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Critique de la dévotion ordinaire 

lundi 1er juillet 2013, par Mehdi Belhaj Kacem

 Chaque parution d’un ouvrage de Mehdi Belhaj Kacem installe (ou procède d’) un accident connexe. Le petit dernier du 30 mars, un essai dans la collection Figures, chez Grasset : Après Badiou. À peine paru il fait la bombe à toutes les Unes. C’est-à-dire que l’ange exécute (dans le sens mauvais car s’il ne se brûlait lui-même le reniement ne serait accompli) Dieu — le philosophe maître. Et c’est bien la moindre des choses pour l’initié qui jouit de poursuivre d’advenir à ses propres révélations et à son propre champ qu’il tue son maître. Mais il n’y a plus que MBK pour entreprendre de ritualiser un tel crime, de celui qui fut aussi son protecteur, avec toute la cruauté nécessaire à la lucidité de l’expression radicale des causes de la rupture. Disons que c’est la désaffection de l’illusion admirative, celle qui s’était enchantée à séduire, quand elle livre sa référence à une indifférence soudaine, qui façonne le couperet de la guillotine. Badiou non pas négligé mais mis dos opposé, dans la prise des distances du duel sans le temps de s’y préparer, résultant en fait accompli. C’est que la victime est similarisée par ce qui la digère en activisme intégral du fond par la forme, objet désigné du dogme abstrait de la vie commune, à éliminer de la vie concrète du citoyen comme conceptuelle de l’auteur organique. Tel le corps propre comme matériel explosable sous le radicalisme du discours qui le vise avec les armes fulgurantes de l’évidence (une nouvelle situation change le point de vue), violence de l’expression impitoyable subjuguant la force de la domination en leurs temps décalés. Il s’agit de se délier de l’existence consentie de l’élève ou du partenaire avant d’être anéanti dans la totalité de la référence au pouvoir — qui n’a rien demandé.
 Et bien sûr, du sacrifice aux sacrifices jusqu’au potlatch des sacrifices, après la libération de la dictature en Tunisie soulevée par l’immolation de Bouazizi suivie des victimes désarmées de la répression massive, étrangement attribuées à la non violence comme dans tous les pays arabes en révolution après l’Égypte, on pense à la violence symbiotique de la guerre civile en Libye.
 À lire l’essai pour savoir s’il y a de la mimésis ou de la haine selon la lecture forcément émue de Fabien Tarby.* Par quel ouvrage Badiou pourra-t-il ou ne pourra-t-il pas répondre à cela ? Pourrait-il en retrouver une œuvre soudain métamorphosée, comme Mehdi toujours après ? C’est impossible, le maître n’advient jamais deux fois : au contraire de l’élève, il n’a qu’une chance, c’est irréductible (et pourquoi on ne peut l’avilir). Trop de contention protocolaire de la méthode, pour que l’œuvre de pensée soit intègre, exacerbe la libre vitalité en tout èthos qui l’attribue ou la pourvoit. Peu ont autre chose à dire que la voix de leur maître et s’il en reste quelques autres leurs nuances trahissent le manque d’envergure des petits essayistes à l’aune des petites exigences du petit mode de vie sécurisé du réseau réglé. Ce n’est pas le cas de MBK activiste de l’essai comme on voyage à pas géants dressés sur le front des précaires à la page des stars. Il a la puissance et cible le média. Il a de la "luciole" malgré tout, du mal sans entrave... Voici sa franche réponse (15 avril), à la critique de son ouvrage brutal par l’un de ses meilleurs amis de bataille, brusquement retourné en ennemi à travers la tribune du Nouvel Obs intitulée La haine selon Kacem (13 avril). Le miroir de la sérénité se brise. Alors on se gausse pour la dynamique recensée ici ; c’était le temps de la parution de L’esprit du nihilisme : Une ontologique de l’Histoire, le terme prédit des bienfaits baldusiens, en décembre 2009. (A.G-C. pour La RdR)

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Après Badiou
Mehdi Belhaj Kacem
Coll. Figures, éd. Grasset
Paris, 2011.



Critique de la dévotion ordinaire

Il est bon, et rare, et sain, qu’un livre de pensée fasse à nouveau scandale. Il est bon, et rare, et sain, qu’une polémique de fond secoue le lanterneau intellectuel français pour les meilleurs raisons du monde. C’est ce qu’Après Badiou parvient à faire.

