La présente réflexion voudrait atteindre dans ou à travers l’œuvre de Jean Baudrillard un point de la pensée que, d’une certaine façon, la pensée ne peut penser, même si (ou au contraire parce que) ce point est précisément celui où elle pourrait se rejoindre elle-même et, donc, s’achever. Dans la « Note » qu’il pose au seuil de Rhumbs, Paul Valéry donne l’indication suivante :
« Comme l’aiguille du compas demeure assez constante, tandis que la route varie, ainsi peut-on regarder les caprices ou bien les applications successives de notre pensée, les variations de notre attention, les incidents de la vie mentale, les divertissements de notre mémoire, la diversité de nos désirs, de nos émotions et de nos impulsions – comme des écarts définis par contraste avec je ne sais quelle constance dans l’intention profonde et essentielle de l’esprit, – sorte de présence à soi-même qui l’oppose à chacun de ses instants. »
Ce « je ne sais » quoi qu’un esprit poursuit toujours et nécessairement (quoi qu’il cherche), voilà ce qu’il faudrait pouvoir saisir mais qui, précisément, s’échappe toujours, étant ce rapport même à soi par lequel un esprit se définit en tant qu’esprit et se dérobe à lui-même, si tant est, comme l’exprime Kierkegaard dans les premières lignes du Traité du Désespoir, que « le moi » (qu’est l’esprit ) soit « l’orientation intérieure » d’un « rapport se rapportant à lui-même » ou « le retour sur lui-même du rapport ». Chez Baudrillard, la formulation du problème est à la fois plus simple et plus déroutante : « nous ne pouvons penser le monde, écrit-il, parce que, quelque part, lui nous pense. »
En ce point, nihilisme et narcissisme s’unissent pour assigner à la littérature une vocation qui est exactement l’inverse de ce que, dans un certain christianisme, on appelle le Salut de l’Humanité, inséparable de la gloire d’un certain Dieu. Mais il serait trop simple de croire à une opposition de front entre deux types de pensée différant seulement par leurs contenus. Si Kierkegaard, Valéry et Baudrillard se rejoignent dans une commune manière de défier le monde, c’est en vertu d’un paradoxe qui se joue profondément du langage par lequel, d’âge en âge, l’humanité se trompe elle-même et se projette dans des figures, formes mensongères, illusions ou idoles qui n’expriment que l’état d’aliénation (ou de péché) dans lequel elle se complait. Dans cette perspective, Dieu peut se nier lui-même et le néant s’adorer ironiquement : l’essentiel n’est-il pas de préserver le secret – qui lui-même est le garant de l’impossibilité de décider qui est sauvé et qui perdu ? « Cache ton Dieu, cache ton diable, conseille Valéry, car, comme il est ton fort, tant qu’il est ton plus grand secret, il est ton faible, dès que les autres le connaissent. »
Mais cet essentiel n’est pas à prendre comme le contenu du secret – le secret ne contient pas, en le dissimulant, l’essentiel. Le secret est la forme dans laquelle l’indécidable se préserve de toute décision par laquelle le sujet pourrait se produire et se déterminer comme objet de sa propre volonté. Car si ce que veut le sujet, c’est bien d’une certaine manière d’être lui-même, comme le dit Kierkegaard, il ne l’est précisément qu’en tant qu’il se présente au monde comme une énigme, dans laquelle le monde ne pourra découvrir que ce qu’il est aussi : une énigme. Valéry n’a pas de secret particulier dont la connaissance ouvrirait à une compréhension de son œuvre ou de sa personnalité. Le secret est l’ombre projetée d’une parole sur celui qui la profère, et elle est d’autant plus épaisse qu’aura été puissant l’effort d’offrir son objet à la lumière : c’est la « morne moitié » dont tout acte lumineux porte la responsabilité. Comme le dit Blanchot à propos du Journal de Kierkegaard, « on n’exprime authentiquement quelque chose qu’en le révélant dans une oscillation équivoque qui laisse voir, non pas le positif mais le négatif, et qui efface sans cesse la communication, en même temps qu’elle l’enrichit, par la diversité des formes sous lesquelles elle se fait. » Ou encore, pour aller plus loin, jusqu’à Baudrillard : « nul ne détient son propre secret. », il est « ce qui vous enveloppe à votre insu ».
Dans cette perspective, il importera peu de savoir dans quelle mesure Valéry a pu connaître Kierkegaard (il aurait pu le lire ou en entendre parler dès 1930) et être influencé par lui, ni même d’envisager entre leurs pensées une trop grande convergence. Seule nous intéressera la manière dont leurs entreprises dans ce qu’elles peuvent avoir de plus parallèle justement (ou même de divergent), se mettent à converger paradoxalement dans un projet (une stratégie) qui ne vise exactement qu’à promouvoir l’énigme du monde contre toute tentative de l’expliquer. Duel de la littérature et de la science ? Mais d’une littérature qui ne devrait pas se définir autrement qu’en échappant à sa propre définition et d’une science qui, finalement, s’avèrerait n’être que de la mauvaise littérature.
Le lien entre nihilisme et narcissisme apparaît de manière évidente dans la Volonté de Puissance de Nietszche : il faut connaître le nihilisme en soi-même pour le dépasser en apprenant à aimer (à sélectionner) ses meilleures tendances. Celui qui ne s’aime pas ne peut aspirer qu’à édifier un monde imaginaire dans lequel il sera dispensé d’être lui-même. C’est pourquoi Nietszche se tourne vers « les hommes sûrs de leur puissance et qui représentent avec une fierté consciente le degré de force auquel l’homme est parvenu ». Ceux-là n’ont pas « besoin » d’un Dieu qui les sauve, ils n’ont peur de rien, et surtout pas des apparences et du néant qui pourrait se cacher en elles ou derrière elles : ils sont déjà sauvés par l’image qu’ils se font d’eux-mêmes, dans laquelle le monde tel qu’il est se reflète, aussi beau, aussi noble, aussi riche qu’ils le sont pour eux-mêmes. A l’inverse, le nihilisme qui se dissimule dans le Christianisme s’efforce de dénigrer et de détruire toute puissance native et toute beauté : c’est « la pierre roulée sur le sépulcre d’un homme-dieu ; elle cherche, par la force, à l’empêcher de ressusciter ». Dans le Crime parfait, la « profession de foi humanitaire » qui proclame qu’ « aucune idée au monde ne mérite qu’on tue pour elle (ni sans doute qu’on meure pour elle) » est ainsi analysée, dans le droit fil de la pensée nietszchéenne :
« Cette phrase qui veut témoigner du plus grand respect envers la vie ne fait, au fond, que manifester son mépris pour les idées et pour la vie. Pire que la volonté de détruire la vie : le refus de la mettre en jeu – rien ne valant d’être sacrifié. C’ est bien la pire offense qu’on puisse faire. C’est la proposition fondamentale du nihilisme. » [1]
Et l’on pourrait être tenté de lire tout Baudrillard comme une simple réactualisation de Nietszche et de Bataille. Ainsi tel passage où Baudrillard exalte le charme des apparences :
« Car si toutes choses ont pour vocation divine de trouver un sens, une structure où elles fondent leur sens, elles ont sans doute pour nostalgie diabolique de se perdre dans les apparences, dans la séduction de leur image, c’est-à-dire de réunir ce qui doit être séparé en un seul effet de mort et de séduction. Narcisse. »
Mais ce serait négliger ce qui intéresse vraiment Baudrillard, et qui n’est nullement la possibilité de trouver dans l’image un quelconque sens, fût-il inversé, ou une valeur susceptible de revenir pour se reverser dans le monde et le transfigurer. Au contraire :
« Penché sur sa source, Narcisse se désaltère : son image n’est plus « autre », elle est sa propre surface qui l’absorbe, qui le séduit, telle qu’il ne peut que s’en approcher sans jamais passer au delà, car il n’y a pas plus d’au delà qu’il n’y a de lui à elle de distance réflexive. Le miroir de l’eau n’est pas une surface de réflexion, mais une surface d’absorption. »
L’important, ici, c’est le mot « désaltère », détourné de son sens pour détruire l’autre dans l’image, le faire tomber en lui-même dans une sorte de revendication nihiliste extrême.
