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Krassky, éboueur pour dames : extrait de "Jane Birkin – Citizen Jane" de Pierre Mikaïloff  

lundi 4 janvier 2010, par Pierre Mikaïloff

En 1975, Jane Birkin ne reste jamais longtemps absente des écrans : Sérieux comme le plaisir, en janvier, Catherine et compagnie et La Course à l’échalote, en octobre, 7 Morts sur ordonnance, en décembre…
Dans la première partie de sa carrière, elle est davantage une actrice qui chante que l’inverse. Par la suite, les choses s’équilibreront, notamment lorsqu’elle commencera à faire de la scène, mais jusqu’à Ex-fan des sixties, le matériel que lui fournira Serge Gainsbourg sera en demi-teinte, pour ne pas dire faible.

Sur Lolita Go Home, son album qui paraît cette année-là, il délègue même l’écriture des textes à Philippe Labro, écrivain, journaliste et réalisateur bien connu, auteur pour Hallyday, et confie les arrangements au pianiste Jean-Pierre Sabard [1]. On remarque aussi l’apparition de Philippe Lerichomme, crédité en tant que réalisateur.

La pochette est une photo parue dans Lui en décembre 1974 et recadrée pour la circonstance. Dans le magazine de charme, Jane apparaissait en porte-jarretelles, menottée, dans un cadre glauque qui évoquait un bouclard mexicain. Le nouveau cadrage, resserré sur son visage, dissimule chastement sa poitrine. C’est à peine si l’on distingue l’éclat métallique des menottes.

L’album s’ouvre sur « Lolita Go Home », superbement interprété. Que peut-on espérer de mieux que ce funk léger en cette année 1975 ? Rien bien sûr.
Que Gainsbourg n’ait pas été au mieux de sa forme – ou pas suffisamment disponible – pour vraiment s’impliquer, que Labro n’ait pas été le meilleur choix pour lui suppléer ou que Sabard ait déçu les amoureux de Vannier, importe peu finalement. Lolita Go Home est un disque précieux, qui nous fait prendre conscience que Jane Birkin a sa place dans cette nouvelle scène française encore en gestation.

Curieusement, elle paraît moins à l’aise sur les titres en anglais que sur ceux en français : « En France, s’amuse-t-elle, j’ai un accent anglais et en Angleterre j’ai un accent français, je suis de nulle part ! . [2] »

Si Serge a passé la main pour les textes, c’est que son esprit est ailleurs. Depuis un an, il planche sur ce qui va devenir son « grand œuvre » cinématographique : Je t’aime moi non plus. Un scénario original, écrit sur mesure pour Jane, qui met en scène les principaux fantasmes et matériaux qui nourrissent son œuvre depuis le premier jour : celui de la femme-enfant androgyne, l’homosexualité, le sordide de l’existence…

Tout est parti d’une banale émission de variété, ce Top à Serge Gainsbourg que la France profonde n’a guère goûté, mais qu’a beaucoup apprécié le producteur Jacques-Éric Strauss. Celui-ci a senti que la mise en scène du show devait beaucoup à l’invité et a proposé à Serge de faire un film. Dans son esprit, il est clair que Gainsbourg va écrire une comédie musicale, quelque chose de gai, moderne, vivant, jeune… En fait, il s’attend à tout sauf à l’histoire d’un amour impossible entre la serveuse d’un bar miteux et un éboueur homosexuel… Mais là où Strauss va se montrer beau joueur, c’est qu’il se lancera tout de même dans l’aventure. Sa seule exigence sera d’utiliser le nom de la chanson la plus célèbre de Gainsbourg comme titre du film.

Dès la lecture du synopsis, on peut craindre que le succès populaire ne soit pas au rendez-vous : un matin, deux camionneurs homosexuels, Krassky, dit « Krass » (incarné par l’acteur warholien, Joe Dallesandro), et Padovan (Hugues Quester), arrêtent leur benne à ordures (car oui, ils conduisent une benne à ordures) devant le snack où travaille Johnny (Jane Birkin), jolie serveuse en débardeur blanc et Levi’s délavé que maltraite Boris, un patron pétomane. Krass ne tarde pas à proposer à Johnny sa botte secrète, celle qui fait craquer garçons et filles : la balade en camion benne. Johnny ne résiste pas. Lors de leur première nuit d’amour, Krass découvre rapidement que Johnny lui fait peu d’effet. De guerre lasse, celle-ci se retourne et lui propose une alternative. Mais ses hurlements face aux assauts vigoureux du camionneur (Dallessandro est un garçon athlétique) les font chasser de l’hôtel. Pour abriter leurs bruyants ébats, ne reste alors que la benne à ordures où, enfin, ils connaissent l’extase. Padovan, l’ami de Krassky, fou de jalousie, tentera d’étouffer Johnny avec un sac en plastique. Puis, les deux hommes remonteront dans leur camion benne et laisseront Johnny à son comptoir, à ses pleurs et aux vents de son patron. Une bluette en somme…

