Né en 1958 à Saratov sur les rives de la Volga, établi depuis à Moscou, Victor Remizov a travaillé comme géomètre expert, journaliste, professeur de littérature. Volia Volnaïa, son premier roman, lui valut d’être nominé pour les prix Bolshaïa Kniga et Russkii Booker [1]. La vérité nous oblige pourtant à confesser une impression de prime abord peu enthousiaste. Quand le chapitre initial nous entraîne à la suite de Guenka vers une rivière poissonneuse, s’attarde sur les mœurs des saumons (parcours, frayage), sur l’usage de la senne et des filets, ou sur la confection d’une soupe d’ombles, on craint d’avoir buté sur un filon connu (chasse-pêche-nature et parfois tradition) qui certes a ses lettres de noblesse, mais qui ne séduit pas tous les lecteurs. D’autant qu’après Henry David Thoreau (1817-1862) et Mikhaïl Prichvine (1873-1954), pour ne citer que deux étoiles du genre, le nature writing relève d’un niveau élevé d’exigence : n’est pas Thomas Mac Guane ou Jimmy Harrison qui veut, lesquels ont d’ailleurs des émules russes de qualité [2]. L’inquiétude grandit quand Remizov parle de la « philosophie » des ombles comparée à celle des saumons (p. 16). Que Guenka épargne une tanière de zibeline et le discours écologiquement correct pointe son nez (p. 53). Sans doute faut-il attribuer aux rudes conditions de la Sibérie des portraits masculins stéréotypés : les hommes ont tous de fortes carrures. « On sentait chez lui une puissance et même une dureté intérieure » (p. 60), lit-on à propos d’Ilia Jebrovski. Quant à Goussev, appelé Onc’ Sacha, il a « un poitrail puissant, velu » (p. 62), du reste « ses jambes, ses bras, ses épaules lourdes, tout était puissant chez lui » (p. 68). Soit ! baroudeur de la taïga, Goussev est physiquement taillé à la mesure du milieu dans lequel il se déplace. Mais ce costaud a un cœur, « c’était le chef de la brigade des pêcheurs. Il aimait son travail d’un amour lucide et profond, tout comme il aimait la mer, sa jeune femme et son vieil Oural qu’il conduisait à la façon d’une petite voiture » (p. 63) : voilà qui fleure l’image d’Épinal façon soviétique du travailleur intègre et généreux. Passe aussi l’ombre de Jack London ou de Maxime Gorki, mais guettée par la platitude : « Onc’ Sacha était un vagabond dans l’âme et sa vie, comme sans doute celle de tous les vagabonds, n’avait pas été facile » (p. 69). L’auteur se montre surtout maladroit dans les généralités sentencieuses : « l’homme n’était pas le seul être contradictoire, toutes les créatures du bon Dieu l’étaient » (p. 18) ; « mais parfois la vie nous pose des questions étranges, qui semblent absurdes » (p. 60) ; « entre l’intérieur d’un homme et son apparence extérieure il y a parfois un monde » (p. 202). Il serait néanmoins dommage que ces motifs d’agacement occultent l’intérêt du livre, qui va croissant à mesure qu’il se resserre autour d’une problématique morale et de ses incidences tragiques.
L’action se déroule en Extrême-Orient, dans la région de l’Amour, tantôt au bourg de Rybatchi, centre administratif de quelques milliers d’âmes, tantôt à la croisée des trois territoires forestiers qu’ont loués à l’État Guennadi Milioutine, dit Guenka, Stepane Kobiakov, dit Kobiak, et Ilia Jebrovski, dit le Moscovite. Le récit débute à l’orée d’une saison de chasse hivernale : les hommes font leurs préparatifs coutumiers avant de gagner les refuges (un chalet de base et quelques cabanes) où ils s’abritent entre deux expéditions. Quand une altercation sur une piste enneigée oppose Kobiak à l’adjoint du chef de la milice, le trop zélé Gnidiouk qui voudrait inspecter sa cargaison d’œufs de saumon, l’engrenage dramatique est lancé. Kobiak rudoie les deux gradés avant de disparaître dans la taïga, et l’ordre vient d’en haut de le capturer.
