La question du lieu est de celles qui concernent aussi bien la philosophie, les mathématiques, la géographie que la poésie.
Des Présocratiques à Heidegger, la question du lieu dans son rapport à l’être a connu une césure avec Aristote et Platon – qu’Alain Badiou présente ainsi :
« Il y a une identité première de la physis comme éclosion de l’être et du logos comme accueil ou recueil de cette éclosion, identité encore perceptible chez Héraclite ou dans l’énoncé parménidien : Le même, lui, est à la fois penser et être. Mais cette identité est aussitôt scindée et la logique est ce qui porte la trace de cette dicession : La logique ne peut naître comme édification des formes du penser et comme institution de ses règles qu’après que la scission de l’être et du penser eut été accomplie. La logique est ce qui nomme l’autonomie formelle du logos au regard de l’éclosion de l’être comme physis – elle est précisément formelle de ce que l’on a alors affaire à un logos évidé de l’être : la logique c’est le logos quand l’être s’en est retiré. C’est pourquoi la poursuite de l’être que mène depuis lors ce reste misérable laissé par la souveraineté de la logique, et qu’on appelle l’ontologie, est dérisoire et vaine ; ce qu’elle rencontre de l’être une fois qu’il s’est retiré ne peut que prendre la forme de cet étant particulier qu’est Dieu (sa qualification véritable est pour cette raison d’être une onto-théo-logie). Les organisateurs de ce primat logique du logos sont connus, il s’agit de Platon et d’Aristote. Le moment-pivot est l’installation par Platon de l’Idée comme interprétation unique et déterminante de l’être. » [1]
La réflexion de Heidegger a notamment consisté à montrer que la question ontologique (celle qui concerne l’Être) et la question ontique (celle qui concerne l’étant) devaient être distinguées. L’étant se manifeste dans son ouverture à un monde, il est un être-là. Dès lors, la question du lieu pour l’étant devient aussi la question de sa relation à ce monde auquel il ouvre. On rejoint ainsi la question du milieu tel que Watsuji Tetsurô en a énoncé la forme moderne.
Car c’est en réaction à sa lecture d’Être et Temps (Sein und Zeit, 1927) dès sa parution que le philosophe japonais – né en 1889 comme l’Allemand – a entrepris son travail sur la médiance. Il s’en explique ainsi dans le préambule de Fûdo – le milieu humain :
« Cette tentative de saisie de la structure existentielle de l’homme en tant que temporalité m’intéressait profondément. Cependant, il y avait pour moi un problème : pourquoi, en même temps que la temporalité comme structure existentielle du sujet, ne pas mettre aussi en valeur la spatialité comme structure également originaire ? » [2]
« Ce que vise ce livre, c’est à élucider la médiance en tant que moment structurel de l’existence humaine. La question n’est donc pas ici de savoir en quoi l’environnement naturel régit la vie humaine. Ce qu’on entend généralement par environnement naturel est une chose que, pour en faire un objet, l’on a dégagée de son sol concret, la médiance humaine. Quand on pense la relation entre cette chose et la vie humaine, celle-ci est elle-même déjà objectifiée. Cette position consiste donc à examiner le rapport de deux objets ; elle ne concerne pas l’existence humaine dans sa subjectité. C’est celle-ci en revanche qui est pour nous la question. Bien que les phénomènes médiaux soient ici constamment mis en question, c’est en tant qu’expressions de l’existence humaine dans sa subjectité, non pas tant que ce qu’on appelle l’environnement naturel. » [3]
On doit à Augustin Berque la traduction en français de Fûdo, le milieu humain (CNRS Editions, 2011) ainsi qu’un commentaire de l’apport théorique de Watsuji. Orientaliste – comme on disait à une certaine époque – et géographe, Augustin Berque insiste dans sa préface sur la réception de l’œuvre autour de trois axes : la traduction depuis le japonais (comparée en anglais, en allemand et en espagnol) fait apparaître un flou terminologique autour du concept maître de fûdosei ; ensuite il signale que l’on n’a pas perçu combien Watsuji répondait à l’ontologie heideggerienne (comme le Préambule ci-dessus cité le montre) ; et enfin qu’on s’est focalisé sur une interprétation déterministe, causale du climat sur la culture – erreur dont A. Berque rend responsables tant l’auteur que son époque.