On trouve dans Le Concept de l’angoisse, une approche du problème du péché qui, étonnamment, rejoint la conception du narcissisme de Baudrillard. Dans l’introduction, Kierkegaard jongle avec les différentes sciences susceptibles de traiter son sujet pour finalement en confier le soin à la psychologie, « cette science qui, plus qu’aucune autre, a licence de s’enivrer de la variété bouillonnante de la vie » et qui, contrairement à l’éthique, « aime » le possible du péché dont on la voit « assise à tracer les contours et à calculer les angles… sans plus se laisser déranger qu’Archimède ». [2] Or, qu’est-ce que l’angoisse, l’objet dont cette science attentive s’occupe avec tant d’amoureuse sollicitude ? C’est une forme d’innocence dans laquelle « l’homme n’est pas encore déterminé comme esprit », mais où « l’âme est dans une unité immédiate avec son être naturel », et « dans cet état il y a calme et repos ; mais en même temps, il y a autre chose qui n’est cependant pas trouble et lutte ; car il n’y a rien contre quoi lutter. Mais qu’est-ce alors ? Rien. Mais l’effet de ce rien ? Il enfante l’angoisse. » Et la pointe qui nous intéresse arrive :
« L’angoisse est une détermination de l’esprit rêveur, et, à ce titre, a sa place dans la psychologie. La veille pose la différence entre moi-même et cet autre en moi, le sommeil la suspend, le rêve la suggère comme un vague néant. La réalité de l’esprit se montre toujours comme une figure qui tente son possible, mais disparaît dès qu’on veut la saisir, et qui est un rien ne pouvant que nous angoisser. Davantage elle ne le peut, tant qu’elle ne fait que se montrer. » [3]
Il est bien là, dans cette description qui se moque un peu d’elle-même, tant elle est sure de son fait, le mouvement d’approche du narcissisme qui séduit Baudrillard, le faisant devenir ce dont il parle jusqu’en ce point limite où l’objet disparaît, obligeant le sujet qui se penche vers lui à un saut qui ne le conduira jamais au delà de lui-même, mais plutôt un peu en deçà. Mais surtout, pas de « réflexion », une parfaite immédiateté de l’être à son autre, à ce qui, dans l’autre, le séduit ou le fascine et avec lequel aucun rapport d’identité ne saurait être fondé. « Il ne s’agit pas d’un miroir tendu à Narcisse pour qu’il s’y retrouve idéalement vivant, dit-il, il s’agit du miroir comme absence de profondeur, comme abîme superficiel, qui n’est séduisant et vertigineux pour les autres que parce que chacun est le premier à s’y abîmer. » Entre l’angoisse kierkegaardienne et la séduction selon Baudrillard, le point commun est ce « vertige » dont Kierkegaard précise qu’il « vient autant de l’œil que de l’abîme », étant celui d’une « liberté » qui, « plongeant dans son propre possible, saisit en cet instant la finitude et s’y accroche » : vertige d’un instant, dans laquelle « la liberté s’affaisse », produisant en l’homme une « culpabilité aussi ambiguë que possible » qui est en fait une « défaillance féminine où la liberté s’évanouit ». Pour Baudrillard, « les femmes, étant plus proches de cet autre miroir caché où elles ensevelissent leur corps et leur image, seraient plus proches des effets de séduction. » Comme le dit Léonelli, dans La Séduction Baudrillard : « Plus que nietszchéen, Baudrillard est kierkegaardien ». [4]
Rapprocher ainsi une réflexion aussi « orientée vers la dogmatique » que l’est celle du philosophe danois d’une sociologie critique qui n’a jamais voulu se reconnaître de filiation qu’avec des mouvements aussi opposés à toute dogmatique que celui du « Grand jeu » ou du « Collège de Pataphysique » [5], cela pourra paraître relever d’un goût du paradoxe un peu trop poussé. Il n’est en effet pas possible de négliger le fait que Kierkegaard ne connaît et ne veut connaître aucun au delà du Christianisme, qui est pour lui un indépassable absolu que tout son effort vise précisément à ne pas dépasser. Qu’on se souvienne de la cinglante ironie avec laquelle se trouve fustigée, dans les dernières pages du Post-Scriptum aux Miettes Philosophiques, toute tentative de faire ne serait-ce qu’un pas au delà d’un Christianisme dont en réalité on ne s’est même pas approché. Mais cette ironie n’est si forte que parce qu’elle est à double tranchant : nul ne peut se retrancher derrière elle pour sauver en lui-même les apparences d’une religion vidée de toute substance. Si l’on ne peut dépasser le Christianisme, c’est parce que l’on ne peut pas même « devenir chrétien ». En effet,
« La décision réside dans le sujet, l’appropriation est l’intériorité paradoxale qui est spécifiquement différente de toute autre intériorité. Etre chrétien n’est pas déterminé par le quoi du christianisme mais par le comment du Chrétien. Ce comment ne peut s’adapter qu’à une chose, au paradoxe absolu. Il n’y a donc là aucun discours indéterminé, d’après quoi être chrétien signifierait accepter ceci et accepter cela et accepter de telle et telle façon, s’approprier, croire, s’approprier dans la foi de telle et telle façon (déterminations purement rhétoriques et fictives) ; mais croire est une opération spécifiquement et nettement différente de toute autre assimilation et intériorité. La foi est, dans le scandale de l’absurde, l’incertitude objective maintenue fermement dans la passion de l’intériorité à la plus haute puissance. Cette formule ne convient qu’au croyant et à nul autre, non à un amant, ni à un homme enthousiaste, ni à un penseur, mais uniquement au croyant qui se rapporte au paradoxe absolu. » [6]
Poser cette pierre sur la route de l’Esprit Absolu, c’est, pour l’humoriste Johannes Climacus, suffisant. Pourquoi courrait-il après le ridicule de prétendre, sous son masque, être lui-même le sujet réel d’une telle intériorité ?
Mais Baudrillard a-t-il un quelconque rapport avec ce christianisme ? Il serait aussi absurde de l’affirmer que de le nier, car de même que toute la duplicité de Kierkegaard consiste précisément à se défausser sur un masque qui ne fait que masquer une impossibilité afin de préserver de toute atteinte la possibilité du saut, de même, si Baudrillard avait eu secrètement la moindre affinité avec cette forme extrême du paradoxe, il n’aurait pu l’exprimer autrement qu’en épousant la duplicité même qui l’aurait séduit. On trouve, toujours dans De la Séduction, ces remarques significatives :
« Car ce n’est pas ailleurs, dans un hinterland ou un inconscient qu’il faut chercher ce qui détourne un discours – ce qui le déplace véritablement, le « séduit » au sens propre, et le rend séduisant, c’est son apparence même, la circulation aléatoire ou insensée, ou rituelle et minutieuse, de ses signes en surface, ses inflexions, ses nuances, c’est tout cela qui efface la teneur de sens, et c’est cela qui est séduisant, alors que le sens d’un discours n’a jamais séduit personne. Tout discours de sens veut mettre fin aux apparences, c’est là son leurre et son imposture. Mais aussi une entreprise impossible : inexorablement le discours est livré à sa propre apparence, et donc aux enjeux de séduction, et donc à son propre échec en tant que discours. Mais peut-être aussi tout discours est-il secrètement tenté par cet échec et cette volatilisation de ses objectifs, de ses effets de vérité dans des effets de surface qui jouent comme un miroir d’absorption, d’engloutissement du sens. Ce qui arrive en tout premier lieu quand un discours se séduit lui-même, forme originale par où il s’absorbe et se vide de son sens pour mieux fasciner les autres : séduction primitive du langage. »
Qu’on reporte sur ce développement la distinction posée plus haut entre le « quoi du christianisme » et le « comment du Chrétien » qui « ne peut s’adapter qu’à une chose : le paradoxe absolu », et l’on trouvera peut-être qu’une même contradiction unit le penseur danois et le sociologue français, une contradiction non seulement insoluble mais qui résulte d’un désir absolu de rendre impossible toute « résolution », au double sens de ce qui résout et de ce qui décide. Baudrillard emprunte à Kierkegaard ce qui, chez Kierkegaard, est à la fois le plus secret et le plus paradoxal pour le redéployer dans son propre discours sous une forme « paroxystique » qui lui redonne une force critique par rapport à un temps qui n’est plus celui de la transcendance, mais celui où, Dieu étant mort, le risque n’est plus de « perdre son âme » et de s’identifier au néant, mais de voir le monde s’identifier à lui-même dans une conscience humaine devenue incapable de se dissocier de lui.