Au fondement de l’intrigue se trouve une forme d’illégalité contrainte, systémique : « On vit ici et on n’a pas le droit de pêcher ! Alors tout le monde se débrouille en catimini » (p. 121), que ce soit pour la pêche, la chasse ou l’extraction d’or. À quand remonte pareille situation ? Autrefois la nature était à la disposition des autochtones : « Mon grand-père a pêché lui aussi, il avait tout un artel d’orpailleurs, mais il n’a pas enfreint la loi. À l’époque c’était légal. C’était dans la logique des choses. Les communistes ont cessé de faire confiance aux gens et ont placé des flics partout. Du coup on est tous devenus des voleurs », résume le vieux Mikhalytch (p. 238). Dépasser les quotas de prises autorisés fait des habitants de son village des braconniers, des receleurs, des revendeurs, tous menacés de sanctions puisque tous ont dans leurs containers des réserves à vendre, non déclarées, de poisson, d’œufs de saumon, de gibier. La réglementation héritée de l’ère communiste a été reconduite et, pire, dévoyée dans la Russie postsoviétique où les agents de l’État font du business – un mot parfaitement acclimaté en russe. Ceux-là aussi pratiquent le vol, rançonnant les administrés, exigeant leurs vingt pour cent sur le produit financier des prises : ce racket dissémine la corruption dans le corps social et ruine le crédit des autorités. « Quelle loi j’ai enfreinte ? La vôtre ? C’est vous les voleurs numéro un, non ? », lance Mikhalytch au lieutenant-colonel Tikhi, chef de la milice (p. 238). Ce dernier n’est pas loin d’acquiescer, car enfin pourquoi Kobiak s’est-il enfui ? « C’est qu’il n’y croit pas à notre justice ! » (p. 233).
La locution courante volia volnaïa choisie pour titre réunit un substantif féminin (volia, liberté) et un adjectif (volnoï/volnaïa, libre). Littéralement elle signifie donc « liberté libre ». On peut l’entendre comme une redondance, à valeur hyperbolique, pour dire le summum de la liberté. Ou comme un attelage mariant les deux aspects, objectif et subjectif, de la liberté : une situation propice à celle-ci (un lieu, un moment, un milieu, une circonstance) et la décision de l’exercer. D’ailleurs le terme volia par lui-même signifie à la fois liberté et volonté, précise la traductrice, ajoutant que la locution « comprend l’idée de grands espaces à parcourir, et de risque, souvent associée à la figure du Cosaque, du guerrier, du bandit » [3]. Ces figures habitent les traditions populaires et l’imaginaire littéraire, souvent associés depuis l’époque romantique. En témoigne par exemple le début d’une chanson que Lermontov intègre à « Taman », l’une des cinq nouvelles composant Un héros de notre temps (1840) : « Comme en toute liberté (kak po volnoï voliouchke) / sur la verte mer, toujours / voguent les petits navires / à la voile blanche » [4]. La « liberté libre », parée dans ces vers d’un diminutif affectueux, se conquiert ou se réfugie au sein d’un élément naturel que ses dimensions préservent d’un étroit contrôle des autorités. L’immensité, l’isolement, une existence primitive et rude où l’on ne peut compter que sur soi, mais en maître exclusif de son destin, telles sont les conditions optimales de la « volia volnaïa ». Mieux encore que la steppe familière aux Cosaques ou que la montagne des rebelles caucasiens, les forêts sibériennes se prêtent à la sauvegarde de cette liberté totale. Le titre donné par Remizov ressemble donc à un drapeau. Il sonne fièrement, comme affirmation d’une réalité absolue. « La Sibérie a toujours été libre » (p. 199) : mythe ou réalité ? Car le roman questionne avec insistance cette notion de liberté, mise ici à l’épreuve des contingences du quotidien et de l’Histoire : n’est-elle pas de fait toujours relative, nécessairement rapportée à une autre instance - autrui, l’État, la société ?
