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Tolstoï, tout simplement 

lundi 6 février 2017, par Edouard Schaelchli (Date de rédaction antérieure : 16 avril 2014).

En ces temps où la Russie, fidèle à ses plus chers vieux démons, vient aimablement rappeler à l’Europe ainsi qu’au monde entier de la libre-circulation des biens et des personnes que tout ne relève pas, loin de là, d’une pure logique économique, il est bon de pouvoir redécouvrir, grâce à l’excellente présentation qu’en propose Renaud Garcia dans la collection des Précurseurs de la décroissance aux éditions du Passager clandestin, la pensée du conte Léon Tolstoï, dont une des toutes premières œuvres à faire sensation fut le recueil des Récits de Sébastopol, publié en 1855, en pleine guerre de Crimée. Acte courageux d’un jeune et brillant officier qui osait, pour la première fois en Russie, décrire la guerre sans en chanter les beautés mais en en soulignant toute la cruauté et toute l’absurdité.

On sait quelle ampleur prit ensuite, dans Guerre et paix, la critique d’une histoire qui s’évertuait en vain de rendre logique et naturel cet « événement contraire à la raison et à toute la nature humaine » qu’est une guerre, même et surtout quand elle est conduite par ce qu’on se plait à appeler un « grand homme », un de ces hommes dont les caprices ont, soi-disant, le triste privilège de pouvoir, « d’un mot », « déterminer des milliers d’hommes venus de l’autre bout de l’Europe à tuer et ruiner les habitants de Smolensk et de Moscou et à être tués par eux ». Mais ne résistons pas au plaisir de relire les lignes dans lesquelles le romancier n’hésitait pas à prendre le mythe de la causalité pour ce qu’il est :

« A nous, la postérité, qui ne sommes pas des historiens, qui ne nous laissons pas égarer par la passion des investigations et qui, par suite, pouvons considérer l’événement avec un bon sens non obnubilé, ces causes apparaissent en nombre incalculable. Plus nous nous plongeons dans la recherche de ces causes, plus nombreuses elles se découvrent à nous, et chacune d’elles prise séparément ou toute une série d’entre elles nous apparaît aussi juste en soi que fausse par son insignifiance en regard de l’immensité de l’événement et par son incapacité (sans l’intervention de toutes les autres causes concordantes) à l’avoir déterminé. Le désir ou le refus de rengager du premier venu parmi les caporaux français nous apparaît comme une cause tout aussi valable que le refus de Napoléon de retirer son armée derrière la Vistule et de rendre le grand-duché d’Oldenbourg : car si ce caporal, si tel soldat, puis un deuxième, un troisième, un millième avaient refusé de reprendre du service, l’armée de Napoléon aurait compté d’autant moins d’hommes et la guerre n’aurait pas pu avoir lieu. » [1]

Qu’est-ce qui se disait ainsi ? Quelque chose qui, très profondément, rejoint la question que pose d’une façon de plus en plus nettement pertinente, en proportion de sa joyeuse impertinence, le mouvement de la décroissance, la question de savoir « qui détient vraiment le pouvoir de faire ou de ne pas faire dans la société mondialisée » [2]. Question capitale que le romancier russe abordait en congédiant délibérément toute méthode consistant « à examiner les actes d’un seul homme, roi, chef d’armée, comme la somme des volontés des hommes, alors que cette somme ne s’exprime jamais par l’activité d’un seul personnage historique » ou, ce qui revient rigoureusement au même, « en prenant arbitrairement une série d’événements continus, à les considérer en dehors d’autres, alors qu’il n’y a pas et qu’il ne peut pas y avoir de commencement d’aucun événement et qu’un événement découle toujours et sans discontinuité d’un autre ». Le seul moyen qu’il croyait susceptible de « saisir les lois de l’histoire » (entendue comme « mouvement continu » de l’humanité) était de prendre « pour objet d’observation une unité infiniment petite – la différentielle de l’histoire, c’est-à-dire les aspirations communes des hommes – et (d’apprendre) l’art de l’intégrer (faire la somme de ces infinitésimaux) » [3]. C’était exclure (sans le savoir, mais l’ironie n’en est pas moins élégante) toute idée d’ordination du réel humain ou de (méga)machine à intégrer dans un unique calcul la somme des intérêts humains en vue d’un très hypothétique intérêt général qui fût autre chose que l’intérêt immédiatement bien compris que chacun peut, dans son particulier, reconnaître spontanément comme le sien propre. C’était déjà, le plus sérieusement du monde, considérer qu’il appartient à tout homme, dans le présent le plus quotidien de sa vie, de choisir ce qu’il veut pour lui et pour les autres (pour les siens qui seront un jour, fatalement, ceux d’autres aussi) à l’exclusion de ce qui n’est pas compatible avec la continuité de la vie en général, et qu’il n’incombe à un pouvoir politique quel qu’il soit que d’empêcher des formes d’activité ou d’existence intrinsèquement abusives de se développer au détriment des autres.