Cette contradiction commune, c’est, d’une certaine façon, la contradiction même de l’esprit, au sens où l’entendait Valéry, lorsque, envisageant « une crise de l’esprit lui-même », il écrivait, dans La Politique de l’Esprit :
« Mais je vise les dangers qui menacent très sérieusement l’existence même de toutes les valeurs supérieures de l’esprit.
Il est clair que l’on peut concevoir un état d’humanité presque heureux ; du moins un état stable, pacifié, organisé, confortable (je ne dis pas que nous en soyons fort près) ; mais on peut concevoir cet état, et concevoir en même temps qu’il s’accommode ou s’accommoderait d’une température intellectuelle fort tiède : en général, les peuples heureux n’ont pas d’esprit. Ils n’en ont pas grand besoin.
Si donc le monde suit une certaine pente sur laquelle il est déjà assez engagé, il faut dès aujourd’hui considérer comme en voie de disparition très rapide les conditions dans lesquelles, et grâce auxquelles, ce que nous admirons le plus, ce qui a été fait de plus admirable jusqu’ici a été créé et a pu produire ses effets. » [7]
Or, ces « dangers » résultent du développement même des pouvoirs de l’esprit, qui le conduisent à s’anéantir dans les effets de sa propre activité, dès lors que, se détournant du pur rapport à soi en lequel il consiste, il se projette sur le monde afin d’en faire le reflet de sa propre perfection : lorsque la théorie se « réalise », lorsque l’histoire accomplit les ordres de l’esprit, comme il arrive avec le « machinisme » qui « est le véritable gouvernant de notre époque ». Et Valéry, après s’être demandé « de quels prix nous payons ses immenses services, en quelle monnaie l’Intelligence se libère, et si l’accroissement de puissance, de précision et de vitesse ne va pas réagir sur l’être qui le désire et qui l’obtient de la nature »,conclut :
« Il y a une sorte de pacte entre la machine et nous-mêmes, pacte comparable à ces terribles engagements que contracte le système nerveux avec les démons subtils de la classe des toxiques. Plus la machine nous semble utile, plus elle le devient ; plus elle le devient, plus nous devenons incomplets, incapables de nous en priver. La réciproque de l’utile existe. » [8]
Il est trop tentant de citer, en regard de ce texte, ce passage du dernier livre de Baudrillard, Pourquoi tout n’a-t-il pas déjà disparu ?, publié juste après sa mort :
« Au terme de la montée en puissance de cette machine en laquelle se résume toute l’intelligence humaine, et qui dès lors est assurée d’une autonomie totale, il est clair que l’homme n’existe qu’au prix de sa propre mort. Il ne devient immortel qu’au prix de sa disparition technologique, de son inscription dans l’ordre numérique. » [9]
La ressemblance est saisissante, nous semble-t-il : la notion de pacte et d’échange entre l’intelligence et ses moyens, ainsi que l’idée d’un prix qui ne peut être payé qu’en termes d’être alors même que l’avoir seul semblait en jeu, tout cela fait penser, furieusement, à la légende de Faust, dont on sait que Valéry fut continuellement hanté et dont Baudrillard, dans son premier grand livre, La Société de Consommation, devenu un classique de la sociologie, donne une version totalement moderne, en s’inspirant du film expressionniste allemand L’Etudiant de Prague, qui n’est lui-même qu’une adaptation du Peter Schlehmil de Chamisso. Lequel, tout naturellement, nous ramène à Kierkegaard, qui, dans L’Alternative, se sert de l’aventure du vol furtif de l’ombre pour préciser le caractère « démoniaque » de l’individu qui, ne voulant se réaliser que dans l’esthétique, ne peut jamais devenir que l’ombre de lui-même. Il le décrit ainsi :
« Tu es jeune encore ; la souplesse intellectuelle dont tu jouis convient à ton âge et amuse un moment qui te regarde. On est frappé d’étonnement à la vue d’un clown aux articulations si souples que toutes les lois auxquelles sont soumises la marche et la stature de l’homme sont en lui supprimées ; ainsi de toi dans les choses de l’esprit : tu peux aussi bien te tenir sur la tête que sur les pieds ; tout t’est possible, et cette faculté te permet de surprendre et les autres et toi-même ; mais cet art est malsain et, je t’en prie pour ta tranquillité, veille à ce que ton privilège ne devienne pas à la fin une malédiction. » [10]
On n’est pas loin de Monsieur Teste, celui qui « avait tué la marionnette », ce « mystique sans Dieu » dont l’épouse lucidement candide évoque l’effort étrange dont on ne sait s’il doit le conduire à trouver « Dieu, ou quelque épouvantable sensation de ne rencontrer, au plus profond de la pensée, que le pâle rayonnement de sa propre et misérable matière » [11]. Et l’on retrouve le point par lequel nous avons commencé, dans lequel nihilisme et narcissisme se conjuguent pour constituer l’énigme susceptible de retourner le monde contre lui-même, miroir fascinant dans lequel la Méduse s’anéantit amoureusement. « Pourquoi Monsieur Teste est-il impossible, demande négligemment Valéry ? C’est son âme que cette question. Elle vous change en Monsieur Teste, car il n’est rien d’autre que le démon même de la possibilité. » On le voit, le narcissisme est profondément impliqué dans cette attitude intellectuelle qui oscille perpétuellement entre la fascination exercée par les pouvoirs de l’esprit en tant qu’intellect et la dénonciation de l’effet destructeur de l’activité intellectuelle, qui peut paradoxalement conduire l’esprit à se réduire à néant.
On ne sait pas très bien en quoi aurait pu constituer cette « politique de l’esprit » à laquelle pensait Valéry. S’agissait-il d’une dictature à la Salazar, mais dirigée par un Léonard ou un Descartes ? Ou faut-il plutôt se fonder sur cette « considération plus intéressante encore » qu’on trouve exprimée comme en passant : « si tous les hommes étaient également éclairés, également critiques, et surtout également courageux, toute société serait impossible » ? Il importe peu, car il semble que Valéry se soit très jeune détourné de toute idée d’action autre que limitée au cercle étroit de son existence individuelle, pour se concentrer sur le problème de ses pouvoirs réels, comme en témoigne La Soirée avec Monsieur Teste. Mais il n’est pas exclu qu’en produisant ce monstre, hippogriffe, chimère, « de la mythologie intellectuelle », il ait obéi à une suggestion de la « morne moitié » de son esprit, celle qui, de toute évidence, ne pouvait aucunement se satisfaire (à moins d’en jubiler malignement) de voir « les conditions de la vie moderne » tendre « inévitablement, implacablement, à égaliser les individus, à égaliser les caractères (…) sur le type le plus bas ».