Pour ce qui est des effets médiatiques immédiats, ma méthode est simple : ne pas répondre abréactivement à tout ce qui se dit dans la Presse, en dithyrambique comme en massacrant. La violence du livre n’oblitère pas le sérieux du fond, la complexité et la diversité des questions soulevées. La rupture Badiou/MBK mettra sans doute des années à être évaluée à sa juste mesure, dans toutes ses portées éthiques, épistémologiques, esthétiques, politiques, libidinales précises. Le tsunami médiatique qui accompagne la sortie du livre (un jeune philosophe m’a dit que Saint-Germain des près ressemblait actuellement à un Fukushima spirituel…) m’astreint à l’attitude stoïque de qui n’a pas à répondre aux agressions de ceux qui ne connaissent rien à mon travail, et sont donc incapables d’inscrire, aussi peu que ce soit, cette étape dans la continuité d’un déjà long parcours intellectuel, si ce n’est dans les circumlunaires finesses du type : « MBK : de Cancer à Botul ».

Je n’ai pas, par exemple, à répondre aussi peu que ce soit à ceux qui profitent de cette parution pour régler, pour une sempiternelle fois, leurs comptes fantasmatiques avec mon abominable éditeur. Évidemment, les choses changent un peu quand c’est un ex-semi-proche qui s’y colle, en grossissant le miroir de la proximité, pour laisser entendre qu’il s’y connaît, en glissant quelques mensonges au passage, dont il espère qu’ils passeront inaperçus. J’ai nommé Fabien Tarby sur le site du Nouvel Observateur, prompt à faire du passé table rase, comme son sémillant Maître. Ce qui n’est pas mon cas : contrairement à lui, je ne pense pas, ou plus, qu’on puisse comparer Badiou à Spinoza ; mais, incontestablement, il est notre Leibniz. A ceci près qu’il adore être son propre Wolf…

Je rappelle quand même, avant d’entrer en matière, quelques déplaisantes évidences, sans l’éclairage desquelles il est difficile de comprendre un tel texte. Tarby a passé des années à m’appeler « le génie », « salut génie », « bonsoir génie », etc. « Celui qu’on présente souvent comme le plus brillant [philosophe] de ma génération » : pourquoi ne pas se rafraîchir la mémoire, sortir du flou artistique d’un « on » heideggerien, et dire, « par exemple moi, Fabien Tarby » ? En quoi il ne fait que suivre, aujourd’hui comme hier, l’impulsion donnée par le Maître, qui m’a dès après notre première rencontre toujours qualifié du même substantif, y compris en l’adjectivant. Difficile, avec de tels amis, de ne pas avoir parfois le melon ! Tarby a longtemps insisté pour, après Badiou et Zizek, grossir son tableau de chasse d’un livre d’entretiens avec MBK. Fabien comptait, il n’y a pas si longtemps, me consacrer un numéro spécial de son excellent site Nessie. Il a qualifié mon Esprit du nihilisme de chef-d’œuvre, de diamant noir ciselé, de futur classique de la philosophie, etc. Pourquoi ne profite-t-il pas des largesses que lui ouvre le Nouvel Obs pour le faire savoir ? Là encore, Tarby a toujours obéi au doigt et à l’œil aux instructions du Maître, qui n’a pas hésité à comparer mon Esprit du nihilisme à la Phénoménologie de l’esprit, ce que moi-même j’estime un peu exagéré. Mais enfin, avant d’accuser autrui de folie des grandeurs –laquelle est chasse gardée notoire du « philosophe le plus lu et traduit dans le monde », comme nous le rappelle pour la énième fois Tarby, et comme le rappelle sans cesse le non-mégalomane Badiou, au cas où nous serions sourds-, il faudrait ne pas trop vite oublier ce qu’on a soi-même professé la veille.