Cela dit et à en croire Peter Sloterdijk, Watsuji ne ferait pas partie des « quelques rares interprètes de Heidegger [qui] paraissent avoir pris conscience du fait que sous le titre-programme sensationnel d’Être et Temps se cache aussi un traité sur l’Être et l’espace, qui contient le germe d’une révolution. » « Parce que l’être-là est toujours un acte d’habitation déjà accompli – résultat d’un saut primitif dans l’habitat –, la spatialité appartient de manière essentielle à l’existence. » Sloterdijk va jusqu’à citer Heidegger : « ‘Le Dasein a par essence une tendance à la proximité’ » [4].
Quoi qu’il en soit, Watsuji et Sloterdijk ont construit à partir de Heidegger une théorie de la relation de l’humain à l’espace, même si les directions prises sont distinctes. Il est intéressant de constater que Watsuji et Sloterdijk regrettent que Heidegger ne considère que l’être individuel – pour le premier – et le Dasein compris à partir d’un goût pour la solitude – pour le second [5].
Pour en revenir à la question de la traduction, Augustin Berque justifie son choix de traduire Fûdosei par médiance en tant que « moment structurel de l’existence humaine » en ce que c’est un « mot vierge », et de parler de mésologie – étude du milieu – comme étude de la « relation éco-techno-symbolique d’une société à son environnement » [6] notamment parce que c’est un mot qui a une histoire (au rappel de laquelle Watsuji consacre tout son chapitre V, pp. 279-311).
La révolution dont Sloterdijk parlait à propos de Heidegger, Berque considère que c’est la philosophie de Watsuji qui la porte en ce que sa théorie du moment du couple corps animal / corps médial rouvre la compréhension de l’histoire de l’être. Le corps médial survivant au corps animal n’est pas cette âme immortelle dont l’hypothèse n’était là, depuis la préhistoire, que pour répondre à la conviction de l’esprit survit à la mort physiologique :
« le fait est que la vision occidentale moderne, y compris l’ontologie de Heidegger, est circonscrite, en toute incohérence, par le seul horizon de la mort du corps animal.
Watsuji accomplit ainsi une révolution dans l’histoire de l’être, et c’est en ce sens que je considère que la théorie de la médiance est un véritable dépassement de la modernité. (…) quant à elle [la modernité], en opposant le sujet à l’objet, aboutit à une aporie s’agissant du rapport humain à la nature : comment un même être peut-il être à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de celle-ci ? Plus particulièrement chez Heidegger, moderne malgré qu’il en ait, comment le Dasein peut-il, à la fois, être au-dehors de soi – hors du corps animal – et n’avoir d’autre horizon que la mort de ce corps animal ?
(…) c’est dans le moment structurel de son existence même, en ce monde, que l’humain est être vers la vie. » [7]
Augustin Berque souligne d’ailleurs la portée éthique de la mésologie de Watsuji en plusieurs domaines étroitement liés : face à la crise écologique, affirmer la coexistence structurelle de l’humain et du territoire doit permettre – hélas dans une perspective qui paraît très anthropocentrée – de « fonder rationnellement l’éthique environnementale ». De même, alors que « la mondialisation actuelle déterritorialise systématiquement l’être humain », par exemple, écrit Berque, par la délocalisation du travail – et, ajouterons-nous, par la tendance à placer de plus en plus les créations de l’esprit humain dans un Nuage abstrait du rapport terraqué – la mésologie watsujienne laisse comprendre que c’est « notre humanité même qui est là en jeu » [8].
Ainsi cette traduction – qui nous donne enfin à lire en français un texte noyé, depuis 1935, dans la masse des ouvrages développant un déterminisme environnemental et associés à la nippologie – doit beaucoup à Augustin Berque qui poursuit le projet de Watsuji depuis une trentaine d’années. Traduire ne suffisait pas, il fallait comprendre où le philosophe japonais voulait en venir. En raison d’une incohérence flagrante que le traducteur tente d’expliquer dans sa préface, Fûdo n’a pas pu atteindre son lectorat – hors du Japon s’entend, encore qu’il n’y a pas forcément été mieux compris – plus tôt. Il n’est finalement pas très surprenant que sa voix se fasse entendre désormais, tant depuis sa rédaction le sentiment de vivre dans un monde fini et sur le point de l’être ne laisse d’angoisser. Il est vrai également qu’il n’est pas si ancien le temps où la philosophie était cantonnée à l’Europe [9] et où le grand Martin Heidegger lui-même montrait une condescendance polie envers son homologue Kuki Shûzô sans parvenir à comprendre la pensée du Japonais [10].
Aussi devons-nous saluer la traduction de Fûdo par Augustin Berque comme un événement important dans l’histoire des idées et dans celle des échanges culturels entre diverses parties du monde. Preuve que la mondialisation et sa structure hors-sol porte en elle-même les ferments de son délitement.