Ce qu’on sait par contre (quoique il ne l’ait jamais écrit), c’est que Monsieur Teste fut longtemps le livre de chevet de Baudrillard. On peut d’ailleurs facilement comprendre en quoi « l’être absorbé dans sa variation, celui qui devient son système, celui qui se livre tout entier à la discipline effrayante de l’esprit libre, et qui fait tuer ses joies par ses joies, la plus faible par la plus forte, - la plus douce, la temporelle, celle de l’instant et de l’heure commencée, par la fondamentale – par l’espoir de la fondamentale » a pu inspirer la stratégie de La Pensée Radicale, ainsi définie :
« il faut prendre au piège la réalité, il faut aller plus vite qu’elle. L’idée elle aussi doit aller plus vite que son ombre. Mais si elle va trop vite, elle perd même son ombre. N’avoir plus l’ombre d’une idée…Les mots vont plus vite que le sens, mais s’ils vont trop vite, c’est la folie : l’ellipse du sens peut faire perdre même le goût du signe. Contre quoi échanger cette part d’ombre et de travail, cette part d’économie intellectuelle et de patience – contre quoi la vendre au diable ? » [12]
A quoi il faut ajouter :
« Le fin du fin, c’est qu’une idée disparaisse en tant qu’idée pour devenir chose parmi les choses. C’est là qu’elle trouve son achèvement. Etant devenue consubstantielle au monde qui l’entoure, elle n’a plus lieu d’apparaître ni d’être défendue en tant que telle. Evanescence de l’idée par dissémination silencieuse, évidemment antinomique de toute célébration intellectuelle. Une idée n’est jamais destinée à éclater, mais au contraire à s’éteindre dans le monde, dans sa transparition au monde, et dans la transparition du monde en elle. Un livre ne s’arrête qu’à la disparition de son objet. » [13]
On voit aussi très bien comment la figure essentiellement « potentielle » de Teste a pu se conjuguer avec la figure du Séducteur pour qui la séduction n’est que l’art de conduire la « jeune fille » jusqu’en ce point où elle aura, l’espace d’un instant, atteint « la splendeur de l’apparence », pour, aussitôt après, l’oublier, comme si elle était morte, comme si elle n’avait jamais existé. Conjugaison bien faite pour mener à ce « terrorisme conceptuel » qui opposera à la guerre technologique contre l’Irak une « stratégie de l’absence, de l’esquive, de la métamorphose » [14], un véritable « rétrovirus » qui dévore l’événement programmé pour faire de lui un « non-lieu », ou verra dans les attentats du 11 septembre l’accomplissement ironique d’une loi qui « est celle du défi, de la réversion, de la surenchère », telle « qu’ à la mort il ne peut être répondu que par une mort, égale ou supérieure ». [15]
Ce qui, par contre, ne se laisse pas facilement admettre, c’est l’existence d’un lien entre la stratégie critique de Baudrillard et celle de Kierkegaard, non le Kierkegaard du Journal du Séducteur (ce serait évidemment trop facile) mais celui du Point de vue explicatif de mon œuvre qui expose, sans équivoque possible, le caractère et la finalité exclusivement religieuse de toute son œuvre. Quelle continuité peut-il y avoir entre cette entreprise d’édification et le projet subversif de Baudrillard ? C’est sur cette périlleuse question que nous voudrions conclure cette réflexion, afin de faire apparaître dans toute son ampleur le paradoxe auquel nous pensons avoir affaire, à savoir qu’en poussant à son extrême limite le « scandale du christianisme », Kierkegaard a rendu possible le nihilisme radical de Baudrillard.
Le point de soudure (où il y a solution de continuité, si on veut bien admettre le jeu de mots produisant l’équivoque du sens), c’est l’idée d’un stade au delà duquel les contraires peuvent s’inverser, l’impossible devenir possible, le tout se tourner en rien, le mal en bien, et Dieu se désincarner : un au delà de la mort de Dieu.
Chez Kierkegaard, ce stade avancé de la maladie reste envisagé du côté d’un état des choses qui reste déterminé par l’existence d’une transcendance : le moi reste le lieu, la scène d’un drame où l’enjeu est l’identité : être ou ne pas être (soi-même). L’angoisse, le désespoir sont des états normaux de l’humain en tant qu’il est un être spirituel, créé pour s’accomplir. L’angoisse peut être « objective » ou « subjective », être celle « du bien » ou celle « du mal », « a-spirituelle », dialectique passivement (face au destin) ou activement (face à la faute) – elle reste en deçà d’un certain stade où l’événement peut avoir lieu : la faute et son assomption, le salut ou la damnation. D’où la dimension alternative de la dialectique : ou bien, ou bien. De même pour le désespoir, qui est l’état normal :
« Et, vidé le sablier, le sablier terrestre, et tombés tous les bruits du siècle, et finie notre agitation forcenée et stérile, quand à l’entour de toi tout est silence, comme dans l’éternité – homme ou femme, riche ou pauvre, subalterne ou seigneur, heureux ou malheureux, que ta tête ait porté l’éclat de la couronne ou, perdu chez les humbles, que tu n’aies que les peines et les sueurs des jours, qu’on célèbre ta gloire ou qu’oublié, sans nom, tu suives la foule sans nombre anonymement ; que cette splendeur qui t’enveloppa ait passé toute peinture humaine, ou que les hommes t’ait frappé du plus dur des jugements, du plus avilissant, qui que tu aies été, avec toi comme avec un chacun de tes millions de semblables, l’éternité ne s’enquerra que d’une chose : si ta vie fut ou non du désespoir, et si, désespéré, tu ne te savais point l’être, ou si, ce désespoir, tu l’enfouissais en toi, comme un secret d’angoisse, comme le fruit d’un amour coupable, ou encore si, en horreur aux autres, désespéré, tu hurlais de rage. Et si ta vie n’a été que du désespoir, qu’importe alors le reste ! victoires ou défaites, pour toi tout est perdu, l’éternité ne t’avoue point pour sien, elle ne t’a point connu ou pis encore, t’identifiant, elle te cloue à ton moi, ton moi de désespoir ! » [16]
On peut retrouver l’idée d’une telle « universalité du désespoir » dans la définition que donne Baudrillard de « l’homme normal » : celui qui « vit, fondamentalement toujours en dépendance, ou contre-dépendance de son modèle (quel qu’il soit : modèle d’action, projet social ou imaginaire), mais en même temps dans un défi permanent à ce même modèle ». Peu importe que cette normalité soit aliénante (que ce soit désespérant), c’est la seule condition dans laquelle « l’être humain puise cette énergie antagoniste », si bien que « tout ce qui s’emploiera à le réconcilier avec lui-même et à trouver une solution aux questions posées plus haut relève de la superstition et de la mystification. » [17]
Ce qui est « anormal », c’est la prétention du système de faire passer tout le monde au delà du stade critique de la détermination par la magie d’une dialectique historique-spéculative qui dérobe au sujet la possibilité de l’instant critique (crisique, christique) où il faut devenir soi-même (ou non) : la chrétienté (ou l’utopie réalisée), où chacun est devenu chrétien du seul fait d’avoir son « certificat de baptême » (ou d’être inscrit sur l’Etat Civil) – ce qui arrive fatalement si « le quoi du christianisme » est donné sans passer par le « comment du chrétien ». Proposition que Baudrillard traduit ainsi :
« L’anormal aujourd’hui est celui qui ne vit plus qu’en adhésion unilatérale et positive à ce qu’il est ou à ce qu’il fait. Assujettissement, arraisonnement intégral (l’être parfaitement normalisé). Ceux-là sont innombrables qui se sont ralliés à la réalité, à leur propre réalité, par effacement de toute considération duelle et insoluble. » [18]
