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Autour de Knut Hamsun : l’innocence absolue de l’oeuvre 

dimanche 27 février 2011, par Rédaction

Knut Hamsun désoriente mais fascine. Qui est ce désenchanté ombrageux ? Plus grave : qui est ce fustigateur excessif, ce fanatique convaincu de sympathie pour le nazisme ?

A la lecture de sa biographie, reviennent nous hanter les éternelles interrogations : comment des oeuvres merveilleuses peuvent-elles être engendrées par des condamnés du tribunal de l’histoire (1) ? Comment un tel paradoxe est-il possible ? Aucune réponse à cela. L’oeuvre demeure dans son mystère, dans son innocence absolue - osons le mot -, entourée d’une nébuleuse obscure, d’un halo équivoque.

Curieuse destinée, diable de vie, "trempée au malheur" comme dit André Gide - commencée dans la faim et achevée dans la folie - que celle de ce norvégien ! D’origine paysanne, dès quinze ans, il fait un peu tous les métiers : colporteur, marin, docker, ouvrier, livreur... Un jour, il choisit d’écrire. Il voyage, s’exile quelques temps aux Etats-Unis. Là, il connaît la misère, ne se nourrit que de littérature - en autodidacte. Il écrit quelques chefs d’œuvre, qui lui valurent en 1920 le Prix Nobel : La Faim (1890), Mystères (1892), Pan (1894), Victoria (1898)... Il s’essaye à retranscrire une réalité toute intérieure (la sienne, bien sûr). Il se mesure avec ses errances, ses souffrances : « Je suis un réaliste au plus haut sens du terme, c’est-à-dire que je montre les profondeurs de l’âme humaine ». Et puis encore : « Ce qui m’intéresse, c’est l’infinie variété des mouvements de ma petite âme, l’étrange originalité de ma vie mentale. » (2)

Et cela lui valu l’admiration de certains - Octave Mirbeau, André Gide et Henry Miller aussi.

Qu’est-ce qui trouble, émeut et pour finir plaît terriblement (on s’en excuserait presque) dans l’oeuvre de Knut Hamsun ?

Une certaine façon de dire les choses, maladroite et ingénue. Et puis, quels personnages ! Les héros de Hamsun, comme ceux de Franz Kafka ou ceux de Robert Walser, leurs frères spirituels (Karl Rosman qui hante Amerika et Simon Tanner, l’un des Enfants Tanner), sont de jeunes rêveurs condamnés à la marginalité et à la déchéance qui pourtant gardent une fraîcheur d’enfance, une grâce : des vagabonds d’une poésie saugrenue, étrangers à l’existence, évoluant au milieu de lacs, de forêts, de rivières ; avançant au sein d’un univers païen, presque panthéiste.

Et puis ? Quoi d’autre encore dans cette œuvre ? Knut Hamsun, maître dans l’art de la dissonance - Henry Miller a vu juste -, effectue un drôle de sabotage permanent : les choses toujours tournent mal. Est-ce la fatalité ? Tu vois, il y a toujours quelque chose qui se met en travers... C’est le destin. Il n’y a rien à y faire, déclare l’un des personnage. « Est-ce une mauvaise étoile ? Ma propre faute ? Ah ! Mon étoile m’avait égaré ». et encore : « N’étais-je pas aussi le diable, le diable ardent, vivant, éternel ! A longs pas rageurs... j’allais, injuriant mon étoile de malheur tout le long du chemin. »

Ou est-ce plutôt un petit croche-pied qu’on se fait à soi-même, prenant ainsi la mesure de ses contradictions ?

Le héros hamsunien se dédouble (il y a le héros amoureux et celui qui fait un croche-pieds au héros amoureux) et ainsi il se regarde, s’observe, prend de la distance par rapport à lui-même, s’exerce à l’ironie. Le jeune homme de La Faim remarque : « Petit à petit il me vint une impression singulière, l’impression d’être très loin, tout autre part, j’avais le sentiment que ce n’était pas moi qui marchais là... » Et plus loin : « J’étais absent de moi-même. »

L’affamé, dans La Faim, erre à la recherche d’une pièce pour se nourrir, mais lorsqu’il l’obtient, presque malgré lui, la donne au premier venu. Le fils du meunier multiplie les obstacles qui le sépare de celle qu’il aime, Victoria. Le vagabond de Pan, obéissant à ses impulsions, ne cesse d’accumuler les maladresses devant sa bien-aimée : « ... elle pensait sans doute à son soulier que j’avais jeté dans l’eau, aux tasses et aux verres que j’avais eu le malheur de casser, à toutes les autres infraction au bon ton que j’avais commises... » L’amour est une image qui miroite là, tout près, mais que l’on détruit immédiatement, que l’on piétine après avoir joué à s’y laisser prendre.