En ce sens, vraiment, l’auteur de Guerre et paix peut être considéré comme le grand précurseur du mouvement qu’on devrait systématiquement, avec Serge Latouche, comprendre d’abord comme une « stratégie » généralisée de la « dissidence localiste », à l’instar de celle des indiens des Chiapas procédant à la « reconquête ou réinvention (de leurs) commons » et à « l’auto-organisation » de leur « bio-région » [4], à l’opposé de toute entreprise d’organisation globale du monde.

Cela, le livre de Renaud Garcia, heureusement sous-titré Contre le fantasme de toute-puissance, le montre et le démontre merveilleusement, en nous faisant apparaître les trois facettes de l’action intellectuelle et sociale d’un homme pour qui il fut d’abord essentiel de conquérir une certaine estime de soi qui ne pouvait se séparer du souci des autres. Tel fut Tolstoï, conte Léon, officier de sa majesté le Tsar de toutes les Russies, « cet écrivain génial et justement encensé qui, à cinquante ans passés, récuse soudain sa vie ancienne en la rejetant dans l’inauthenticité, revêt l’habit du moujik, se met à couper son bois, apprend la cordonnerie, tout en demeurant propriétaire d’un grand domaine, entouré de domestiques, arrimé au luxe par les conditions de la vie familiale » [5].

Le premier titre auquel peut nous toucher cette expérience, c’est précisément l’acuité avec laquelle Tolstoï ressentit la contradiction dans laquelle le mettait son attachement aux valeurs essentielles du christianisme dès lors qu’il ne voulut plus admettre qu’il pouvait en même temps satisfaire sa conscience à la « clarté de l’horizon moral chrétien » – se sentir justifié par le Christ, sauvé par son sacrifice et sa résurrection – et vivre « en profitant dans une trop large mesure du travail d’autrui » [6]. La même « tension » n’est-elle pas celle de « l’intellectuel progressiste d’aujourd’hui », pour qui « il s’agira de réellement prendre en compte les intérêts et les manières de vivre des masses populaires, de se soucier des conditions qui leur sont faites et de la régénération qu’elles pourraient apporter à une société pourrissante » [7] ? Si la question se pose très sérieusement de savoir s’il est besoin d’être chrétien pour prendre la mesure du conflit existant entre « la nature animale de l’homme et sa dimension raisonnable et spirituelle », se pose de toutes façons celle de savoir si la recherche du « bonheur en cette vie » n’implique pas une certaine « capacité à réfréner les satisfactions de l’individualité pour s’ouvrir à ce qu’il y a de commun avec les autres hommes ».

Avec une rigueur qu’on retrouvera, nous semble-t-il, chez Ellul [8], Tolstoï met au centre de cette problématique la notion de « non-puissance » qui, tout en balayant tout le champ des « désirs immodérés fondamentaux », ouvre la possibilité d’éclairer décisivement le problème de la responsabilité de l’individu dans sa participation à un système social générant à la fois violences et inégalités, problème qui n’est pas moins crucial pour l’occidental moderne profitant constamment, sous forme d’avantages sociaux, des excès « d’un système technicien de moins en moins contrôlable » [9] que pour l’aristocrate russe du XIXème siècle en voie d’industrialisation.