Ce passage (ce « pas au delà », dit Blanchot) est pour Kierkegaard purement « fantastique » : il n’a en réalité pas lieu, même si d’une certaine façon il est une possibilité constante du christianisme, toujours tenté de se débarrasser du Christ au profit d’une doctrine confortable. Le rôle de la « dogmatique » est justement de redéfinir toujours les termes d’un dogme qui est la formulation du mystère, ou paradoxe absolu. Aussi le nihilisme est-il toujours là, en train de couver, comme une possibilité terrible que l’angoisse, précisément, ne voit que comme en un rêve, comme il apparaît dans ce long développement que nous nous permettons de citer en son entier (nous soulignons ce qui nous paraît le plus central) :
« L’homme formé par l’angoisse l’est par le possible, et seul celui que forme le possible l’est par son infinité. C’est pourquoi le possible est la plus lourde des catégories. Il est vrai qu’on entend souvent dire le contraire, que le possible est si facile, et si lourde la réalité. Mais ces discours, de qui les entend-on ? De quelques pauvres diables n’ayant jamais su ce qu’est le possible et qui, comme la réalité leur montrait qu’ils ne valaient et ne vaudraient jamais rien, mensongèrement retapaient un possible, si beau, si délicieux à les en croire, quand pour base à ce possible il n’y avait tout au plus qu’un peu de folâtrerie de jeunesse dont on ferait mieux d’avoir honte. C’est pourquoi le possible dont on vante la facilité s’entend d’habitude comme un possible de bonheur, de chance, etc. Ce qui n’est pas du tout le possible, mais une invention mensongère que farde l’humaine perversion pour avoir quand même lieu de se plaindre de la vie, de la Providence, et occasion de se gonfler d’importance. Non, dans la possibilité tout est également possible, et l’homme, vraiment élevé par elle, en a saisi l’horreur au moins aussi bien que les appels souriants. Quand on sort de son école, et qu’on sait, mieux qu’un enfant ses lettres, qu’on ne peut absolument rien exiger de la vie, et que l’épouvante, la perdition, la destruction logent porte à porte avec chacun de nous, et quand on a appris à fond que chacune des angoisses que nous redoutions a fondu sur nous l’instant d’après, force nous est alors de donner à la vie une autre explication ; force nous est de louer la réalité, et quand bien même elle pèse lourd sur nous, force nous est de nous souvenir qu’elle est encore, et de bien loin, bien plus facile que n’était le possible. Telle est la seule façon dont le possible nous forme ; car la finitude et les choses du fini, où tout individu a sa place assignée, mesquines et quotidiennes, ou faisant époque dans l’histoire, ne forment jamais qu’au fini ; et toujours on peut les enjôler, marchander, s’en tirer à peu près, s’écarter un peu d’elles, toujours empêcher qu’elles vous apprennent rien d’absolu ; et même si nous devons subir leur leçon sans appel, ici encore il nous faut le possible en nous, et former de nos mains ce dont nous devons tirer leçon, même si l’instant d’après cette leçon nie être notre ouvrage et nous arrache absolument le pouvoir. »
Baudrillard, par contre, se situe en aval du passage au point « critique » : pour lui, le pas est fait , et cela, c’est la « société de consommation », véritable « Société Anonyme, SARL,, qui a passé contrat avec le Diable, lui a vendu toute transcendance, toute finalité au prix de l’abondance, et est désormais hantée par l’absence de fins. » [19] Chez Valéry aussi, dans Mon Faust, la modernité est évoquée sous une forme propre à défier le bon sens du Diable :
« C’est le sort même du Mal qui est en jeu…Sais-tu que c’est peut-être la fin de l’âme ? Cette âme qui s’imposait à chacun comme le sentiment tout-puissant d’une valeur incomparable et indestructible, désir inépuisable et pouvoir de jouir, de souffrir, d’être soi, que rien ne pouvait altérer, elle est une valeur dépréciée. L’individu se meurt. Il se noie dans le nombre. Les différences s’évanouissent devant l’accumulation des êtres. Le vice et la vertu ne sont plus que des distinctions imperceptibles, qui se fondent dans la masse de ce qu’ils appellent « le matériel humain ». La mort n’est plus qu’une des propriétés statistiques de cette affreuse matière vivante. »
Aussi devient-il urgent de faire quelque chose pour sauver cet « emploi » du Diable, « le plus important qui soit dans l’administration de la Justice divine », exigence à laquelle fait écho cette réflexion des Stratégies fatales :
« Dieu serait-il tombé dans cette stratégie indigne de lui de réconcilier l’homme avec sa propre image, au terme d’un Jugement dernier qui le rapprocherait indéfiniment de sa fin idéale ? Heureusement non : la stratégie de Dieu est telle qu’il maintient l’homme en suspens, hostile à son image, élevant le Mal à la puissance d’un principe et merveilleusement sensible à toute séduction qui le détourne de sa fin. » [20]
La « fin de la transcendance », telle qu’elle est envisagée dans La Société de Consommation, est « le procès général de la consommation », dans lequel « il n’y a plus d’âme, d’ombre, de double, d’image au sens spéculaire…ni de problématique de l’être et de l’apparence », mais seulement « émission et réception de signes ». Pour reprendre les termes de Kierkegaard, c’est un monde dans lequel l’homme n’est plus formé « qu’au fini », le possible ayant perdu, avec le poids d’indécision que lui conférait la possibilité du mal, toute son importance, en sorte qu’il ne se présente plus à l’esprit d’autre horizon que celui du bonheur – perspective éminemment désespérante, précise Baudrillard, puisqu’en l’absence d’un « miroir où l’homme soit affronté à son image pour le meilleur et pour le pire, il n’y a plus que de la vitrine – lieu géométrique de la consommation, où l’individu ne se réfléchit plus lui-même, mais s’absorbe dans la contemplation des objets/signes multipliés, s’absorbe dans l’ordre des signifiants du statut social, etc. » [21] Narcissisme « objectif » auquel il faudra opposer un second miroir, afin d’assurer la réversion de l’ordre mortel qui conduit implacablement au paradis désespérant de la satisfaction infinie de tous nos désirs : « l’intelligence du Mal. »
Nihilisme, narcissisme, on voit bien que ces deux termes ne font, dans la pensée de Baudrillard, que rejouer la musique pleine d’équivoque de l’angoisse kierkegaardienne, mais ce n’est plus pour faire danser le « système historico-spéculatif » du hégélianisme mais celui, non moins pesant, des sciences humaines imbibées de marxisme, de psychanalyse et de linguistique dont Foucault est (toute révérence gardée) le Grand Inquisiteur :
« C’est pourquoi il faut retourner, tout en en acceptant l’hypothèse, ce que décrit Foucault dans la Volonté de Savoir. Car Foucault n’a d’yeux que pour la production du sexe comme discours, il est fasciné par le déploiement irréversible et la saturation interstitielle d’un champ de parole, qui est en même temps l’institution d’un champ de pouvoir, culminant dans celui du savoir qui le réfléchit (ou qui l’invente). Mais où le pouvoir puise-t-il cette fonctionnalité somnambulique, cette vocation irrésistible à saturer l’espace ? S’il n’existe ni socialité ni sexualité que déchiffrées et mises en scène par le pouvoir, peut-être n’existe-t-il aussi de pouvoir que déchiffré et mis en scène par le savoir (la théorie) – auquel cas il convient de mettre en simulation tout l’ensemble, et d’inverser ce miroir trop parfait, même si les « effets de vérité » qu’il produit sont merveilleusement déchiffrables. » [22]
Si la pensée critique moderne réussit aussi bien à dévoiler les processus d’aliénation (du travail, du pouvoir, du sexe, etc), c’est parce qu’en fait, dans le sillage de la mort de Dieu, tous les astres jumeaux (travail et capital, désir et pouvoir) qui structuraient le ciel de l’aliénation tendent à se confondre « sur la base d’une exténuation progressive de leur principe de réalité » qui « annoncerait alors non pas une positivité redoublée, mais une indifférenciation jumelle, au terme de laquelle seuls leurs fantômes viendraient se mêler et nous hanter. » Nous ne voyons en effet que ce qui « disparaît », à la façon des étoiles.