Ce premier long-métrage de Serge Gainsbourg – il en réalisera quatre – est esthétiquement très soigné. Willy Kurant, le chef opérateur, le qualifiera « d’underground de luxe ».

En tournant sur un terrain d’aviation posé au milieu de nulle part, près d’Uzès, dans le Gard, même dialogué en français (Dallesandro est doublé par Francis Huster), Gainsbourg signe ici un film à l’esthétique américaine.
Le casting est parfait. Outre les premiers rôles, on croise Gérard Depardieu, Michel Blanc ou le groupe Au Bonheur des Dames, engagé pour animer une scène de bal durant laquelle ils interprètent, entre quelques rocks, une version instrumentale de « Je t’aime… moi non plus ».

Jane Birkin accentue encore son androgynie en arborant une coupe « garçonne », confectionnée par son amie Ava Monneret, à l’aide d’une perruque, ses vrais cheveux étant nattés et cachés.

Sur le tournage, Gainsbourg se fera quelques frayeurs… Depuis qu’il est avec Jane, il a certes façonné (ou encouragé) son image provocatrice, extrêmement sexuée, la mettant en scène dans les pages de Lui, n’hésitant pas à cette occasion à utiliser des codes SM, mais jamais encore il n’était allé aussi loin… Cette fois, il évolue sur un terrain miné : il s’agit de filmer une histoire de sexe et d’amour entre la femme qu’il aime et l’un des plus beaux mâles du cinéma underground américain. Comment garder le contrôle de la situation ?

Il n’est que de voir ces photos de plateau où un Serge Gainsbourg fasciné, observe le rapport de séduction qui s’établit entre Johnny et Krassky – entre Jane et Joe –, pour comprendre qu’il ne contrôle plus rien du tout. C’est ce qui ressort des souvenirs de tournage de Jacques-Éric Strauss : « […] c’est vrai qu’au milieu de tout ça, Dallesandro s’était pris d’amour pour Jane, ce que Serge n’appréciait pas du tout, même s’il l’avait cherché quelque part. En tout cas la situation n’a pas dégénéré et tout se réglait en fin de journée autour d’une bonne bouteille. »

Situation ambiguë que confirme Hugues Quester, l’« amant » du camionneur-éboueur : « Il y a eu quelques moments de perturbations, Jane vivait énormément son rôle et la relation qu’elle avait avec Joe dans le film provoquait la jalousie de Serge… Elle était troublée par le physique de Joe et Serge est devenu jaloux de sa création. Mettre en scène quelqu’un qu’on aime dans une situation comme celle-là est un jeu très dangereux […]. »
D’autres problèmes que la jalousie entravent aussi le tournage, selon le biographe de Joe Dallesandro : « Il était parfois étrange de travailler sur le set, à cause des relations tendues entre Serge et Jane, qui était particulièrement alcoolique à l’époque, ce qui a fait réfléchir Joe sur sa propre relation à l’alcool […]. [3] »

Lorsque le film sort en salles, le 10 mars 1976, dans le réseau « normal » – il a échappé de justesse au classement X –, la presse va se déchaîner. « Insupportable, choquant et provoquant, au niveau le plus bas », commente Le Figaro, qui n’hésite pas à recourir au franglais pour l’occasion : « Disgusting. »

« N’ayant l’habitude de fréquenter des décharges publiques que pour y déposer des ordures, nous avertit La Croix, je m’abstiendrai de tout commentaire. »

