératrices, un nouveau type naît différent de ses ancêtres plus ou moins immédiats par des attributs caractérisés essentiellement par un état progressif d’infériorité psychophysique. » [8] En débarrassant la théorie de son carcan religieux, Magnan est l’un des artisans du dogme fondateur de l’anthropologie racialiste et de l’eugénisme qui atteindront leur paroxysme au XXe siècle.
Il n’est donc pas étonnant que la technique de l’électrochoc renaisse en plein fascisme italien, au moment où des scientifiques comme Cerletti manifestent l’espoir que le régime de Mussolini reconnaîtra l’intérêt de leurs recherches. La sécularisation de la théorie de la dégénérescence donne au corps médical le pouvoir d’établir des critères ontologiques et de fonder directement le politique.
La théorie eugéniste du britannique Francis Galton (1822-1911), selon lequel la « classe douée » serait menacée si elle ne ralentissait pas, voire n’interrompait pas la reproduction des inaptes, est reçue avec intérêt par le corps politique et la communauté médicale. Selon lui, il est même possible qu’il faille considérer les éléments médiocres de la société comme des « ennemis d’État » et les traiter comme tels.
« Entre 1899 et 1912, écrit Pierre Thuillier, aux États-Unis, 236 vasectomies auraient été effectuées sur les arriérés mentaux de l’État d’Indiana. Ce même État, en 1907, avait voté une loi prévoyant la stérilisation des “dégénérés héréditaires” ; puis la Californie en fit autant, ainsi que vingt-huit autres États. “En 1935, le total des stérilisations s’élèvera à 21539, dont plus de la moitié en Californie.” » [9] Galton influence de manière déterminante des prix Nobel comme Alexis Carrel, Peter Medawar, et même son illustre cousin Charles Darwin.
L’éthique naturaliste fondée sur le darwinisme social trouve dans l’Allemagne nazie un écho particulier, beaucoup plus radical que dans d’autres pays. Ici, plus aucun principe « humaniste » ne s’oppose à l’élimination des plus faibles, à l’instar de la façon dont la « nature » agit selon Darwin.
Lorsque le programme « Aktion T4 » est déclenché par Hitler en octobre 1939, il mobilise la quasi-totalité des psychiatres allemands [10]. Le corps médical est sollicité pour sélectionner les enfants et les adultes atteints de déficiences, d’anomalies physiques ou de maladies mentales. Les plus prestigieuses institutions comme L’Institut Kaiser Wilhelm d’anthropologie, d’hérédité humaine et d’eugénisme et l’Institut Allemand de Recherche Psychiatrique (DFA) à Munich, centre mondialement réputé, participent avidement au programme, alors que s’ouvre la perspective de trouver une profusion de cerveaux et de sujets d’expérience humains.
L’union étroite entre médicocratie et pouvoir politique fait de l’Allemagne nazie une société entièrement médicalisée et soumise au pouvoir de la science, un véritable laboratoire à l’échelle d’un pays où les cobayes sont légions. Et où rien ne s’oppose à ce que l’on s’en serve pour des expérimentations extrêmes ou qu’on les extermine massivement. Six centres d’euthanasie sont mis en place, dont la clinique psychiatrique bien connue de Hadamar en 1941. Les victimes sont transportées vers ces centres dans des autocars aux vitres opaques. Elles sont gazées dans des chambres qui ressemblent à des salles d’eau. Chaque centre comprend également un crématoire.
Les débats du tribunal de Nuremberg ont estimé que le programme « Aktion T4 » a causé la mort de 275 000 personnes. Ces lieux de mise à mort ont servi de centres de formation pour les médecins spécialisés dans l’extermination de masse. Les connaissances techniques et l’expérience acquises au cours du programme T4 ont été utilisées lors de la construction des gigantesques camps de concentration destinés à exterminer la population juive de l’Europe.