En fait, c’est tout le système de la « différenciation » qui s’est effondré avec « la mort de Dieu ». Aussi faut-il, pour entrer dans la logique de Baudrillard, exclure radicalement l’emploi du terme de différence, en raison de la dévalorisation qu’il subit du fait de la promotion même dont il est l’objet dans un système où les objets n’existent que les uns par rapport aux autres et où le sujet lui-même, étant reconnu comme « sujet de la différence », se trouve sommé (« assigné » au rôle) de se produire sur le mode de la différence, de se produire en tant que différant, en sorte que la différence n’est plus rien d’autre qu’un mode de l’identité, exactement de la même façon que, dans l’économie politique, tous les objets sont réduits à leur valeur d’échange pour être équivalents et échangeables : la différence, c’est le prix, le prix fait la différence. De même, le sujet « différent » ne l’est que du fait d’être absorbé dans un système qui expose les êtres les uns au regard des autres – leur prix (valeur) social faisant leur différence. D’où la nécessité d’une « critique de l’économie politique du signe », étendant la critique à tout le champ de la valeur, linguistique comprise.
Contre cette différence, Baudrillard choisit « l’altérité radicale » de ce qui n’est pas l’autre d’autre chose, ou la « singularité » (parfois aussi « l’anomalie »), qui correspond à peu près au mot « exception » qui sert à Kierkegaard pour qualifier l’individu et le soustraire à ce qui, dans le système hégélien, tend à le déterminer comme un simple « moment » du processus historico-logique et le contraint ainsi d’entrer dans un mouvement qui ne peut mener qu’à sa résolution-abolition-absorption dans la synthèse de l’esprit absolu. Dans la perspective de Kierkegaard, cet individu est caractérisé comme possibilité pouvant se déterminer en nécessité par le saut « dans l’absurde » (la foi), quand survient l’événement, concept clef qui désigne précisément le lieu d’une décision par laquelle l’individu assume son destin en rupture avec une vie baignée de l’indifférenciation esthétique. Le signe de la vérité de cette décision est le secret, dans lequel l’individu se retranche pour être, au regard du monde, dans le système, l’exception inassimilable.
Baudrillard aime à citer cette phrase du Journal : « Que celui qui parle de lui ne dise jamais tout le vrai, qu’il le garde au secret et n’en livre que des fragments. » [23]
Mais les rapports entre les deux auteurs ne sont pas cependant si simples qu’on puisse seulement reporter de l’un sur l’autre la forme d’un mouvement de la pensée. Baudrillard ne reproduit pas Kierkegaard, il le séduit, il le détourne de lui-même pour l’entraîner dans une autre stratégie. Cela est très visible dans L’Autre par lui-même, livre au titre déjà assez significatif qui l’est d’autant plus qu’il a été repris presque intégralement dans un autre livre, Mots de passe, qui semble en être le double ou la doublure ironique. Nous pourrons ainsi clore notre étude sur une note purement littéraire, loin de toute perspective philosophique ou sociologique. Ce double livre (faut-il dire « twin books » ?) commence ainsi : « Il est paradoxal de faire le panorama rétrospectif d’une œuvre qui ne s’est jamais voulue prospective. »
Il est difficile de croire qu’une telle phrase ait pu être écrite (et « réécrite ») sans un coup d’œil à Kierkegaard ou, à tout le moins, « au miroir » – celui qui, dans le Journal du Séducteur, est « suspendu sur le mur opposé » et permet un échange de coups d’œil « en oblique », symbole d’une stratégie dans laquelle le miroir est l’allié d’une double séduction, de la jeune fille et du Séducteur, à la faveur d’un hasard calculé : « elle n’y pense pas, mais le miroir y pense » [24].
Car la stratégie du Séducteur, dans l’œuvre de Kierkegaard, est aussi la métaphore d’une œuvre toute entière conçue comme une entreprise de séduction, quoique dans un sens nullement donjuanesque. On la trouve exposée dans un des derniers textes, intitulé Point de vue explicatif (ou rétrospectif, selon les traductions) de mon œuvre, dont le propos est précisément de révéler la dimension prospective de toute l’œuvre de Kierkegaard, en indiquant qu’il est, a toujours été et n’est qu’un auteur religieux, n’ayant en vue que le religieux – conçu comme le stade qui englobe l’éthique et l’esthétique – et qu’il n’est aucun autre sens à trouver dans ses livres, même et surtout dans ceux qui paraissent faits pour détourner du religieux (les écrits esthétiques et, particulièrement, Le Journal du Séducteur, qui connut un vrai succès lors de sa parution, notamment dans les milieux progressistes et libéraux)). Ces livres esthétiques, écrits (comme presque tous les autres d’ailleurs) sous des pseudonymes, sont ainsi présentés comme les masques d’une intention première et définitive, véritable fil rouge d’une pensée déguisée en son contraire. C’est exprimé sans la moindre ambiguïté :
« Envisageant mon œuvre totale, il m’est naturellement indifférent de savoir dans quelle mesure un public de soi-disant esthéticiens a trouvé ou pourrait trouver du plaisir à lire tout ou partie de la partie esthétique, laquelle est l’incognito et la tromperie au service du christianisme ; je suis en effet un auteur religieux. Si un lecteur comprend et juge parfaitement la production esthétique prise isolément, il est dans une erreur complète à mon sujet, puisqu’il ne l’envisage pas dans la totalité religieuse de mon œuvre. »
Or ce qui intéresse Baudrillard, c’est précisément le contraire du religieux et du sens. Que pourrait-il bien faire d’un pareil « discours de sens », aussi enragé à dire son propre « vrai » ? Pourquoi produire un pareil témoin à la barre de son procès d’auto-habilitation [25] ? Mieux vaut le séduire.
Loin donc de citer Kierkegaard, Baudrillard se démarque au contraire un peu plus de lui :
« Ce serait faire comme si l’œuvre préexistait à elle-même et pressentait sa fin dès le début, comme si elle était close, comme si elle se développait d’une manière cohérente, comme si elle avait toujours été. Je ne vois pas d’autre façon d’en parler qu’en termes de simulation.
Et d’appeler Borges à la barre, témoin effectivement possible, mais de quoi donc ? De la non préexistence de l’œuvre à elle-même – pure actualité, surgissement dans le présent d’une pensée sans arrière-pensée, pensée, vide et dénuée de tout passé, liée et vouée au présent de son énonciation, nietzschéenne, anti-chrétienne ? Oui, sans doute, mais entretenant quand même avec celle de Kierkegaard une étrange connivence, et précisément dans ce sens de l’adhésion à l’instant et de l’obstination à demeurer toujours en deçà de sa propre vérité, dans la virtualité d’une décision indéfiniment repoussée et dans l’exercice toujours renouvelé d’une virtuosité dialectique littéralement vertigineuse. Kierkegaard se décrit vivant « sous l’emprise d’une immense mélancolie dont la profondeur trouve sa seule expression dans la faculté qui m’a été départie à un égal immense degré de la dissimuler sous l’apparence de la gaieté et de la joie de vivre ». Qui donc, plus que Baudrillard, pourrait s’appliquer ce portrait, dont telle phrase, prise au hasard dans son œuvre semble vouloir être la démonstration : « De toute façon, il vaut mieux une analyse désespérante dans une langue heureuse qu’une analyse optimiste dans une langue désespérante d’ennui et démoralisante de platitude, comme c’est le plus souvent le cas. » [26]
Plus loin Kierkegaard confesse orgueilleusement :
« Pendant de longues périodes, je n’ai pas fait autre chose que des exercices dialectiques assaisonnés d’imagination, m’essayant sur mon esprit comme on accorde un instrument, mais à proprement parler, je ne vivais pas…Tel j’étais dans ma vingt-cinquième année ; m’apparaissant à moi-même en mon mystérieux développement comme une extraordinaire possibilité dont le sens et la destination m’échappaient, en dépit de la plus éminente faculté de réflexion qui embrassait autant dire tout. »
Croirait-on pas lire Valéry faisant la genèse de Monsieur Teste ? Ainsi, dans la préface :
« Teste fut engendré, – dans une chambre où Auguste Comte a passé ses premières années, – pendant une ère d’ivresse de ma volonté et parmi d’étranges excès de conscience de soi.