Suivant là encore les déplorables habitudes du Maître, ce que j’appelle dans mon livre le « cacatarthique », il met désormais le mot « génie » entre guillemets, pour faire, de surcroît, accroire que c’est moi qui me le suit toujours auto-attribué. Chazamm ! Mauvaise légende qui court depuis toujours à mon sujet, MBK est un génie auto-proclamé : Fabien ne se foule donc pas, mais dans son cas c’est particulièrement comique, puisque jamais en sa présence je ne me suis auto-proclamé tel, mais que lui l’a fait d’innombrables fois. Je laisse aux lecteurs du livre le plaisir de découvrir de quelle nature est mon usage de la brouille Nietzsche/Wagner, qui offusque tant la modestie légendaire de Tarby ; mais il se choque aussi de… comparer de lui-même le différend à celui qui opposa Kierkegaard à Hegel. Là encore, manque de bol pour le copyright, le Maître l’avait précédé en cela, en faisant moultes et moultes fois usage de la comparaison.
Mais non, pas de la folie des grandeurs qu’on m’attribue. Au début du premier siècle où nous savons que l’espèce, comme telle, est au bord du suicide, je trouve ce genre de choses en ultime instance dérisoires, et c’est justement ce qui avait fini par m’indisposer avec les poses tardives de Grandphilosophe à la Badiou. Comme Beckett, je m’estime tout juste « bon qu’à ça ». La vie m’a toujours été un pénible effort pour tenir debout ; je place, de fait, mon seul orgueil dans le travail et m’en tire comme je peux. Quand je ne travaille pas, je me sens exactement comme une huître (l’horrible « désœuvrement », auquel on a dû les plus importantes séquences politiques de la dernière décennie, des banlieues françaises à la Tunisie, de la Grèce aux anarchistes londoniens). Mais l’agonistique professorale abstraite du vieux mao (et son « communisme » encore plus abstrait) fait là encore des siennes : inversant, avec une confondante aisance, le « nous ne sommes rien, soyons tout », celui qui naguère encore était tout, un « génie », « l’avenir de la philosophie, pas moins », « le plus grand de sa génération », etc., tout à coup n’est plus rien. Celui qui était hier le plus exaspéré des travailleurs, à la faveur de ce livre est un déplorable « paresseux » (c’est curieux : tous ceux qui attaquent Badiou sont considérés par lui comme paresseux, ce qui lui évite d’avoir à répondre. Personnellement, c’est lui que je trouve extraordinairement paresseux, depuis cinq ans de triomphe médiatique, et pas mal grâce à ma pomme, n’en déplaise aux charges de Tarby, qui manque en l’occurrence un peu d’humour). Tarby oublie aussi qu’il m’a dit devant témoin, il y a deux ans : « à ton âge, tu en as déjà fait beaucoup plus que Badiou au même ». Embarrassant, d’autant plus que pas totalement faux. Pour en finir avec les leçons de mégalomanie et de haine de la part de quelqu’un qui a bu, sans mourir de rire, la parole christique « la philosophie, c’est moâ », et l’a arrosé du digestif « Staline et Mao, amoureux de l’humanité », « accessible et souriant », dans ce dernier cas, donc « plein d’humanité », comme le dira le même de Badiou quelques lignes plus loin, ne plaidons pas non plus totalement l’innocent.

On s’abstient du reste prudemment, à ce jour, de citer exactement le livre : car la question n’est pas celle de l’imprécation, que Badiou pratique si facilement dès que vous appuyez sur le neurone « politique », de pègre en opportunistes, de clochards en victimes victimaires, de margoulins en prostituées, passons-en et des moins vertes. Toutes les imprécations ne se valent pas. La question est : ces imprécations sont-elles vraies, ou sont-elles fausses ? Citez-moi une seule phrase du livre qui vous choque ; dites-moi ce qui vous choque ; et je vous répondrai sur pièces. Est-ce vrai, est-ce faux ? Tout est là. Comme, jusqu’ici, nul ne s’est risqué à aller plus loin que le survol pseudo-synthétique, j’ai gagné le droit de me tenir assez confortablement coi. Cela étant, je ne peux laisser passer une phrase aussi grossièrement mensongère que : « BHL est désormais « Bernard », et il y aurait soudain quelques idées intéressantes chez celui que, naguère, il méprisait de part en part ». Nous n’avons jamais discuté, avec Fabien, de BHL, et donc sa phrase entière relève du phantasme de qui se contente des clichés médiatiques, pense qu’il suffit de cracher son glaviot réglementaire sur BHL pour être un type bien, et s’offusque de ce qu’on appelle quelqu’un par son prénom, de le connaître personnellement, comme il trouverait incongru que je donne du « David » à Bowie, si nous étions amis. On sent le regard envieux et fasciné de l’éternel spectateur de V.I.P. (Fabien trouvait de grands mérites à Secret Story, par exemple). Dans mon travail, j’en ai très peu parlé à ce jour, et uniquement pour dire ce que j’en pensais : en bien, dans Pop’philosophie ; en mal (« situasionisme »), dans L’esprit du nihilisme. Et Bernard –oups !- l’ignore si peu que c’est ce dont je l’ai informé, dès notre première rencontre. Ajoutons qu’à l’ignorance candide de Tarby et de bien d’autres, Badiou a à ses heures dit le plus grand bien de Bernard –oups !-, sur le mode « certes, c’est un ennemi idéologique, mais un personnage brillant et courageux, etc. » Fabien, gagné par la mythomanie amnésique du Maître, n’a donc pas le moindre début de moyen de savoir si je « méprise BHL de part en part », puisque nous n’en avons jamais parlé (comme tous les disciples un peu « fanatiques », comme dit la commanditaire de la feuille, nous ne parlions quasiment jamais que du seul Badiou, d’où la lassitude depuis quelques années).
Dans le même ordre d’idées, faire entendre, et sur plus d’un paragraphe, que je dois quoi que ce soit au travail d’un Zizek est un mensonge éhonté, sur lequel il n’y aurait pas à ajouter un mot, si la probité intellectuelle étouffait celui qui a assisté, pour ainsi dire en direct, à ma descente aux enfers à cause de tout ça. Disons-le donc plus calmement que dans le livre : je reconnais à Zizek un immense talent de performer, d’écriture compulsive, de pédagogie sauvage qui a le mérite de faire une immense et salutaire publicité à la philosophie. Je l’ai souvent lu avec plaisir. Maintenant, je réitère la question posée dans le livre : qu’est-ce que Zizek a créé comme philosophe ? De quel concept original est-on en droit de le créditer ? Dire que mon travail tient en quoi que ce soit de lui, ne serait-ce que du seul de ses livres qui me tienne vraiment à cœur (celui sur Schelling), c’est encore mentir. Je cite dans le livre quelqu’un dont on sait qu’il compte immensément dans mon parcours, et duquel je tiens beaucoup plus concrètement : Lacoue-Labarthe. Je peux citer des contemporains qui, avec une beaucoup plus grande économie de moyens que le slovène, peuvent brandir les concepts de leurs livres comme leur étant propres : Rogozinski, Jean-Clet Martin, Stiegler… Deleuze demandait qu’on évalue un philosophe aux « chiffres magiques » dont on puisse affecter les concepts originaux qu’il crée. Dans le cas de Zizek, ce chiffre est celui qui marque le cœur de l’ontologie de Badiou : 0. En sorte que quand le bon Fabien écrit : « si on laisse de côté ce qu’il [MBK] doit à Zizek », il faut bien évidemment lire : rien.

