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Comment disparut O’Brien 

dimanche 23 octobre 2011, par Jack London

Le tribunal a rendu sa sentence. Il faut, Monsieur, que vous décampiez, selon l’usage établi... Oui, selon l’usage établi...

Le juge, Marcus O’Brien, semblait distrait et Mucluc Charley, un des hommes qui étaient présents, lui envoya un léger coup dans les côtes. Marcus O’Brien s’éclaircit la gorge, en toussant un peu, et reprit :

— Vu d’une part, Monsieur, la gravité du délit, et d’autre part les circonstances atténuantes, le tribunal est d’avis — et tel est son verdict — qu’on vous pourvoie de trois jours de vivres. Cela vous convient-il ainsi ?

Arizona Jack promena sur le Yukon un regard sombre. Le fleuve, gonflé par la crue du printemps, était couleur d’ocre et roulait, sur un mille de largeur, ses eaux torrentueuses. Sa profondeur, nul ne la pouvait dire. La rive sur laquelle se tenait le conciliabule était, en temps ordinaire, d’une douzaine de pieds au-dessus de l’eau. Mais aujourd’hui le fleuve débordé grondait au ras du sol, dévorant, de minute en minute, d’énormes pans de terre, qui s’engloutissaient dans les gueules béantes et tourbillonnantes des ondes brunes, où ils semblaient s’évanouir. Pour peu que le niveau montât encore, le camp de Red Cow[1] serait inondé.

— Non, ça ne me va pas ! répondit Arizona Jack, avec un rictus amer. Trois jours de vivres sont insuffisants.

— Souviens-toi, cependant, de ton camarade Manchester, rétorqua gravement Marcus O’Brien. Lui, il n’a pas eu de vivres du tout !

— Et l’on retrouva ses restes à l’embouchure du fleuve, à demi dévorés par les huskys...[2] Grand merci ! Il avait tué, d’ailleurs, sans provocation. Joë Deeves, sa victime, n’avait rien fait, rien dit, rien gazouillé même. Uniquement parce qu’il souffrait de l’estomac, Manchester avait été vers lui et l’avait estourbi. Je ne crains pas de te le déclarer en face, O’Brien, tu n’es point juste envers moi. Accorde-moi une semaine de vivres, et j’aurai des chances de sauver ma peau. Avec trois jours seulement, mon compte est réglé.

— Mais pourquoi aussi, interrogea O’Brien, as-tu tué Ferguson ? Je ne puis tolérer plus longtemps ces crimes sans raison. Cela doit cesser. Red Cow n’est déjà pas si peuplé. C’était un camp bien noté et jamais, autrefois, on n’y voyait de ces tueries. Jack, j’en suis fâché pour toi ! Mais il faut que tu serves d’exemple. Ferguson ne t’avait pas suffisamment provoqué pour mériter d’être tué.

Arizona Jack renifla, puis riposta :

— Pas provoqué ! Je t’ai déjà dit et je le répète, O’Brien, tu ignores tout de l’affaire. Pourquoi je l’ai tué ? Si tu étais toi-même tant soit peu artiste, tu me comprendrais... Pourquoi je l’ai tué ? Mais pourquoi chantait-il faux ? Il chantait : « Je voudrais être un petit z’oiseau... » Sa voix était fausse, que j’en avais mal aux oreilles ! Je ne puis souffrir que la bonne musique. Et toujours il reprenait avec obstination : « ... un petit z’oiseau... un petit z’oiseau... » J’en aurais, à la rigueur, supporté un, de ses petits z’oiseaux. Mais deux, non vraiment, c’était trop ! Je ne me suis pas fâché tout d’abord. Je suis allé vers lui, tout à fait poliment, et, sur un ton aimable, je l’ai prié, supplié... Il y avait là des témoins qui peuvent l’attester.

— Il est certain, affirma une voix qui s’éleva dans le public, que le gosier de Ferguson n’avait rien de celui d’un rossignol.

Marcus O’Brien parut ébranlé.

— Un homme a le droit, insista Arizona Jack, d’avoir le sens de l’art. J’ai prévenu Ferguson. Un z’oiseau de plus ou de moins, qu’est-ce que ça pouvait bien lui faire ? S’il avait été, comme moi, raisonnable, rien ne serait arrivé. Je ne pouvais pas, pourtant, violer ma propre nature. Je connais des gens, aux oreilles délicates, qui auraient tué pour beaucoup moins... Je ne me refuse pas, au surplus, à payer pour mes sentiments artistiques. Je suis prêt à accepter la médecine et, par surcroît, à lécher la cuiller. Mais j’estime, Marcus O’Brien, que tu vas un peu fort, lorsque tu ne m’accordes que trois jours de vivres. Voilà, uniquement, pourquoi je réclame. Trois jours de vivres ! Autant m’ouvrir la tombe...

Marcus O’Brien semblait toujours hésitant. Il jeta vers son ami, Mucluc Charley, un clin d’œil interrogateur.

— Il me semble, en effet, ô juge, suggéra l’homme, que trois jours de vivres, c’est un tantinet sévère. Mais c’est toi, O’Brien, qui dois décider. Lorsque nous t’avons élu juge de ce tribunal, il a été convenu que nous accepterions toutes tes décisions. Il en a été fait ainsi jusqu’à ce jour et, bon Dieu ! nous continuerons à le faire !