Après une « bêtise » de jeunesse, Vassili Semikhvastki (Vassia) est entré dans la police pour échapper à la prison, mais cet arrangement n’a rien changé à son caractère : « il ne reconnaissait aucune autorité […] certes quelques idées d’honneur et de justice, qui lui venaient de ses ancêtres, subsistaient encore en lui, mais il les modelait facilement au gré de ses désirs. Il n’écoutait que son bon vouloir. C’était cette liberté qu’il appréciait plus que tout au monde » (p. 136). Sa propension à imposer son vouloir en toute occasion va s’avérer mauvaise conseillère sur un plan pratique. Elle a d’ailleurs son revers au plan collectif, quand l’individualisme s’accommode de l’oppression : « En cela, tous les gars du coin se ressemblaient : ils voulaient une vie libre. Même au prix d’un pouvoir inique » (p. 138). Quant au riche Ilia Jebrovski, modèle de réussite financière et sociale, son soudain désir d’authenticité l’a conduit à vendre son entreprise moscovite et à chercher dans la taïga « une vie pleine, absolument limpide », qu’incarne à ses yeux la nature sauvage. « C’était sa vraie liberté, absolue, divine en ce monde. Il ne croyait à aucune autre » (p. 307) : mirage rousseauiste d’un citadin lassé des artifices de la civilisation ? Pas seulement, car il s’agit aussi d’un choix politique. D’un idéal par défaut, somme toute : Ilia aspire à la démocratie libérale et au primat de l’esprit civique, mais il les juge hors d’atteinte pour l’heure dans son pays. « Il savait pertinemment que de son vivant le pouvoir ne s’améliorerait pas en Russie. Le gouvernement actuel, la situation actuelle correspondaient précisément aux aspirations de l’absolue majorité des citoyens, à l’idée que ceux-ci se faisaient du bien-être » (p. 153). Ses concitoyens veulent avant tout s’en sortir, s’établir, s’enrichir. Sans se montrer trop regardants sur l’honnêteté des moyens ni sur leur légalité, surtout quand les autorités elles-mêmes trempent dans les trafics et couvrent la corruption ambiante. « On nous a volé notre rêve, on l’a remplacé par du fric ! Et surtout … le peuple n’a rien contre. On lui jette des miettes de la table des maîtres, il est ravi ! » (p. 196), affirme Jebrovski. Milicien en fin de carrière, Tikhi, occupé à ruminer d’amers bilans de son existence, énonce un avis non moins désabusé : « Nous nous mettons nous-mêmes sous le joug : donnez-nous un chef, qu’il nous humilie, ça nous plaît ! je parle de moi aussi » (p. 234).
Les rapports entre l’individu et le pouvoir ont été façonnés par l’Histoire, que Remizov aborde de façon discrète, au gré d’allusions émaillant les dialogues. Les plus purs tenants de la « liberté libre », comme Kobiak, agissent avant tout par instinct, par esprit d’indépendance, mais invoquent aussi l’expérience nationale pour revendiquer leur bon droit : « Quant à l’État, sa conscience était tout à fait tranquille. L’État agissait en toute impunité et ne se souvenait jamais de ses propres péchés. Il avait à son actif tant de crimes anciens et nouveaux que Stepane ne lui reconnaissait aucun droit sur lui ni sur cette nature dont il prenait soi-disant soin » (p. 89). Alors que faire d’autre et de mieux que de préserver chacun son pré carré ? Choura (Alexandre Zviaguine, dit l’Étudiant) déplore la docilité générale et rêve de soulever l’opinion contre tous ceux - milice, parquet, politiciens – qui trempent impunément dans les trafics qui pourrissent la vie des petites gens : si le peuple parle haut et fort, il faudra bien que cela change. Mais il semble bien seul à croire en une révolte populaire au nom de la justice. Intellectuel, musicien, marginal, Valentin Balabanov (dit Balabane) en appelle, lui, à l’examen de conscience et plaide pour la responsabilité personnelle : « C’est nous qui la créons notre vie, pas les autorités […] c’est nous qui décidons d’aider ou de ne pas aider notre voisin […] ce ne sont pas les dirigeants qui nous gouvernent » (p. 359). Balabane mettra ses préceptes en pratique, avec un geste dont l’héroïsme sans gloire (car nul ne connaîtra le fin mot de ce prétendu accident) relève à la fois de l’altruisme pur et simple et d’un sourd désespoir. Au lecteur de découvrir ce dénouement inattendu. Y a-t-il beaucoup de valeureux desperados comme Balabane dans la Russie actuelle ? Autre question, inspirée d’une réplique de Jebrovski : est-il vrai que « à Moscou, c’est pire. Ici, malgré tout, subsistent quelques valeurs humaines. Là-bas, il n’y a que l’argent » (p. 195) ? Un début de réponse est à chercher dans le deuxième roman de Remizov, tout juste traduit, dont les deux héroïnes quittent les bords de l’Angara pour la capitale [5].