Oubliant donc mes lumineuses promesses de la veille, Fabien découvre que ce qui, hier, faisait la marque de mon « génie », et le faisait publier sans compter toutes mes élucubrations dans ce sens, tout à coup est une impardonnable tare. Avec le même accent d’instituteur jésuite compassé, sinon de psychiatre improvisé, MBK aurait « une incapacité totale à distinguer l’affectif et le conceptuel. » Pauvre bougre ! C’est étrange, tout de même. Rousseau, Kierkegaard, Nietzsche, Benjamin, Bataille, Blanchot, Lacan souffraient tous, exactement, de la même tare. Chacun selon son mode entièrement singulier, mais enfin invariablement, aucun de ces noms ne parvenait à faire un concept qui ne soit passionné, ni à éprouver quelque affect qu’il ne réfléchisse dans le concept. Chacun s’en est fait fort, et l’a explicitement thématisé.

J’avoue que, parfois, j’en ai moi-même assez de devoir endosser, de par ma solitude sociale extrême, le rôle de celui qui vit la philosophie, chaque jour, comme une affaire de vie ou de mort, rêvassant à mes heures du confort professoral manqué, et me récite souvent le vers de Villon (« si j’eusse étudié/ou temps de ma jeunesse folle... »). C’est vrai, n’étant pas dans le circuit, je ne fait pas toujours preuve du « soleil conceptuel (…) serein et précis » (sic) des collègues universitaires de notre âge. Du coup, quand je lis ce genre de choses, je me ragaillardis et me regonfle de l’orgueil de qui met quelque passion dans l’écriture philosophique : pour Tarby, la philosophie, ça devrait être sans cesse Sea, Concept and Sun, si je comprends bien. Comme c’est doux ! Comme c’est calme ! Qu’il est loin, le bruit des guerres civiles et des catastrophes nucléaires ; comme on a la narine doctement détournée des charniers sino-cambodgiens, l’œil tourné vers le mathème stellaire ! Ah, quelle délicatesse, ce Badiou, quelle humanité ! Pourtant, je n’en suis pas toujours incapable, de sérénité et de précision, puisque, bien avant les gens que cite Fabien, j’ai livré de longues exégèses des deux tomes de L’être et l’événement, dont lui-même a fait son miel. Fabien sait très bien aussi que, depuis des longues années, je « désertais » le site que nous fondâmes avec Rémy Bac, L’antiscolastique, où tout n’était, de fait, que luxe, calme et volupté du concept altier, serein et précis ; textes qu’au reste Fabien a intégralement repris sur son site. Pourquoi cette désertion, dont Fabien sait qu’elle date, de façon larvaire, de plusieurs années ? Avec la même onctueuse componction, Fabien nous apprend que « on peut discuter les positions politiques de Badiou. Personne ne s’en prive, y compris ses proches collaborateurs. » Ah ! Quel esprit démocratique ! Quelle convivialité ! Mais là encore Fabien oublie un peu facilement que c’est moi qui ai refusé –et nous a évités, collectivement- que Badiou et quelques séides de son âge nous entraînent dans une de ses énièmes et fumeuses entreprises « politiques » (le « parlement des jeunes philosophes communistes », quelque chose dans le genre). Ca fait deux ans, Fabien, que je t’ai dit au téléphone, un tremblement dans la voix, qu’il ne pouvait à mes yeux y avoir de compromis entre une éthique inspirée d’Adorno et « l’éthique » professorale abstraite de Badiou, qui mène aux camps de rééducation et organise, « savants » mathèmes à l’appui, la « relève » des exterminations.