D’une exigence de « réforme radicale de soi par soi », on passe ainsi à une critique profonde et originale de « l’économie politique » qui interdit d’interpréter l’impératif moral de « non-résistance au mal » comme « une forme d’apathie stoïcienne » [10] isolant le sage dans son idéal de perfection personnelle. Car c’est à « une réelle résistance au mal de l’Etat, du militarisme et du travail salarié » que cet impératif conduisit Tolstoï, dès lors qu’il eut pleinement pris conscience, après 1892, de « l’insuffisance de la charité chrétienne à l’égard des pauvres » [11]. Sans rien abandonner des exigences chrétiennes, il en vient progressivement à « remettre en question la vision classique de l’économie, focalisée sur la seule productivité et considérant les humains et la nature comme autant de ressources utilisables à volonté pour servir les objectifs de rendement dans un contexte de rareté », évaluant « à nouveaux frais (…) la place du travail et de ce qui en mesure la valeur, à savoir l’argent » [12].

Celui-ci, loin d’être défini comme le « simple moyen d’échange » que nous chantent « les fables sur l’origine de la monnaie », est violemment attaqué comme « le symbole et l’opérateur de l’esclavage de la grande masse de la population » dont « l’origine réside dans la violence et la prise de possession » [13]. On n’est pas loin, par là, « de ce que Karl Polanyi (1886-1964) appelait le sens ‘’substantif’’ de l’économie – où « l’homme cherche à assurer ses besoins matériels par l’échange avec son environnement naturel et social » en usant « de conditions qui ne sont pas limitées a priori : l’eau, l’air ou encore l’amour d’une mère pour son enfant » –, différent du sens « formel » du mot qui « se ramène au choix de moyens déterminés pour obtenir le meilleur rendement dans un contexte de rareté » [14].

Toute une suite de conséquences s’enchaînent à partir de là qui nous permettent de rêver un peu mélancoliquement sur ce qu’eût été le destin du monde si, à la suite de Tolstoï, la Russie avait pu enrayer ce « processus de déshumanisation » [15] dont parle Berdiaeff à propos du capitalisme. « Le rythme », dit-il, « s’ (en) est accéléré encore par le marxisme-communisme » dans lequel « ce ne sont pas (…) les traditions humaines russes qui ont triomphé, mais les traditions opposées liées à la tradition de l’absolutisme gouvernemental qui s’était toujours servi de l’homme comme d’un instrument » [16]. Génial « précurseur », « par ce qu’il nie », de communistes avec lesquels « on le voit rejeter le passé, la tradition historique, la culture ancienne, l’Eglise et l’Etat, Tolstoï en est aussi « tout le contraire (…) par ce qu’il affirme » et par le sens profond qu’il partage avec le peuple d’une « vie humaine absorbée, engloutie par le cycle immense de la vie cosmique ». [17] Mais Tolstoï meurt en 1910, sept ans trop tôt, et Lénine aura, entre temps, vécu l’épouvantable expérience de 1914 et du ralliement au nationalisme des marxistes qu’il avait le plus admirés.

Quelle eût été l’organisation de Tolstoï ? C’eût été d’abord, nous dit Renaud Garcia, une « attention extrême » accordée à « l’organisation communale paysanne » [18] dans laquelle le travail se trouve « englobé » comme « dans une totalité incluant la communauté productive et son environnement », de telle sorte qu’il soit possible d’envisager « une subsistance communautaire, fondée sur l’usage collectif de la terre et le développement d’une production ‘’vernaculaire’, selon la formule d’Ivan Illich désignant les activités autonomes orientées vers la subsistance en lieu et place du rendement » [19].

Libérée de toute redevance, la terre n’est plus alors l’objet d’aucune appropriation autre que celle qui se relie au travail ou à un usage communautaire permettant une répartition des tâches sur un mode alternatif où alterneraient les moments voués à la subsistance et les moments voués au service des autres ou au partage créatif ou récréatif. Il est curieux de noter que Tolstoï « ouvre des voies fécondes pour rapprocher le travail et la joie », sans jamais céder aux principes du productivisme et de la division des tâches, fondamentaux du capitalisme qui seront systématiquement repris et renforcés par le système soviétique.

