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ENTRE DEUX MONDES 

Autobiographie de Kenneth White

dimanche 27 mars 2022, par Laurent Brunet

ENTRE DEUX MONDES

Autobiographie de Kenneth White

Tout livre, parmi ceux qui valent d’être lus, est porteur d’un monde. D’emblée, le titre Entre deux mondes, que Kenneth White a donné à son autobiographie, court-circuite cette problématique. « J’ai toujours été dans l’en dehors » déclare-t-il dans le prologue. Sa visée ? Un espace ouvert. Sa méthode ? « Une réalité substantielle, une énergie existentielle, l’acuité intellectuelle et la densité poétique. »

L’interprétation plurielle du titre peut nous faire songer à l’entre-deux de l’île et du continent. D’un rivage l’autre : la façade océanique de l’enfance en Écosse, et la côte nord de la Bretagne où, après moult pérégrinations, il séjourne depuis 1983 ; jusqu’au portrait sur la couverture du livre, au regard contemplatif porté vers… le blanc d’un espace ouvert.

Ce livre est un phare qui éclaire plusieurs lignes d’horizon. Une existence, assurément, témoigne du monde et du temps qui nous ont vus naître et de leurs nombreuses métamorphoses jusqu’au soir d’une vie. Cette traversée, entre deux siècles, a notamment pour matrice l’université de Glasgow qualifiée « d’établissement post-médiéval », la ville elle-même vivant « les derniers soubresauts de la révolution industrielle ». Toutefois, dès la prime enfance, l’attraction pour la nature sauvage – celle des landes, des rivages, des collines rocheuses, des bosquets de bouleaux – forge sa sensibilité et va nourrir son œuvre. Car par-delà toute érudition – et dans le cas de Kenneth White, elle est impressionnante –, le cri de l’oiseau, le fracas des vagues et le silence vibrant d’énergie ne sont jamais bien loin.

Le livre égrène le temps et les jalons de la vie de l’esprit à travers une succession de dix-sept chapitres. Les quatre premiers, consacrés aux années de formation, relatent les bases solides d’une vie qui va devenir aventureuse, tant sur le plan géographique qu’intellectuel. Ce n’est pas le pré carré des militaires, mais au contraire une édification innervée par le souffle océanique qui va offrir la plus grande ouverture au monde, autant qu’à la vacuité intérieure sans laquelle rien ne vaut. Les origines, l’enfance, l’écolier, l’étudiant dressent le paysage à la fois géographique, personnel et culturel d’un monde en pleine mutation.

Le basculement s’opère lors du séjour d’étude en Allemagne relaté dans le chapitre La Baraque au bout du monde. Au bout du monde… Entre deux mondes… Kenneth White est un être des lisières qui aura vécu, comme il l’écrit dans la postface de son livre, et selon le mot de Spinoza, sub specie æternitatis. En témoigne le titre d’un de ses essais Au large de l’Histoire.

C’est pourquoi, dans les treize chapitres suivants, s’ils continuent à décrire le déroulement d’une existence avec les repères chronologiques attendus, l’anecdote biographique diminue à proportion de l’œuvre à naître et au gré de sa maturation, car il s’agit surtout, désormais, d’une aventure de l’esprit.

Les lieux s’entrelacent inextricablement avec les périodes de vie dont chacune a sa couleur, sa nécessité et peut-être son caractère initiatique. Munich, Paris, Meudon, puis l’Ardèche, les Pyrénées jusqu’au littoral de la Bretagne du Nord, précédé d’un chapitre consacré aux Retrouvailles avec l’Écosse. Voici donc une des lignes d’horizon possibles : la terre natale, les lieux d’étude et de travail, puis l’élection d’un nouveau promontoire à l’heure de l’accomplissement où il mettra en place ce qu’il nomme, de façon significative, l’atelier atlantique.

Mais la vie de l’intellectuel nomade ne pourrait se réduire à ce parcours-là. D’autres horizons lui seront nécessaires, vitaux, peut-être, tant pour l’œuvre poétique que pour l’ouverture au monde, et l’on se demande s’il ne faudrait pas plutôt parler d’une ouverture à des mondes pluriels. Un chapitre y est consacré : Pérégrinations euramérasiates. Amusement de l’écrivain qui aime créer des néologismes, pourvu que ceux-ci lui soient utiles. Et de fait, il condense ici, en un mot, trois continents, comme pour redonner leur unité à des horizons divers.

Un seul chapitre pour condenser tant de parcours, de découvertes, d’explorations et d’études, est-ce suffisant ? Ne manquera-t-il pas au lecteur enthousiasmé (s’il découvre Kenneth White à travers ce livre) de plus amples développements ? Si nous reprenons la métaphore du phare, utilisée plus haut, cette autobiographie éclaire bien la totalité de l’œuvre (s’entend celle publiée à ce jour). Ainsi les way books qui sont autant de rayons émis depuis ce chapitre. Selon ses affinités, ou porté par son inspiration du moment, le lecteur pourra découvrir les explorations au Canada, en Asie ou en Océanie, à travers autant de livres où la saveur du récit et ses piquantes descriptions s’entremêlent à une étude savante, mais jamais pesante, culminant en une grande respiration cosmique, qu’elle soit offerte par les cygnes sauvages ou les grèves maritimes.

Le lecteur familier de Kenneth White, quant à lui, retrouvera, au fil du récit de ces décennies successives, autant de jalons de la création poétique et théorique, faisant apparaître au gré des chapitres, comme en sous-texte, le cadre, les lieux, l’époque où furent écrits, par exemple, Les Limbes incandescents, Dérives, Le Visage du vent d’Est, Les Cygnes sauvages, etc.

Si l’auteur s’est toujours pleinement engagé dans son œuvre, comme dans ce qu’il a nommé Le champ du grand travail, jamais il n’avait livré autant d’éléments biographiques. Ce livre vient donc situer, avec beaucoup de finesse et de délicatesse, ce que l’auteur a jugé digne d’y faire figurer. Témoin d’un monde qui prend fin (Glasgow) et acteur d’un monde, d’une culture à refonder. C’est la grande aventure collective, certes, de la géopoétique, mais celle, aussi, de l’infatigable chercheur, du théoricien, du poète.

Dans un monde et en un temps où la déliquescence, la bêtise et la monstruosité ont si souvent droit de cité, ce n’est pas la moindre qualité d’une œuvre d’avoir été entièrement fondée sur l’émergence d’un monde ouvert. Dès lors, faut-il être surpris par l’intitulé du dernier chapitre : L’Envol…

Laurent Brunet
Éditeur de la revue Lisières

P.-S.

À titre d’information, voici le lien de la monographie que la revue Lisières a consacré à Kenneth White — une cosmologie de l’énergie, en 2014.

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