Bien avant ceux que Fabien mentionne, bien avant lui, il y a dix ans, j’ai dit tout le bien que re-dit pour la énième fois Fabien dans son article : j’ai salué le génie métaphysique d’un homme dont je ne connaissais à l’époque rien d’autre, ni l’adhésion à Pol Pot ni le machisme antédiluvien, ni l’autisme professoral ni le mépris sincère pour tout « rebut de la terre », que compense seulement la « politique » la plus impudemment abstraite qu’on ait jamais connue. Et, s’agissant en effet d’un philosophe de cet acabit, il m’a fallu dix années, ce qui n’est pas beaucoup, pour mettre tout ça bout à bout. Les heideggeriens non dévots, eux, n’ont pas eu assez de cinquante années pour éclairer le traumatisme que leur infligeait, le plus souvent après-coup, l’apprentissage de l’adhésion de Heidegger au nazisme. Il y a dix ans, quand j’ai dit, seul et avant tous les autres, Tarby compris, qu’il n’y avait pas que Deleuze, Foucault et Derrida, tout le monde m’a traité de fou, et j’ai payé très cher mon soutien longtemps indéfectible au seul travail métaphysique de Mr Badiou. On a vu, depuis, le résultat. Aujourd’hui que j’explique, et en détail, pourquoi il faut en sortir (pas seulement le présent livre, mais L’esprit du nihilisme, Inesthétique et mimèsis, l’inédit Être et sexuation que Fabien trouvait aussi « génial » que le reste, et sur lequel il comptait écrire…), on me traite de fou aussi. Faudrait savoir !

Ici je vais faire à Fabien un vrai conseil d’ami : la philosophie, de fait, ce n’est pas abstrait. Les énoncés, ça affecte directement le corps, et détermine son état de santé. Quand je l’ai lu, lui Fabien, il y a un an, manger l’hostie des paroles à Badiou, comme quoi Staline et Mao, ce sont les Mozart et Beethoven du politique, c’est à ce moment-là que j’ai sombré dans la dépression.

Ce qui permet à Fabien d’enchaîner sur un sophisme assez énorme, qui trahit une non-lecture pure et simple : « Ce qui suffit à prouver qu’est tout aussi vaine sa distinction entre les philosophes et les antiphilosophes, les institutionnels et les francs-tireurs. » J’ai souligné : « sa distinction » : entendons, à moi, MBK. « Ma » distinction ? Fabien devrait savoir mieux que quiconque, c’est même un B.A.-BA badiousard, qu’il s’agit d’une distinction du seul et unique Professeur Badiou, et en aucun cas de la mienne ; quiconque a ouvert mon livre sait justement qu’il réfute une telle distinction. Traumatisé, semble-t-il, par une liqueur désormais un peu trop forte pour lui, empressé d’en revenir au lumineux et au serein qui prédispose à l’alliance Wagner/Mao, en une phrase Fabien montre qu’il n’a pas lu mon livre, mais seulement parcouru, me reprochant exactement ce qu’il reproche aux journalistes – « ramener aux devants de la scène les brouillards médiatiques de l’ignorance », rien que ça -, pour s’en acquitter, « ni vu ni connu », lui-même : caricaturer un livre dont ceux qui l’ont lu louent qu’il renoue avec une incandescence de la pensée, pas moins choquante pour aujourd’hui que ne l’étaient, de fait, d’autres zozos non-scolastiques depuis deux siècles à leur époque chaque fois précise, mettons Rousseau ou Nietzsche, comme on me l’a souvent dit. Quel « narcissisme mégalomane », dira Tarby ! Ne lisant pas le livre qui vient de sortir, Fabien espère qu’il fera croire n’avoir jamais lu ceux qui ont précédé, pour se débarrasser du pestiféré voisinage. Comme je le dis souvent, dans l’ordre de l’esprit, ce n’est pas parce qu’on est lépreux qu’on est contagieux, mais parce qu’on est contagieux qu’on devient un lépreux. La preuve ces jours-ci.