La cause en est probablement à chercher dans ce qui est l’aspect le plus intéressant de la pensée de Tolstoï, lié au fait que « il ne réfléchit pas en fonction des intérêts de sa classe, mais bien en fonction des intérêts de la paysannerie », au rebours d’un socialisme généralement imbu de l’idée que « dans la sphère de l’agriculture l’industrie moderne agit plus révolutionnairement que partout ailleurs en ce sens qu’elle détruit le paysan et le remplace par le salarié », selon la formule de Marx qu’il faut bien retenir comme l’essentiel de sa pensée en ce domaine, en dépit d’une autre approche, esquissée dans la correspondance avec la populiste Véra Zassoulitch, où il admettait, « en s’appuyant sur les vertus de la communauté paysanne traditionnelle (l’obschina), la possibilité d’une transition directe du mode de production féodal à l’économie socialiste sans passer par la phase d’accumulation capitaliste » [20]. Là est le point de rupture décisif, pour Tolstoï déjà (comme le souligne constamment Berdiaev) et pour toute pensée de la décroissance avec « la conception de l’histoire et l’aveuglement progressiste qui ont conduit pour une bonne part à la situation écologique, sociale et humaine dans laquelle nous nous trouvons » [21].

Mais c’est aussi le point sur lequel la discussion est le plus difficile, celui où se fait le plus sentir la puissance sur l’imaginaire du mythe colonisateur du développement, rassemblant toute gauche et toute droite possibles contre cet OVNI qu’est la décroissance, situé « dans une zone théorique et politique inclassable, du côté d’un conservatisme révolutionnaire », au nom de l’impératif sacré « de modernisation ». Au centre de ce cyclone idéologique dont il est l’ unique œil véritable, « le paysan n’est jugé ‘’conservateur’’ que parce qu’il est généralement jugé ‘’progressiste’’ de prôner sa disparition » [22], comme le dit bien Silvia Pérez-Vittoria, et il serait vain de croire qu’on peut rationnellement briser ce cercle vicieux d’une rationalisation du rapport à l’espace-temps terrestre qui tend à se confondre avec l’espace-temps occidental où « la ville a désormais gagné suffisamment d’espace et de terrain pour que l’on ait du mal à considérer qu’il existe même une campagne non ‘’urbanisée’’ (ne serait-ce qu’en termes de style de vie) » [23]. Il faut là-dessus résolument suivre Bernard Charbonneau dans son pessimisme radical. [24]

Mais à quoi bon, alors, en revenir à Tolstoï ? N’est-ce pas, encore, une manière de rêver, dans la douce et poétique lueur de l’immortelle bougie  ? En fait, « il s’agit de réfléchir à l’échelle internationale », ou plutôt planétaire, où les raisons de la paysannerie apparaissent véritablement vitales pour répondre au défi d’une « culture (…) de barbarie » qui pourrait transposer au niveau planétaire les désordres et les déséquilibres humains, sociaux et écologiques inhérents au développement capitaliste. Ceux-ci restent, localement, supportables seulement parce que les lieux privilégiés où la croissance économique se confond avec la croissance urbaine dominent (symboliquement au moins) les lieux où cette croissance reste tributaire d’immenses espaces encore ouverts à des modes de vie ancestraux et où d’immenses réserves d’hommes restent encore soumis aux nécessités de la subsistance, dans l’attente d’être enfin soumis à la loi d’airain des salaires et de la division des tâches. En d’autres termes, le monde développé respire l’air que continue encore à fournir gratuitement le monde non développé où des centaines de millions de paysans peuvent vivre à la lueur de bougies qui n’épuisent aucune ressource énergétique, tant qu’on ne les oblige pas à grossir les rangs innombrables d’un sous-prolétariat mondial dont le travail sous-payé stimule la croissance des économies en voie de développement.

