Comme les enfants endossent des rôles, Louis Thomas Hardin se fit viking. Il portait la tenue du chasseur-poète et une âme vagabonde. L’esprit lui était venu en lisant l’Edda poétique, bréviaire de la mythologie scandinave qui veut que la femme et l’homme soient issus d’un bâton. Âgé de six ans, Louis est envoyé rejoindre son père, pasteur actif, dans le Wyoming, parmi les indiens Arapahu. Le chef de tribu qui n’ignore pas les alliances musicales de la terre et du ciel remet au jeune garçon un tom-tom en peau de buffle. L’instrument à percussion devient alors l’ami de l’enfant, au même titre que le cheval, l’oiseau, le chien. Pour le viking et pour l’indien, il n’y a pas d’espèce supérieure. L’homme est l’égal de l’arbre. Et le tambour chasse les nuées.
En 1932, Louis Thomas Hardin qui vient d’avoir 16 ans aperçoit, sur une voie de chemin de fer, un objet qui n’est pas à sa place exacte. A l’instant où il le prend en main, un éclair lui traverse la tête. N’a-t-il pas remué une grenade ? En volant au secours des passagers du prochain train, l’adolescent vient de perdre la vue.
Il connaît la vie végétale, les vibrations de l’univers. Dans une école pour non-voyants, il apprend la batterie, le violon, le piano et l’orgue. Désormais, il compose en braille. A présent, il veut vivre seul. Il s’installe à Manhattan, au coin de la 54ème Rue et de la 6ème Avenue. Pour les piétons de New York qui veulent s’orienter dans le district, le Moondog’s Corner est devenu un point de repère, au même titre que le Carnegie Hall ou Rockfeller Center. C’est là que celui qui se fait appeler Moondog, en souvenir de son chien qui hurlait à la lune, vend ses poèmes, chante, joue du yukh et développe la théorie du snaketime sur l’ondulation des sons.
Rapidement apprécié par les gens du quartier, l’étrange hobo coiffé d’un casque à cornes est remarqué par Arthur Rodzinski, directeur musical du New York Philharmonic. Ce dernier l’introduit dans le monde fastueux des épées de la musique savante. Il baise la main du farfelu Toscanini, échange avec Leonard Bernstein, se fait féliciter par Igor Stravinsky alors qu’il joue de ses trimbas et de sa bamboo pipe.
C’est en déclamant ses poèmes ou peut-être en frappant les cordes du oo qu’il vient d’inventer (un instrument à cordes triangulaire) qu’il se fait taper sur l’épaule. Il reconnaît Charlie Parker. Les deux musiciens bavardent. Ils s’entendent vraiment très bien. Ils vont sûrement faire quelque chose ensemble. Hélas, le Bird casse sa pipe. Plus tard, Moondog célébrera leur amitié naissante en écrivant un « Bird’s Lament » que nous avons tous entendu : à la radio, au cinéma, dans la rue. Dans la rue, où vingt ans plus tard, Moondog continue de faire entendre sa voix et ses singuliers instruments.
Entre temps, il a publié des albums inouïs chez Epic, Prestige et Capitol. Musiques pour oreilles éduquées aux passacailles et chaconnes, aux madrigaux et airs de jazz. Sur son trottoir, Diogène de Manhattan éblouit Philip Glass qui décide aussitôt de l’héberger. Finis la rue, le grand air, la vie de clochard céleste. Moondog côtoie Steve Reich, Terry Riley. Son art des boucles et du contrepoint, issu d’une absolue dilection pour Bach, le juche au sommet d’un style tout à coup neuf : la musique minimale répétitive. Philip Glass et Steve Reich élisent notre viking maître du genre, père fondateur. Moondog a beau dire que c’est à Jean-Sébastien Bach que reviennent le titre et l’honneur, rien n’y fait. Et pour longtemps. Moondog, de même que Charlemagne Palestine, LaMonte Young, John Adams, est un synonyme du minimalisme.
Sa gloire, il l’obtient de Janis Joplin qui interprète, en 1967, « All Is Loneliness », sur l’album Big Brother & The Holding Company. Une catastrophe, selon l’auteur. A l’instar de Glenn Gould, cet autre disciple du contrepoint, Moondog déteste le rock’n’roll. Le seul hommage qu’il tolèrera fut rendu par Pentangle sur l’album Sweet Child de 1968. Il s’attache alors à la personnalité de Danny Thompson qui l’accompagnera (ainsi que Peter Hammill de Van Der Graaf Generator) sur l’exceptionnel Sax Pax For A Sax.
Moondog’s Corner sera un beau jour déserté. Ce que Paul Simon traduira officiellement à la télévision en ces termes : « Moondog n’est plus ». En vérité, le viking qui se sait fondamentalement voyageur a répondu à une invitation pour deux concerts à Francfort. Jamais il n’a été plus près des vieilles légendes nordiques. En Allemagne, il poursuit sa vie de chanteur de rue. Il n’a abandonné ni son génie ni son accoutrement scaldique. Ilona Goebel, une étudiante en géologie, le mange des yeux. Aussitôt, elle écoute ses enregistrements. Moondog a publié de nombreux albums depuis 1949. Elle réalise que ce drôle de guerrier hirsute est probablement l’un des plus grands compositeurs du siècle. Elle obtient de ses parents qu’ils l’hébergent. Cette résidence, Moondog la qualifiera de paradis des musiciens.
Non seulement Ilona réussit à sortir Moondog de la rue mais elle parvient également à lui faire tomber l’uniforme viking. Plus de casque à cornes, Louis adopte des allures moniales. On le croirait citoyen de l’Athos, adepte de la mystique orthodoxe. Il a des projets incroyables comme celui de réunir mille musiciens pour enregistrer pendant neuf heures une série de huit canons. Après avoir publié Facets (1981) et Bracelli (1988), il fait l’ouverture des Transmusicales de Rennes où il rencontre Stephan Eicher avec lequel il collabore à l’album My Place. Moondog rentre dans le monde des longues figures pop. Cette fois, c’est l’idole. Après avoir été courtisé par Allen Ginsberg, William Burroughs et Lenny Bruce à la fin des années 1960, le petit joueur de tom-tom est le héros d’Elvis Costello et de John Zorn. Du haut de son tambour, le vieil enfant barbu dirige le Brooklyn Phiharmonic Chamber Orchestra.
Décédé à Münster, le 8 septembre 1999, âgé de 83 ans, Moondog emporte avec lui plus de 300 madrigaux, passacailles, musiques pour orchestres à vent, piano et orgue et environ 80 symphonies. Ce maître de la musique contemporaine qui se disait avant tout un classique est devenue une icône dans le monde des musiques éléctroniques. Frank Zappa l’adorait. Andrew Carthy alias Mr. Scruff le vénère. Des groupes tels que Stereolab ou Moonshake sont les échos de ce nouveau chromatisme écrit en braille par un éternel viking passionné d’élégies et de ritournelles cosmiques.