Occasion d’ajouter que je n’ai jamais été simplement « anti-universitaire », contrairement à la caricature qu’essaie de faire passer, en pleine connaissance de cause, Tarby. Mon livre n’est pas une charge contre l’université, mais uniquement contre les postures typiquement universitaires du seul Badiou, qui veut sans cesse se faire passer pour autre chose que ce qu’il est (c’est ça le point commun avec Wagner : un musicien de génie se prend aussi pour un dramaturge, un philosophe, et aussi un politicien, qu’il deviendra, malheureusement, cinquante ans après sa mort), et dont tout le montage philosophie/antiphilosophie est surdéterminé par la forclusion de son extraction, si évidemment grande bourgeoise (« changer l’homme dans ce qu’il a de plus profond », à condition que ça ne s’applique pas à soi-même) et grande universitaire. Sans l’ensemble des poses que je démonte dans ce livre, pas une seule seconde je n’eusse incriminé à l’intéressé d’être ce qu’il est, grand universitaire, comme tant d’illustres autres avant lui, et grand bourgeois, comme quelques-uns de mes meilleurs amis (« pas « Bernard », quand même ? », demanderont les impayables impitoyables). Je ne me suis jamais caché de tout ce que je devais à Kant, Hegel, Heidegger, Derrida, non sans violentes polémiques parfois. J’analyse précisément, dans ce livre comme après bien d’autre, à l’appui d’un passage essentiel de Blanchot, les liens historiques qui lient pensée universitaire et pensée non-universitaire depuis Rousseau. Je n’ai jamais joué au barbare des rues prenant d’assaut l’horreur de la conscription universitaire, et Fabien le sait.

Fabien, parce que j’ai dans ce livre la gâchette facile, croit bon de me traiter de putois. Avec la componction de l’éternel apprenti-jésuite aux dents longues, il s’offusque qu’on fasse à Badiou ce que lui-même a toujours fait, avec l’habileté chafouine du bourgeois mondain, aux autres. Pas à quelques autres. Non. A tous les autres. Je me suis donc décidé un beau jour à lui faire à lui seul ce que lui avait fait à « tous ». Je rappelle donc, un peu fatigué à la longue, qu’il a traité Deleuze de patate, la pensée de Lévinas de pâtée pour chat, Lyotard, Lacoue ou Derrida de minables, à mots couverts Ricoeur de cacateux, les anti-GRCP de cochons à égorger, les électeurs de Sarkozy de rats... Où est le problème ? Demande Tarby.
Comme tous les membres de la méta-secte, Fabien a beau se frotter les yeux, il ne voit rien : « on a beau lire et relire le passage exemplaire, on ne voit pas où est le problème ». Ceux qui n’ont pas encore lu le livre verront, et riront donc doublement, grâce à Tarby. Il peut aussi bien essayer de se déboucher les oreilles, et racler du coton-tige jusqu’au sang, il restera sourd : non, MBK n’a pas été accusé de « raser les murs » après s’être littéralement découpé pour Badiou ; d’être « au fond du ruisseau » (quel exemple parlant de « fraternité communiste » !), d’avoir posé de déplaisantes questions, tranchées dans ce livre ; ni même, avec quelque précaution mais quand même, été traité de « tapette » par le Maître (« quelle humanité ! », s’extasiera Tarby). Ces insultes m’ont plus que blessé, plus que meurtri : mortifié.

Fabien le savait, Fabien le sait. Mais l’éloge que le « jeune » Badiou faisait du « lavage de cerveau » en laogaï chinois n’était, malheureusement, pas pure provocation en l’air ; les travaux pratiques ont toujours suivi. Fabien ne voit toujours pas « où est le problème », après avoir « assisté », à distance Internet-téléphonique, à ma dégringolade psychique à cause de ça, dont j’aurais été le premier et le seul, historiquement, à être sorti. Quel philosophe des cinquante dernières années a plus volontiers et plus opiniâtrement insulté ses collègues, avec, pour apothéose, sa traduction nauséabonde de La République ? Fabien Tarby peut-il, ou ne peut-il pas, répondre à la question ? Rappelons enfin que l’écrasante majorité de ces insultes, y compris celles qui me concernent, étaient commandées par les réticences des uns et des autres à louer les mérites de Staline, Mao ou Pol Pot. Mais Fabien se frotte encore les yeux… je ne lui donne pas plus de six mois pour les ouvrir enfin, ou finir comme Œdipe. Moi, je « n’insulte » pas Badiou au nom de la cause supérieure des gardes ou des khmers rouges, mais en son seul nom. Scandale ! Quelqu’un fait enfin à Badiou ce qu’il fait à tous les autres.

Donc putois, pourquoi pas ? Il y a un petit côté punk de la philosophie qui ne me déplaît pas. C’est original, un philosophe-putois, au moins. Tarby, lui, se comporte beaucoup plus banalement en toutou servile, qui obéit au doigt et à l’œil aux injonctions du maître, et recevra bien deux ou trois sussucres pour son vertueux dévouement : quelques invitations à des conférences, où il critiquera « dans les formes », c’est-à-dire pour du beurre.

