Sur Cesare Battisti : Je ne crois plus rien [2]
La loi italienne ne permet pas qu’il soit rejugé ; de toutes façons son témoin à charge sous le régime des repentis a disparu depuis. Il est condamné à vie, incarcéré, confiné dans une prison de haute surveillance en Sardaigne, dans des conditions qui confèrent à la torture [3]. À quel titre de charge ou de décharge le procureur l’a-t-il interrogé ? Qu’est-ce que cette post-procédure qui ne mène pas — qui ne peut mener — à un nouveau jugement ? Si la réponse avait été le maintien de la déclaration d’innocence cela ne l’aurait pas innocenté pour autant, mais certainement nous n’en aurions pas été informés.
Je laisse à chacun d’apprécier les circonstances politiques actuelles de ce spectacle de simulation post-judiciaire et de sa médiatisation en Italie et hors de l’Italie, et aussi que Cesare Battisti eût sans doute tout à gagner dans son xième vérité mais à l’évidence ni liberté ni allègement de la durée de sa peine, au contraire par là justifiée.
En mettant de côté que ces aveux émergent de la « torture blanche » [4] infligée par les conditions d’isolement et de surveillance qui l’auraient brisé, on aurait pu admettre qu’au moins un allègement de ces conditions c’est-à-dire leur terme avant le délai de 6 mois imparti aux terroristes, afin de rejoindre les détenus ordinaires pour les voir se succéder durant le reste de sa vie, et le contact avec sa famille et ses proches retrouvé, auraient pu constituer un enjeu vital. Mais enjeu qui en réalité venait d’être refusé (voir en présentation de notre contribution la citation de l’article publié dans Le Monde du 25 mars) — alors quoi ? Une remise de peine à 30 ans ? Rien à croire a priori ni a fortiori du ministre de l’Intérieur qui l’a fait extrader et incarcérer (dont on peut apprécier l’ouverture progressiste dans le soutien que par ailleurs il apporte publiquement au congrès des familles de Vérone contre l’avortement et contre le divorce — avorter est un crime et divorcer impossible) [5]. On s’en remet donc à la situation factuelle du prisonnier et à l’évolution des tendances contradictoires du pouvoir — en espérant qu’il y en ait une — au jour le jour.
Cesare Battisti n’avait rien à perdre dans ce marchandage de ses aveux, où il blanchit tous autres qui l’auraient trahi ou dénoncé pouvant être impliqués mais restés libres, et par là en rendant quitte le système de justice contesté d’avoir jugé des activistes au prix de n’importe quels moyens, ou plutôt pas n’importe lesquels : ceux innovés contre la mafia, retournés contre les militants. Battisti avait une vitalité ultime à y gagner... Ceci aux yeux des citoyens italiens ; mais il fallait aussi convaincre aux yeux du monde qui l’avait soutenu. Parce que Cesare c’est la vie, justement il fallait le casser jusqu’au bout, et d’abord pour crédibiliser le système judiciaire d’exception monnayé par la liberté de ceux qui l’accusèrent, les témoins repentis et les dissociés. Tout cela ne pouvant constituer des preuves, juste des indications, seuls ses propres aveux annulant ces témoignages pouvaient statuer aux yeux du monde sur le bien fondé du système qui l’avait condamné.
Vu l’usage propagandiste et l’éreintement des soutiens internationaux de l’ancien activiste par la Presse française répondant à l’appel de Salvini, on se prend à imaginer possible que la pression de l’incarcération pour obtenir cette « confession » gagnante fut en outre accrue par d’autres menaces. Ce qui rendrait la chose plus épouvantable encore. Mais restons « positifs ».
Nous avons soutenu les réfugiés politiques italiens sur la base de « la parole donnée » qu’il n’a pas trahie, quoiqu’il arriva plus tardivement que les autres ayant d’abord fui au Mexique, et quoi qu’il fit auparavant. Nous avons soutenu les réfugiés politiques en France, encore hors de l’OTAN, parmi lesquels les Italiens survivants d’une guerre civile de classe qui avait confronté la population désemparée de ses ressources, gravement appauvrie, syndicalistes militants et les militants politiques, à la police au renseignement et aux néofascistes nationaux et internationaux, sans oublier Gladio qui agissait à tous les niveaux lors des dernières décennies de la guerre froide ; puis nous avons soutenu cette gauche advenue révolutionnaire contre l’injustice du système judiciaire d’exception mené par la gauche parlementaire italienne aux manettes des tribunaux et de la Presse, qui en écrasant sa contestation radicale cherchait à installer son statut dans le monde advenu libéral — événement d’un monde européen et mondial où de toutes façons la gauche allait disparaître.
Il faut revenir sur la question des crimes de sang dans les circonstances où des centaines de syndicalistes activistes furent assassinés dans les trains ou dans leurs lits par la police alors impliquée avec l’extrême droite dans les plus grands attentats commis en Italie contre la société civile (Banque de Milan, Gare de Bologne), qui valurent une répression systématique et assassine envers des syndicalistes et militants anarchistes, alors que des années plus tard il fut reconnu qu’ils n’y étaient pour rien. Tandis que des commissaires tueurs plastronnaient — certain finit par rencontrer une justice sauvage quand aucune autre n’avait eu lieu.