J’étais affecté du mal aigu de la précision. Je tendais à l’extrême du désir insensé de comprendre, et je cherchais en moi les points critiques de ma faculté d’attention.
Je faisais donc ce que je pouvais pour augmenter un peu les durées de quelques pensées. Tout ce qui m’était facile m’était indifférent et presque ennemi. »
Mais Baudrillard pousse le paradoxe au paroxysme :
« L’autre pensée au contraire est excentrique au réel, elle est en excentration du monde réel – donc étrangère à la dialectique, qui joue sur les pôles adverses, étrangère même à la pensée critique, qui se réfère toujours à un idéal du réel. A la limite, elle n’est même pas une dénégation du concept de réalité. Elle est illusion, c’est-à-dire un jeu avec la réalité, comme la séduction est un jeu avec le désir (elle le met en jeu), comme la métaphore est un jeu avec la vérité. Cette pensée radicale n’est issue ni d’un doute philosophique ni d’un transfert utopique (qui suppose toujours une transformation idéale du réel) ni d’une transcendance idéale. Elle est la mise en jeu de ce monde-ci, elle est l’illusion matérielle, immanente à ce monde dit « réel » – c’est une pensée non dialectique, non critique. Du coup, elle semble venir d’ailleurs. De toute façon, il y a incompatibilité entre la pensée et le réel. » [27]
Ces ressemblances, toutefois, n’empêchent pas que le point de contradiction central, le christianisme est bien ce qui fait toute la différence. Mais la question demeure de savoir si le christianisme de Kierkegaard n’est pas, finalement, aussi « excentrique » au christianisme en tant qu’entreprise de conversion des sujets devenant les « produits » objectivés du christianisme que le nihilisme de Baudrillard est (ou se veut) excentrique à la « réalité intégrale » ? Leurs démarches pourraient alors se rejoindre dans l’excentricité qui leur serait commune et qui serait aussi, finalement, une sorte de posture ou d’imposture littéraire, au sens le plus noble qui soit (baudelairien).
Pour répondre à cette question presque sartrienne, deux considérations. La première concerne le christianisme de Kierkegaard, dont il ne faut pas oublier qu’il fut, avec celui du Dostoiewski de la « légende du Grand Inquisiteur », l’acte d’accusation le plus puissant qui ait jamais été formulé contre la Chrétienté, c’est-à-dire contre ce qu’on peut considérer comme la matrice du totalitarisme au sens le plus moderne du terme, à savoir la prise en main du tout de l’homme par une puissance cumulant les armes du spirituel et du temporel. En portant cette critique radicale, Kierkegaard a évidemment ouvert la voie des plus grandes critiques du totalitarisme qui soit. Trois textes capitaux en témoignent . Ils sont tous tirés d’une note sur le Point de vue explicatif de mon œuvre, intitulée « A l’Individu ». Voici le premier :
« Il est une conception de la vie pour laquelle là où est la foule, là aussi est la vérité ; la vérité est dans la nécessité d’avoir pour elle la foule. Mais il en est une autre ; pour elle, partout où est la foule, là aussi est le mensonge, si bien que – pour porter un instant la question à l’extrême – si tous les individus détenaient chacun séparément et en silence la vérité, néanmoins s’ils se réunissaient en foule (qui prendrait alors une signification décisive quelconque, par le vote, par le tapage, par la parole), l’on aurait aussitôt le mensonge. Car la foule est le mensonge. »
Le second est celui-ci :
« Christ fut crucifié parce que, tout en s’adressant à tous, il ne voulut pas avoir affaire avec la foule, ne voulut pas son secours, s’en détourna à cet égard inconditionnellement, ne voulut pas fonder de parti, n’autorisa pas le vote, mais voulut être ce qu’il était, la Vérité qui se rapporte à l’Individu. »
Enfin, le troisième :
« Parler à la foule, non pour la former, mais pour que tel ou tel s’en retourne chez lui de l’assemblée pour devenir l’Individu. »
L’excentricité de Kierkegaard n’est radicale qu’autant qu’elle touche à une radicalité plus radicale encore, celle du Christ, qui n’a pu faire l’enjeu de la partie qui s’est jouée, selon l’Evangile, entre le monde et Dieu, ou celle qui ne cesse de se jouer, selon n’importe quelle forme de nihilisme radical, entre le système de la totalité et la fulgurance de l’instant et du fragment, que parce qu’en lui s’exposait réellement quoique de manière indécidable, soit l’être, soit le néant : le néant, si Dieu n’existe pas, l’être si Dieu existe. Tel est le défi, ou le pari, comme on voudra. C’est le « s’exposait réellement » qui compte seul. (Mais à la limite, s’il ne s’exposait pas réellement, et qu’il s’agissait, depuis le début jusqu’à la fin, d’une supercherie, ce serait tout aussi formidable et plus intéressant esthétiquement parlant, car si l’on y songe, comment rêver d’une imposture aussi géniale que celle qui aurait ainsi « séduit », subverti, l’Histoire universelle, en lui donnant pour axe la date fictive de la naissance d’un enfant imaginaire, mort pour de faux et ressuscité pour infecter de son illusoire présence tout le Royaume de la dissimulation ? Mais c’est le « s’exposait réellement qui compte seul, en réalité.) Et de cela, Kierkegaard était conscient, autant que Baudrillard. L’un l’exprime ainsi :
« Quand on possède ainsi cette aptitude (à souffrir et à cacher sa souffrance), l’orientation que prend ce tourment démoniaque intérieur et solitaire dépend du caractère spécifique de l’individualité ; il trouve son expression et sa satisfaction dans la haine vouée aux hommes et dans la malédiction jetée à Dieu, ou inversement. »
L’autre dit :
« La pensée doit jouer un rôle catastrophique, être elle-même un élément de catastrophe, de provocation, dans un monde qui veut absolument tout épurer, exterminer la mort, la négativité. Mais elle doit en même temps demeurer humaniste, soucieuse de l’humain, et pour cela retrouver la réversibilité du bien et du mal, de l’humain et de l’inhumain. »
L’excentricité de Baudrillard, elle, est adossée à « la mort de Dieu ». C’est pourquoi elle regarde n’importe quel système de l’identité comme suspect de n’être qu’une entreprise de simulation, et elle lui oppose systématiquement la résistance de la coquille [28] dont parle Kierkegaard, pour illustrer le « désespoir défi où l’on veut être soi-même » :
« Et celui-ci, ce n’est même pas par engouement stoïque de lui-même ou self-idolâtrie, qu’il veut être lui-même ; ce n’est pas comme ici, par un mensonge certes, mais en un certain sens pour suivre sa perfection ; non, il le veut en haine de l’existence et selon sa misère ; et ce moi, ce n’est même pas par révolte ou défi qu’il s’y attache, mais pour compromettre Dieu ; il ne veut pas par révolte l’arracher au pouvoir qui le créa, mais le lui imposer, le river à lui de force, l’arc-bouter contre lui sataniquement…et la chose est compréhensible, une objection vraiment méchante s’arc-boute toujours contre ce qui la suscite ! Par sa révolte contre l’existence, le désespéré se flatte d’avoir en main une preuve contre elle et contre sa bonté. Il croit l’être lui-même cette preuve, et, comme il la veut être, il veut donc être lui-même, oui, avec son tourment ! pour, par ce tourment même, protester toute la vie. Tandis que le désespoir-faiblesse se dérobe à la consolation qu’aurait l’éternité pour lui, notre désespéré démoniaque n’en veut non plus rien savoir, mais pour une autre raison : cette consolation le perdrait, elle ruinerait l’objection générale qu’il est contre l’existence. Pour rendre la chose par une image, supposez une coquille échappant à son auteur, une coquille douée de conscience – qui n’en serait peut-être pas une au fond, mais, à tout prendre de très haut, un trait intégrant de l’ensemble – et qu’en révolte alors contre l’auteur elle lui défende par haine de la corriger et lui jette, dans un défi absurde : non ! tu ne me bifferas pas, je resterai comme un témoin contre toi, comme un témoin que tu n’es qu’un piètre auteur ! » [29]
On ne peut même pas imaginer que Baudrillard n’ait pas connu et apprécié à sa juste valeur ce texte sidérant, qui est la seule source possible de toute la pensée baudrillardienne du « malin génie de l’objet », ainsi exprimée dans les Stratégies fatales :
« La seule stratégie possible est celle de l’objet. Il faut entendre là, non pas l’objet « aliéné » et en voie de désaliénation, l’objet asservi et revendiquant son autonomie de sujet, mais l’objet tel qu’il défie le sujet, tel qu’il le renvoie à sa position impossible de sujet.