L’amusant dans l’affaire est donc bien que le livre réponde à l’avance aux pseudo-critiques qui me sont faites de toutes parts, bien au-delà du « paresseux » Tarby. Il fut calculé pour cela, d’où le jouer-la-montre de Badiou, altièrement retranché dans ses grands airs habituels, en attendant que ses seconds couteaux fassent le boulot, qui en ressortant la logomachie « militante » stéréotypée des seventies, qui en se rendant tout à coup compte qu’il ne faut pas toucher à Lazare, et qu’il pourrait bien mettre fin à une amitié suspendue par moi, et pas par l’héroïque Tarby, depuis plus de six mois. Toutes les réactions, non du pauvre Badiou qui se drape dans ses poses habituelles d’Imprenable, mais de ses sous-fifres, témoignent du fait de n’avoir pas lu mon livre, et qu’on ne va pas se déranger pour si peu. Ré-épelons tranquillement donc les questions, dans leurs grandes lignes : la mort (et donc la vie), ce n’est rien ? Auschwitz, c’est une « anecdote » (je suis tout de même stupéfait que nul ne le relève à ce jour, et que ça ne choque personne) ? L’Etat « ontologique », ça vaut quelque chose, transféré à la politique ? « Une femme mi-existe (ou m’existe) », c’est une blague abstraite, qui ne tire pas à conséquence, et donc n’a pas à froisser les nombreuses lectrices, plus hypnotisées que les wagnériennes ? En tant qu’animaux, nous sommes éternels ? A l’heure du suicide écologique et nucléaire annoncé, on doit en remettre sur « l’immortel » ? La mathématique se communique-t-elle à E.T. ? Pourquoi la mathématique est-elle le seul accès anthropologique à l’universel positif ? Pourquoi est-elle le seul langage universellement transmissible, mais dans la seule clôture anthropologique ? Les camps de Mao et le divan de Lacan, c’est pareil ? Fabien peut-il répondre à toutes ces questions, et à tant d’autres ?

On dit, dans les mêmes parages thuriféraires : « salir » Badiou, celui qui ne salit jamais personne (la patate suicidaire Deleuze, la pâtée éthique pour chat de l’ex-déporté Lévinas, le lâche Heidegger, tout ça par opposition au courageux maoïste en bureau…). Mais on ne cite pas la moindre phrase, puisque justement ce livre se contente de dire des vérités. Je ne dispose pas de l’imagination suffisante, personnellement, qui me permettrait de trouver les trésors d’ingéniosité susceptibles de salir quelqu’un d’aussi « propre » ; ce n’est même pas le propos du livre, qui se contente de citer des faits, et des dits. Qu’on cite donc des phrases précises de mon livre, et je répondrai. Mais il vaut mieux ensevelir le tout, journalistiquement, dans l’à-peu-près psychologique de « l’autodidacte » qui a vendu son âme au diable sioniste. Resterait à expliquer pourquoi on en est venu là, pourquoi Sa Suffisance Professorale a tellement, et si longtemps, accordé au Macaque dont je suis ; enfin pourquoi des symptômes de cette violence ne se produisent-ils pas autour de Deleuze, Derrida, Foucault, ni de tant d’autres ? Fabien, une réponse ?

Pour finir, avec le regard en coin du petit marquis sûr de son bon mot en lustrant sa petite moustache, (et c’est sans doute la poudre soulevée par le coup d’éventail qui obscurcit la vision de Fabien), le mot qui tue : « Le narcissisme de son livre est absolu. (…) C’est sûrement cela, l’effet Bernard-Henri Lévy… » Eh ! Tout ça c’est de la branletteux d’intello, peuchèreux. D’ailleureux, il habiteux à Briveux, le pauvreux.

A l’égal de qui débranche son génie spéculatif quand on prononce le mot « Mao », Tarby, c’est la méga-classe. « Qui a approché Alain sait son humanité », lègue Fabien, solennel, à la postérité, et en italiques. Je dirais plutôt : qui l’a approché sait exactement où son « inhumanisme formalisé » -entendons : bureaucratique- veut, à soixante-quinze ans passés sans jamais avoir mis le nez dans une vraie guerre, nous conduire.
Soit dit en passant, et pour la énième fois : mon nom n’est pas Kacem, mais Belhaj Kacem. A qui vante les trésors d’humanité et d’amour de Badiou, question : pourquoi vous fendez-vous si facilement d’un « la haine selon Kacem », et jamais d’un, disons, « la haine selon Badiou », ou « la haine selon Finkielkraut », qui le méritent tout de même, à s’en fier à leurs écrits, bien plus que moi ? « Kacem, la haine », zarma ! Il n’y a que les arabes qui soient susceptibles de haine ? Ou le contraire, implicitement : il n’y a qu’un arabe qui n’ait pas le droit de haïr ? C’est tout de même la même journaliste qui trouve que, dans des philanthropes aussi indubitables que Muray, Nabe, Badiou, Finkielkraut, tout est toujours bon, comme dans l’cochon ; mais qu’aux alentours de MBK, tout est à coup très salissant ? « Kacem, la haine », à l’heure des scores de Marine, il vous arrive de réfléchir à ce genre de titre ? N’écris-je pas, dans ce livre, « j’ai aimé Badiou » ? Faut-il rappeler ce que nul bon lacanien n’ignore, qu’il n’y a nul amour véritable sans haine, et que la fureur de mon livre est, encore est toujours, frappé au sceau de la passion pour une œuvre que j’aurais pratiquée avant tous les autres, et plus que tous les autres ?