Aldo Moro exécuté sous l’ingérence entremêlée des services secrets des États-Unis à la demande du Président Carter (l’agent retraité qui en avait été responsable auprès des Brigades rouges qu’il torpilla du même coup, Steve Pieczenik, envoyé spécial à cet effet, l’exposa publiquement après sa retraite) [6]. Gladio comme force anticommuniste avancée d’une ancienne nation fasciste restée entre les mains de son libérateur (débarqué en Italie du sud grâce au concours bilatéral de la mafia), contre l’URSS — et circonstanciellement aussi contre la France multilatérale de l’époque, — aidait les chasses des militants sud-Américains réfugiés à l’étranger par les juntes de l’Opération Condor.
Ce n’est pas en quête d’excuses si on rapporte ces faits, mais pour en connaître le sens de l’auto-défense durant ces années de chaos et de misère en Italie, quand l’industrie déserta le champ de la production dans une société dont jamais les fascistes n’avaient été effacés après la guerre, où ils avaient été ressourcés contre les sympathies pro-soviétiques — et par conséquent contre les travailleurs syndiqués, a fortiori considérés comme hautement révolutionnaires à partir du moment où le terrain réformiste leur étant dérobé, suite à la fermeture des usines, ils poursuivirent leurs revendications en les affectant à l’injustice sociale de l’État corrompu. En outre, ces rappels permettent de relocaliser le sens du « droit commun » dans l’Italie de l’époque immédiatement suivante, tandis qu’en France pour ne pas rompre radicalement avec les socialistes italiens, sous l’égide du Président Mitterrand cherchant leur meilleure insertion dans la Communauté européenne, certains essayèrent de séparer les "bons activistes" — considérés comme dignes du refuge politique qui n’auraient pu avoir commis des crimes de sang même en autodéfense — des "mauvais activistes" qui en ayant commis n’auraient relevé que du droit commun... sous l’égide des droits de l’homme proclamés au retour des anciens collaborateurs au pouvoir succédant aux gouvernements de la libération en Europe, rassemblés à Rome, en 1955 — et qui forcément n’admirent pas « l’insoumission » portant de mauvais souvenirs de guerre, — cette charte même adoptée pour tous, à Bruxelles.
Nous avons soutenu Battisti comme tous les autres jugés tous accusés d’être des criminels circonstanciels ou délinquants et tous potentiellement innocentés dans la vision politique de l’autodéfense. Battisti alternativement comme criminel puis comme innocent — dossiers en main. Mais quoiqu’il en fut il n’a trompé personne puisque tous les possibles étaient dans le phylactère muet de l’énigme de l’instruction et du jugement qui s’était ensuivi, tout cela in absentia.
Désormais, et d’autant plus qu’il aurait avoué dans le tableau de nouvelles situations d’exception (son incarcération), la situation est indécidable ; mais dès les témoignages à charge contestables contre lui grâce auxquels eut lieu son jugement par contumace, tandis que son avocat étant mis en prison Battisti avait dû fuir, alors que même dans le cas d’une justice républicaine d’exception l’accusé sans preuve bénéficie du doute, il aurait dû rester libre au moins dans sa fuite, livré à sa vie d’épreuves, même sous surveillance (ce qui ne cessa d’avoir lieu secrètement).
Après ces « aveux » concis, à la fois logiques sous la pression inhumaine de l’isolement cellulaire, et étranges dans leur singularisation, car nous savons tous que dans les situations criminelles qui lui sont reprochées ils étaient plusieurs, a fortiori lors de son évasion, et parce que les dossiers visant à l’innocenter montés par Fred Vargas étaient demeurent et demeureront une référence incontournable, il n’y aura plus jamais de vérité instituée sur Cesare Battisti. Ses « aveux » n’ont aucune valeur éthique dans les circonstances où ils ont été recueillis ou exigés, et médiatisés. Pas plus que le témoignage accablant du repenti suspect n’est crédible quand on sait qu’il en sauva sa vie. Ni plus crédibles sont les témoignages de témoins aléatoires qui l’auraient vu ici ou là quand tout désigne qu’il ne pouvait y être (on pense au malheureux fils du bijoutier resté paraplégique d’une balle qu’il reçut accidentellement de son père armé, ce qui fut immédiatement confirmé).