Libération n’est pas plus tendre : « Gainsbourg a dédié son film à Boris Vian. Il a dû croire qu’il faisait du Vernon Sullivan, le pauvre. Quand Vian faisait du Sullivan, il restait un peu de Vian. Quand Gainsbourg fait du Vernon Sullivan, que voulez-vous qu’il reste, sinon trente ans de retard ? » Le même journaliste confirme deux semaines plus tard : « Le film de Gainsbourg, outre qu’il se traîne et qu’on baille en le regardant, est débectant. Débectante, l’utilisation de sa femme, Jane Birkin, ramenée dans le film à un trou du cul, au sens littéral, qui a besoin d’être défoncé. Débectante, l’image des autres femmes dans ce film […]. »

Parmi les avis plus nuancés, mais guère plus enthousiastes, celui du critique du Monde, qui a cru voir un « pastiche de cinéma américain qui n’en peut mais. Du rétro garanti. »

Positif ne nie pas les emprunts à une esthétique américaine, mais décèle aussi une « version ironiquement pessimiste d’un poème de Pierre Louÿs (Chansons de Bilitis : « À un égaré »). »

Dans le camp des « pour », on trouve France-Soir, qui parle de « grandeur tragique », Le Quotidien de Paris, qui vante la « lucidité impitoyable » de Gainsbourg, et François Truffaut, qui lance sur France Inter, en conclusion d’un long plaidoyer en faveur de Je t’aime moi non plus : « Courez voir le film de Serge Gainsbourg ! »

Gainsbourg a réussi son pari de montrer sur les écrans français un univers qui, même aux États-Unis, reste confiné à un réseau hype et underground. Mais le public ne suivra pas, les chiffres en attestent : 150 000 entrées sur Paris.

De plus, même s’il apprécie la publicité et que « le pire, c’est l’absence », il est probable que, cette fois, la virulence des attaques va l’affecter. Nous ne nous attarderons pas sur les lettres d’insultes qui affluent rue de Verneuil ni sur les graffitis « inspirés » qui recouvrirent la façade de son hôtel particulier : « Si tu continues, on te fera la peau », etc.

Si les réactions furent si violentes, c’est que Gainsbourg brisait deux tabous avec Je t’aime moi non plus, celui de la sodomie et celui de l’homosexualité. En 1976, hors films réservés à un public averti, dans un long-métrage, on ne mentionnait la sodomie que par allusion. Et si l’homosexualité était abordée, c’était sous l’angle de la dérision, de l’humour, de la caricature… Quand les homosexuels n’étaient pas tout bonnement présentés comme des déséquilibrés. Impossible de recenser tous les thrillers dont la scène finale nous apprend que le monstrueux criminel qui découpe ses victimes en petits cubes à l’aide d’un cutter rouillé est un homosexuel.

Conséquence directe du scandale soulevé par Je t’aime moi non plus, le téléphone de Willy Kurant cessera de sonner. Pour continuer à travailler, il devra s’exiler aux États-Unis, sous le nom de Willy Kurtis, où il sera engagé par le producteur de séries B [4] , Roger Corman.

Quant à Jane Birkin, Je t’aime moi non plus reste aujourd’hui encore l’un de ses trois « accouchements » cinématographiques préférés, aux côtés de La Fille prodigue et de La Pirate : « C’est un film que j’attendais depuis très longtemps. Je voulais aller beaucoup plus loin que dans tous les autres films que j’avais faits, et qui ne m’avaient pas coûté beaucoup d’efforts – jusqu’à perdre le contrôle de moi-même. Eh bien, tout ce que j’avais eu l’intention de faire a été dépassé. C’était quelque chose de presque effrayant qui m’arrivait, mais assez agréable après coup. Pas pendant, mais après. Comme après une opération ou un accouchement. On ne peut pas dire que c’est agréable d’accoucher, mais il y a une curieuse satisfaction d’avoir eu si mal. »

P.-S.

Avec l’aimable autorisation des Editions Alphée.

« Jane Birkin – Citizen Jane » de Pierre Mikaïloff

Editions Alphée - Sortie le 5 janvier 2010 - 19,90 €

Notes

[1Qu’on orthographie également Sabar

[2Jane Birkin, Gérard Lenne.

[3Little Joe Superstar : The Films of Joe Dallesandro, Michael Ferguson, Companion Press, Laguna Hills, Californie, 1998.

[4J’utilise cette formule pour simplifier, car le travail de Corman, en tant que réalisateur ou producteur, mérite tout notre respect et toute notre attention.

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