C’est dans cette perspective que prend tout son sens la défense acharnée du « mode de vie paysan » et des « valeurs qu’il incarne (recherche de l’équilibre, sécurité, enracinement local, incorporation réfléchie de techniques nouvelles, sens de l’autonomie) », tels qu’ils se sont révélés à Tolstoï au travers du personnage de Guerre et paix, Platon Karataiev, « figure emblématique du moujik russe et fulgurance dans la vie de Pierre Bezoukhov » [25], lequel, s’il relève évidemment de l’imaginaire, n’en constitue pas moins le meilleur modèle à opposer à celui de Stakhanov, l’éternel client du rayon « cultura » de tous les supermarchés où nul ne pourra jamais s’approprier à nouveau l’humble joie de vivre et l’humble sagesse d’une vie dont le travail n’est que la simple continuation. L’enjeu du combat est loin de n’être que symbolique : il s’agit bien de savoir si tout le monde pourrait tout simplement vivre dans un monde où tout le monde jouirait béatement du confort matériel et moral du cocon urbain. Que les masses qu’il est économiquement nécessaire d’exclure de ce cocon acquièrent l’entière et pleine conscience de la liberté dont cette exclusion est la condition paradoxale, n’est-ce pas un programme plus exaltant que celui que l’Europe propose à l’Ukraine et pour lequel il paraît bon au grand homme Poutine de reprendre la guerre de Crimée et le siège de Sébastopol ?

Il est bon de relire Tolstoï, tout Tolstoï, et non seulement l’excellent choix que propose Renaud Garcia, à qui on ne peut reprocher que l’espèce d’étrange soin qu’il prend de nous dispenser d’avoir à nous « inspirer du Tolstoï misogyne qui assène dans La sonate à Kreuzer que l’abstinence est le seul moyen de racheter un tant soit peu cet enfer qu’est la vie conjugale » [26]. On sursaute, on relit ce texte majeur, on y retrouve toute la terrible tension qu’emprunte magistralement ce douloureux récit à la diabolique pièce de Beethoven qui lui sert de titre. Où est la misogynie ? Où apparaît-il qu’il y ait dans l’analyse de ce dramatique rapport entre l’homme et la femme que fait Tolstoï la moindre affirmation de quelque infériorité de la femme que ce soit ? Où y trouve-t-on le plus petit soupçon que l’homme, dans cet infernal rapport que décrit Tolstoï, soit plus ou mieux humain que celle que, ne pouvant comprendre ni regarder comme un être humain, il finit par tuer ? Est-ce parce qu’on trouve cette phrase, choquante en effet, mais qu’il faut citer dans son contexte :

« En elle s’éveilla une beauté provocante, inquiétante. Elle possédait toute la force d’une femme de trente ans ne concevant plus, bien nourrie et énervée. Son aspect était troublant. Lorsqu’elle passait au milieu des hommes, elle attirait leurs regards. Elle était comme une cavale bien nourrie, demeurée trop longtemps à l’attache, et à qui on aurait enlevé sa bride. Elle n’était plus retenue par aucune espèce de bride, comme quatre-vingt-dix-neuf pour cent des femmes. Je sentais cela et cela me faisait peur. » [27]

Outre que le « je » qui parle ici n’est pas Tolstoï mais son personnage, narrateur d’une histoire qui s’avère l’avoir conduit au seuil d’une folie dont il ne peut pas vraiment revenir, n’est-il pas clair que c’est le rapport existant entre cette « beauté provocante, inquiétante », troublante, et les « regards » des hommes qui est ici l’essentiel, avec cette « peur » qui en résulte ? D’où cette condamnation de l’amour socialisé que prononce, en son nom propre (et non par personnage interposé, cette fois), Tolstoï dans sa Postface (« quatrième point ») :

« Dans notre société, où les enfants sont considérés soit comme un obstacle à la jouissance, soit comme un hasard malencontreux, soit comme une sorte de jouissance, quand on détermine leur nombre à l’avance, ces enfants sont élevés non en vue des tâches de la vie humaine qui les attendent en tant qu’êtres pensants et aimants, mais seulement en vue des plaisirs qu’ils peuvent procurer à leurs parents. Par suite, les enfants des hommes sont élevés comme les petits des animaux et le principal souci de leurs parents n’est pas de les préparer à une activité digne d’un homme mais (et là les parents sont soutenus par cette fausse science qu’on a baptisée médecine) de les rassasier le mieux possible, d’en faire des êtres de grande taille, propres, blancs, gavés et jolis (si on ne le fait pas dans les classes inférieures, c’est uniquement parce que la nécessité s’y oppose, mais le point de vue est le même). Et chez ces enfants amollis, comme chez les animaux suralimentés, se manifeste anormalement tôt une sensualité invincible, qui leur cause d’horribles tourments pendant l’adolescence. Les parures, les lectures, les spectacles, la musique, les danses, les douceurs, tout le décor de la vie, depuis les images des boîtes de bonbons jusqu’aux romans, nouvelles et poèmes, enflamment encore davantage cette sensualité ; en conséquence, les plus affreuses dépravations et maladies sexuelles deviennent l’élément habituel de la croissance des enfants des deux sexes et souvent demeurent même dans l’âge mûr. » [28]