Stratégie dont le secret est celui-ci : l’objet ne croit pas à son propre désir, l’objet n’a pas de désir. Il ne croit pas que quoi que ce soit lui appartienne en propre, et il n’entretient pas de fantasme de réappropriation ni d’autonomie. Il ne cherche pas à se fonder dans une nature propre, fût-elle celle du désir, mais du coup il ne connaît pas d’altérité et il est inaliénable. Il n’est pas divisé en lui-même, ce qui est le destin du sujet, et il ne connaît pas le stade du miroir, où il viendrait se prendre à son propre imaginaire.
IL EST le miroir. Il est ce qui renvoie le sujet à sa transparence mortelle. Et s’il peut le fasciner et le séduire, c’est justement qu’il ne rayonne pas d’une substance ou d’une signification propre. L’objet pur est souverain parce qu’il est ce sur quoi la souveraineté de l’autre vient se briser et se prendre à son propre leurre. Le cristal se venge. » [30]
Il n’est, nous l’avons plusieurs fois souligné, pas question de chercher à ramener le nihilisme de Baudrillard au christianisme de Kierkegaard : c’est l’inverse, c’est Baudrillard qui « séduit » Kierkegaard, mais il ne le séduit que parce que Kierkegaard, en tant que sujet mort, rayonne de toute l’objectivité fatale d’un astre mort dont la lumière n’arrive jusqu’à nous que parce que, depuis toujours, il « disparaît ». Léon Bloy, dans son Journal, exprime cette conviction surprenante :
« Le célèbre Microbe explicatif de tous les maux, dont la médecine contemporaine fait si grand état, doit être et ne peut être autre chose que le plus subtil mensonge du vieil Ennemi. De quoi s’agit-il, en effet, sinon de prouver que toutes les causes morbides sont naturelles au lieu d’être SPIRITUELLES, comme l’avaient toujours cru les hommes en qui habitaient le Dieu vivant ? Les physiologistes l’ont vu, ce microbe. Ils l’ont vu de leurs gros yeux. Ah, les bonnes gens, qui se sont donnés tant de peine pour arriver à ne pas comprendre que telle est la forme que prend pour eux le Principe du Mal, l’antique Démon qui fut un Esprit céleste, et que leur microbe est le dernier travestissement de la Désobéissance. »
En termes baudriardiens, la même idée s’exprime ainsi, sous forme d’hypothèse :
« Dans notre univers quaternaire, la révolte est devenue génétique. C’est celle des cellules dans le cancer et les métastases : vitalité incoercible et prolifération indisciplinée. C’est une révolte aussi, mais non dialectique – subliminale – et qui nous échappe. Mais qui sait le destin des formations cancéreuses ? Leur hypertélie correspond peut-être à l’hyperréalité de nos formations sociales. Tout se passe comme si le corps, les cellules se révoltaient contre le décret génétique, contre les commandements (comme on dit si bien) de l’ADN. Le corps se révolte contre sa propre définition objective. » [31]
Il n’y a aucune raison de penser que Bloy et Baudrillard pensent la même chose, même si l’idée est rigoureusement la même. Parallèlement l’un à l’autre, ils attaquent la croyance au Réel et lui présentent un miroir littéraire dans lequel le déterminé devient l’indécidable. Qui prouvera jamais que le microbe fut une représentation exacte de quoi que ce soit de réel ? Qui décidera de manière irrévocable qu’une métastase est un développement purement causal ? La valeur de la science dépend de sa capacité à renoncer à toute hypothèse qui se prend pour la réalité. Avec de bons sentiments, même dans le domaine des sciences, on ne fait que de la mauvaise littérature. En face d’une science qui s’avance vers l’individu avec les mêmes prétentions qu’une religion (le devoir de croire, le scientisme) le sujet ne peut qu’opposer une résistance subjective et la porter à l’Absolu, si du moins il trouve dans la subjectivité une porte ouverte sur l’infini, qui est l’équivalent spirituel du levier d’Archimède. Encore faut-il que le sujet échappe à la détermination scientifique. Pour Valéry, la chose est déjà assez incertaine pour qu’il préfère se retrancher dans une ironie équivoque qui lui permet d’envisager la Science comme le produit d’un Moi purement possible mais dont le langage littéraire garde la maîtrise : Léonard ou Descartes. Mais pour Baudrillard, cette attitude ne tient pas compte du « pas au-delà » qui ne laisse plus au sujet la moindre échappatoire, comme le montre la Société de Consommation :
« Aussitôt vendue son image, c’est-à-dire vendue une part de lui-même, l’étudiant est traqué par elle dans la vie réelle jusqu’à la mort. Et ceci traduit la vérité, non édulcorée, du processus de l’aliénation : rien de ce qui est aliéné de nous ne tombe pour autant dans un circuit indifférent, dans un « monde extérieur » envers lequel nous resterions libres – souffrant seulement dans notre « avoir » de chaque dépossession, mais disposant toujours de nous-mêmes dans notre sphère « privée » et intact dans notre être au fond. Non : ceci est la fiction rassurante du « for intérieur », où l’âme est quitte du monde. L’aliénation va beaucoup plus loin. La part de nous qui nous échappe, nous ne lui échappons pas. »
En disant cela, Baudrillard rejoint l’attitude extrême de Kierkegaard, qui, pour faire barrage à l’objectivation du sujet, lui interdit toute illusion de pouvoir être lui-même – excepté dans le démonisme qui est une sorte d’acceptation de l’enfer. Baudrillard reprend à son compte ce démonisme, le réactive et en investit l’objet, par un transfert où l’objet devient capable d’exorciser le sujet pour le libérer de son obsession de souveraineté : c’est la séduction. La science, dès lors, devient la dupe d’un jeu où l’objet se révèle faire semblant d’être identique à lui-même, donc déterminable. Mais l’électron de Born, l’objet fractal, le trou noir manifestent la duplicité de l’objet, qui, quand il veut, redevient insaisissable.
Bloy conclut somptueusement sa fantasmagorie par ces mots, qui, littérairement, lui donnent raison : « Je chemine en avant de mes pensées en exil, dans une grande colonne de silence. » Baudrillard clot son livre le plus agressivement théorique par cette formule :
« La règle absolue, celle de l’échange symbolique, est de rendre ce qui vous a été donné. Jamais moins, toujours plus. La règle absolue de la pensée, c’est de rendre le monde tel qu’il nous a été donné – inintelligible – et si possible un peu plus inintelligible. Un peu plus énigmatique. »