Le portrait d’un Badiou en trésor onctueux et intarissable d’humanité et d’amour du prochain, tout le monde se rend tout de même un jour compte de ce que ça signifie exactement. J’en prends les paris : c’est affaire de quelques mois, mettons de quelques années.

MBK
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Mehdi Belhaj Kacem parle précisément de son livre et de son contexte au cours de l’émission de Philippe Petit sur France Culture "La Fabrique de l’humain", thématique : Après le nihilisme (21 avril 2011). [ émission toujours en ligne et téléchargeable en podcast (mise à jour du 1 juillet 2012) ]


P.-S.

Critique de la dévotion ordinaire, publication avec l’accord de l’auteur d’après la parution originale de sa réponse dans le site de Jean-Clet Martin, STRASS DE LA PHILOSOPHIE : Hors-champs, Contretemps, Contrefaçons, le 15 avril.

Pour information, le blog de MBK du 1er février 2011 A.B. ou B.A. ? dans La règle du jeu, la revue numérique de BHL (entre autre directeur de la philosophie chez Grasset).

La page de l’overblog Les apports de Mehdi Belhaj Kacem dédiée à l’ouvrage Après Badiou.

Du livre discuté : recension critique par Alexis Lacroix dans sa Chronique du 25 mars 2011, sur France Culture.

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Fabien Tarby est le professeur de philosophie ami et partenaire de MBK avec lequel ils avaient conçu le site "Antischolastique" inspiré par Alain Badiou et devenu aujourd’hui inaccessible, engagés dans une pensée commune de la philosophie et solidaires notamment des ouvrages philosophiques controversés par les académies parmi lesquels ceux de Mehdi. Ainsi va la cascade des ruptures et leur impact affectif et intellectuel sur plusieurs registres de la pensée et de la vie. C’est la philosophie même.

La suite de la conversation entre Fabien et Mehdi par un article du premier (rétorquant à la ci-réponse du second), cette fois directement dans le site de Jean-Clet Martin (23 avril) :
Fabien Tarby à Mehdi Belhaj Kacem. Et report dans le site de Fabien Tarby :
Lettre ouverte à Mehdi Belhaj Kacem.

[ Mise à jour le 5 mai 2011 ] Pour les amateurs de philosophie, Jean-Clet Martin étant impliqué dans son propre blog par la publication inédite de la réponse de Mehdi à la tribune de Fabien Tarby parue dans le Nouvel Obs, puis par la réponse inédite de Fabien Tarby à celle de Mehdi, s’est décidé à recadrer le tout dans une thématique plus large dédiée à la critique de la philosophie de Alain Badiou, pour l’information — enfin — des arguments "techniques" du débat. Où le philosophe blogger y va de sa propre plume, pas spécialement tendre mais précise sur le fond problématique du délestage des artefacts entrepris par Mehdi :
Badiou ou la métaphysique de Mathusalem et Badiou hors d’œuvre (26 avril), Deleuze au-delà de Badiou (29 avril). Alain Jugnon, Badiou est grand (30 avril). Véronique Bergen, Voyage à bord du vaisseau "Après Badiou", (1er mai).

Une coïncidence prédictible : la première performance publique de philosophie de Mehdi Belhaj Kacem, c’était justement un duo avec Véronique Bergen à propos de la précarité et de l’instabilité chez Deleuze et chez Badiou : " Nous nous proposons de cerner en quoi la précarité, l’instabilité qui touchent l’être et la pensée diffèrent dans les systèmes de Gilles Deleuze et d’Alain Badiou. La précarité — corrélée à la notion d’événement — offre un visage différent selon qu’elle s’insère dans une ontologie vitaliste du continu (Deleuze) ou dans une ontologie du multiple acquise à la disjonction entre être et pensée (Badiou). (...) V.B. " — dans le cadre du symposium Précarité Instabilité organisé par criticalsecret à la Maison Européenne de la Photographie à Paris, en 2002.

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