Tolstoï n’ayant pas connu l’habitude ridicule de préciser chaque fois les deux genres, comme on le fait chez nous, depuis la campagne présidentielle de 2007 dans les milieux de la gauche écologisante obnubilée par la parité, quand on parle d’un groupe d’hommes et de femmes indifférenciés, le traducteur n’a pas pris la peine non plus de préciser que le mot « parents » impliquait un homme et une femme. Mais quoi, le pauvre homme n’avait pas encore, sans doute, entendu parler du mariage pour tous  ! Il ignorait tout également de du complexe médiatico-publicitaire et des réseaux sociaux. Portait-il au moins des chausses ? En est-il pour autant « misogyne » ? Si oui, si un tel texte est le moins du monde susceptible d’être compris comme une déclaration misogyne, alors, soit, posons-nous la question de savoir si « une société de décroissance ne devrait jamais admettre de traiter la question féminine comme l’a fait Tolstoï » [29]. N’augurons pourtant pas trop de la réponse. De même qu’ « un décroissant ne devrait pas être contraint moralement de ne pas fumer » [30], de même lui est-il peut-être permis de ne pas souscrire systématiquement aux opinions soixante-huitardes d’un Bové ou d’un Cohn-Bendit…

Bordeaux, le 1er avril 2014.

Notes

[1Guerre et paix, Tome troisième, première partie, Chapitre I

[2Serge Latouche, Le Pari de la décroissance, Librairie Arthème Fayard/Pluriel, 2010, p. 258.

[3Guerre et paix, Tome troisième, deuxième partie, Chapitre I.

[4Serge Latouche, Le Pari de la décroissance, Librairie Arthème Fayard/Pluriel, 2010, p. 276.

[5Renaud Garcia, Léon Tolstoï contre le fantasme de toute puissance, édition Le Passager clandestin, 2013, p. 11.

[6Ibidem, p. 16.

[7Ibidem, p. 16.

[8Voir notamment Anarchie et christianisme, Ateliers de création libertaire, 1986.

[9Ibidem, p. 17.

[10Ibidem, p. 21.

[11Ibidem, p. 22.

[12Ibidem, p. 22.

[13Ibidem, pp. 22-23.

[14Ibidem, pp. 23-24.

[15Nicolas Berdiaev, Les sources et le sens du communisme russe, idées Gallimard, 1951 (1938 pour la 1ère édition), p. 363.

[16Ibidem, p. 364.

[17Ibidem, p. 164.

[18Renaud Garcia, Léon Tolstoï contre le fantasme de toute puissance, édition Le Passager clandestin, 2013, p. 24.

[19Ibidem, p. 25.

[20Ibidem, p. 33.

[21Ibidem, p. 34.

[22Silvia-Pérez-Vitoria, Les paysans sont de retour, Arles, Actes Sud, 2005, p. 168, cité par Renaud Garcia, Léon Tolstoï contre le fantasme de toute puissance, édition Le Passager clandestin, 2013, p. 35.

[23Renaud Garcia, Léon Tolstoï contre le fantasme de toute puissance, édition Le Passager clandestin, 2013, p. 36.

[24Voir son livre capital, écrit en 1969, Les Jardins de Babylone, Encyclopédie des Nuisances, 2000.

[25Renaud Garcia, Léon Tolstoï contre le fantasme de toute puissance, édition Le Passager clandestin, 2013, p. 36.

[26Ibidem, p. 11-12.

[27La Sonate à Kreuzer, Folio classique, Gallimard, 1974, p. 170. C’est nous qui soulignons.

[28Ibidem, p. 215. C’est nous qui soulignons.

[29Renaud Garcia, Léon Tolstoï contre le fantasme de toute puissance, édition Le Passager clandestin, 2013, p. 42.

[30Ibidem, p. 42.

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