Fut-il un délinquant cadré dans les tumultes du mouvement révolutionnaire de l’époque, assumé, les délinquants ne sont pas généralement des tueurs car les tueurs ne sont pas généralement des délinquants. Loin de la lâcheté qui lui serait prêtée il restait encore sa fierté, visible dans son regard furtif au photographe qui le saisit à sa descente de l’avion (la photo en Une dans les articles du Figaro). Complément culinaire de l’humiliation publique des « aveux » par la cerise sur le gâteau de l’insulte aux soutiens, notamment en France, par un contresens de l’expression italienne rien moins traduite par « Je me suis moqué d’eux », quand la traduction correcte est « je les ai emberlificotés » — où même sous l’horrible pression le message maintient un respect, au lieu de l’envoi d’une raillerie au grand dam des soutiens pour sceller son statut de salaud consommé, indigne de poursuivre d’être défendu par ceux qui ne l’auraient pas encore lâché, et auxquels il conviendrait même de le laisser tomber par vengeance — d’en ressentir de la honte. Tout en réglant les comptes d’État à État avec la France.
N’est-ce pas récemment monsieur Macron qui rouvrit la blessure passée que l’on pensait cicatrisée en accusant soudain Salvini sur la question des migrants ? Lui, monsieur le Président des français qui n’est pas sur le tas le plus zélé de ceux qui s’intéressent au bon traitement des réfugiés, ni aux respects de leurs droits de ne pas être renvoyés d’où ils viennent serait-ce l’enfer ? Sinon en ayant commencé par causer la situation immonde et la renaissance de l’esclavage des réfugiés retenus en Libye en simulant une réconciliation des deux chefs de guerre rivaux, pour les faire financer par l’Union européenne contre la migration sub-saharienne et africaine vers l’Europe.
En réalité l’usage médiatique de la remarque à propos des soutiens prolonge l’imposture de ce qui est qualifié d’« aveux » de Cesare Battisti, où ledit reprend les cartes en main pour s’isoler davantage — et je dirais qu’il s’agit d’un repli métaphysique. Comme un terme de son parcours solitaire même à plusieurs depuis toujours, contrairement à ceux qui l’ont accusé, eux-mêmes intégrés dans la société, pourtant complices pour le moins et éventuellement responsables du pire, mais légalement en liberté sous des masques de bonne conduite, pour avoir chargé un camarade sensé être en sécurité à l’étranger, en guise de sauver leur peau. En réalité, il n’y a jamais eu de sécurité pour Cesare Battisti, il a toujours été traqué.
Mais il a certainement rencontré l’amour et l’amitié loyale — dont il ne se débarrassera pas si facilement que Matteo Salvini aurait pu le penser en faisant publier de telles remarques— et il est devenu un écrivain [7].
Ni honte ni arrogance ni regret. Assumer. J’assume.
Mon fort soutien renouvelé à Cesare Battisti.
Confiance et Respect à Fred Vargas.
Ceci n’est pas un documentaire, Texte d’Alain Brossat [8]
La honte doit être clairement du côté des institués au pouvoir qui se livrent à ces sinistres pantalonnades, et aux signataires des médias qui s’en réjouissent et en profitent pour commettre un amalgame des soutiens passés (je parle de ceux à l’abri sous un statut flamboyant qui pourtant se gardent bien de réapparaître) — amalgame actuellement apolitique et pour le coup : nihiliste.
L’ouvrage de librairie de Fred Vargas, La vérité sur Cesare Battisti, Paris, éditions Viviane Hamy (2004) est toujours accessible. [9]
Il est à noter un point radicalement mis en ellipse dans la Presse française c’est l’attitude des personnalités italiennes qui avaient soutenu Battisti notamment ceux consultés suite aux « aveux » et pourtant informés ne serait-ce qu’à titre critique de la rédaction dans plusieurs supports de presse ou blogs en Italie [10]. Car ils ne dérogent pas à leur attitude — concernant la plupart d’entre eux. Sur le retrait de Roberto Saviano il est intéressant de savoir qu’il est menacé par Matteo Salvini (qu’il a accusé d’être le ministre de la mala vita) de perdre la protection policière dont il fait l’objet pour sa sécurité depuis plusieurs années — contre les menaces de la mafia ; le journal qui informe le retrait de sa signature de la liste Evangelisti n’en précise pas la date, mais peu importe, car avant même l’arrivée au pouvoir national de Salvini forcément l’éthique (et/ou la sauvegarde) due à la situation de devoir sa sécurité personnelle à une protection policière publique pouvait aussi conduire à retirer une signature de la liste des soutiens de Battisti.
Quelques liens :
« La Vérité sur Cesare Battisti : textes et documents réunis par Fred Vargas » ;
remue.net.
Comprend une recension des lois d’exception de 1974 à 1979 : « Wu Ming : Ce que les médias ne disent pas », par Wu Ming 1 trad. Arlette Raynal et Serge Quadruppani ; Le grand soir (2004).
Rappelle les militants assassinés et le moment du basculement dans l’autodéfense et la lutte armée ; déconstruit les cibles de la répression, les témoins à charge, les instructeurs, la méthodologie criminologique du témoignage des « repentis » et des « dissociés » — la probabilité/improbabilité des accusations contre Cesare Battisti — les magistrats : « L’autre son de cloche sur Battisti », par Valerio Evangelisti trad. Serge Quadruppani, L’Obs, (14 avril 2004).
Cesare Battisti, fiche d’auteur dans Babelio
Fred Vargas, bibliographie et filmographie dans le site de la fnac.