Ce sont tous, comme le dit Henry Miller, d’attachants et énigmatiques anti-héros qui font mille bêtises, mille gaffes.

Et ces catastrophes finissent toujours par les mettre au ban de la société. Mais en jouant ainsi avec leur destin, ils trouvent une certaine forme de liberté, très adolescente. Ils font penser au même adolescent, provocateur et emporté, qui claque la porte et revendique la négation comme une affirmation de sa liberté.

Tout comme ses anti-héros, Knut Hamsun a eu besoin de saboter l’amour et même les valeurs humaines les plus essentielles, allant jusqu’au plus extrême, jusqu’au plus terrifiant : jusqu’à admirer Hitler et les formes autoritaires du gouvernement allemand (ce qui lui valu après sa condamnation la ruine et l’internement psychiatrique à la fin de sa vie).

Jamais, il n’expliqua ou ne justifia ses prises de position, ni dans son plaidoyer Pro Domo (1947), ni dans son autobiographie tardive, écrite à plus de quatre-vingt-dix ans, Sur les sentiers où l’herbe repousse (1949). Il voulut assumer jusqu’à la fin son propre exil et aurait pu dire comme le héros de Mystères (car ses héros sont évidemment ses doubles - taciturnes, désabusés, sarcastiques, diaboliques, mais romantiques aussi -), Nagel : je serai seul devant l’humanité mais je ne céderai pas.

Est-ce l’énorme, la tragique erreur d’un homme intègre, comme a voulu le croire Henry Miller ? Ou est-ce le dernier sabotage d’un homme cherchant par tous les moyens - délibérément - à être exclu, condamné et pour cela provoquant - de façon consciente - le jugement humain, bravant le tribunal humain. Mais pourquoi ? Pour mettre au défi son oeuvre de survivre face ce tribunal ? Pour tester et prouver l’innocence première de cette œuvre ? Pour l’écarter de ces humains qu’il méprisait ? Philippe Soupault dit vrai : L’art ne peut jamais compter et ne doit jamais s’appuyer sur le jugement humain ; sa réalité, sa puissance sont ailleurs.

Non, non : Knut Hamsun n’a pas de penchant pour le masochisme, de goût morbide et provocant du malheur, ni d’esprit torturé comme certains esprits moralisateurs ont pu l’écrire (3) ! D’ailleurs, comme le dit Julia Kristeva, la littérature est le deuil du sado-masochisme en connaissance de cause, le seul lieu où l’on peut jouer avec : en jouir puis s’en débarrasser. Cette oeuvre, bien qu’elle forme avec la vie de son auteur une harmonie discordante, est donc innocente, absolument innocente.

P.-S.

Notes

(1) On pense immédiatement à d’autres grands écrivains mêlés au fascisme, comme Céline ou Drieu La Rochelle.

(2) Article De la vie inconsciente de l’âme (1890).

(3) Note de Nicole Chardaire dans La Faim, Le Livre de Poche.

Les citations sont extraites de : La Faim (Livre de poche - biblio 3118 - 1989), Mystères (Livre de poche - biblio 3166 - 1991), Victoria (Livre de poche - biblio 3180 - 1992), Pan (Calmann-Lévy 1985).

1 Message

  • Le paradoxe intéressant de la vie d’un écrivain face à son oeuvre suscite toujours beaucoup d’interrogations. Une des réponses se trouvent peut-être dans la lecture et la compréhension de Proust. En effet, pourquoi chercher un rapport entre l’Art, appartenant à une dimension intemporelle, celle de la beauté, et de l’homme, trop lié à la réalité de son époque. Le produit crée possède une autonomie propre face à son créateur et la lecture ne doit pas s’entraver ni être troublée par la "biographie" de son auteur.

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