Marcus O’Brien penchait vers la clémence.

— J’admets, Jack, que j’ai été un peu dur envers toi, et je m’en excuse. Mais j’en ai par-dessus la tête, de tous ces crimes. Va pour une semaine de vivres !
Il toussa de nouveau pour s’éclaircir la gorge et, d’une voix magistrale, en jetant autour de lui un coup d’œil circulaire et rapide :

— Voici une affaire terminée, dit-il. Il ne reste plus qu’à exécuter la sentence. L’embarcation est prête. Leclaire, va chercher les vivres. Ce sera chose réglée.
Arizona Jack parut satisfait. Tout en marmonnant une protestation intérieure contre ces « damnés petits z’oiseaux », il enjamba le bord du bateau, qui heurtait spasmodiquement la rive contre laquelle il était amarré.
C’était une grossière et solide embarcation, assez large, construite avec des troncs de sapins sciés à la main et à peine équarris, qui provenaient des futaies riveraines du lac Linderman, situé à quelques centaines de milles de Red Cow. Dans le bateau se trouvaient une paire d’avirons et les couvertures d’Arizona Jack. Leclaire apporta les vivres, qui étaient ficelés dans un grand sac à farine, et les déposa à bord. Ce faisant, il chuchota à l’oreille de Jack :

— J’ai mis bonne mesure, en considération de ce que tu avais été provoqué...

— Larguez ! cria Jack.

La corde qui retenait le bateau à la rive fut détachée et celui-ci, poussé dans le fleuve, fut aussitôt agrippé par le courant, qui l’emporta dans un tournoiement.

Le condamné, laissant faire le Yukon, ne s’inquiéta pas des avirons. Il s’assit simplement à l’arrière, à portée du gouvernail, et commença à rouler une cigarette. On l’aperçut, de la rive, qui passait la langue sur le petit papier, puis grattait une allumette et enflammait le tabac. De légères bouffées de fumée s’élevèrent dans l’air. Les spectateurs demeurèrent là jusqu’au moment où ils virent le bateau disparaître au prochain coude du fleuve, un demi-mille plus loin. Justice était faite.

Telle était la loi qu’imposaient les colons de Red Cow, qui exécutaient eux-mêmes les sentences, sans aucun de ces retards qui caractérisent la douce justice des civilisés. Aucune autre loi n’existait sur le Yukon que celle qu’ils avaient dû se fabriquer, pour leur usage personnel.

Les premiers de ces aventuriers étaient arrivés en 1897, à l’époque de la grande ruée de l’or vers le Klondike. Ils ne savaient même pas si leur camp était situé sur l’Alaska ou sur le Territoire du Nord-Ouest, et s’ils vivaient sous l’étendard américain ou sous le drapeau britannique. Nul arpenteur, nul géomètre ne s’étaient encore risqués dans cette région désolée, pour leur apprendre sa latitude et sa longitude. Red Cow était situé quelque part sur le Yukon. C’était suffisant pour eux. Au point de vue juridique, aucun pavillon ne les couvrait. Ils étaient dans le « No Man’s Land », le « Pays de Personne »[3].
Alors ils avaient établi leur propre loi, fort simple, et dont le Yukon était chargé d’exécuter les décrets. Les hommes de Red Cow ne s’arrêtaient pas aux petits délits. L’ivresse et les injures étaient considérées comme des droits naturels et indiscutés. Quant à la débauche, aucune femme ne venait compliquer leur vie rudimentaire. Mais deux choses étaient sacrées pour eux : la propriété et la vie.

Des quarante hommes dont se composait la colonie, la plupart vivaient sous des tentes, ou dans de simples huttes, faites de terre et de branchages. Il n’y avait à Red Cow que trois cabanes de bûches. À plus forte raison, avaient-ils jugé bon de ne point gâcher leur temps à construire une prison. C’eût été perdre une journée d’un travail mieux employée à fouiller le sol et à chercher l’or. Il eût, en outre, été nécessaire de pourvoir à la nourriture des condamnés de la prison, et c’était un luxe qu’interdisaient la rareté et la cherté des vivres.
Aussi, lorsqu’un homme violait la propriété ou la vie, on le jetait dans un bateau, qu’on abandonnait au fil de l’eau. La quantité de vivres allouée au condamné était en proportion inverse de la gravité du délit. Un voleur pouvait obtenir jusqu’à deux semaines de vivres pour un vol ordinaire et, s’il dépassait certaines limites, la ration se réduisait de moitié. Un assassin qui ne pouvait invoquer d’excuses, ne recevait rien du tout. Si des circonstances atténuantes plaidaient pour son crime, les vivres s’échelonnaient, suivant le cas, de trois jours à une semaine. Marcus O’Brien avait été élu juge et c’était lui qui fixait la quantité de vivres.

Le coupable était ensuite livré au hasard. Le Yukon l’emportait et il pouvait, ou ne pouvait pas, gagner la mer de Behring. Pas de vivres correspondait à la peine capitale. Quelques jours de vivres donnaient à l’homme des chances d’échapper. Encore celles-ci variaient-elles avec la saison de l’année.
Des centaines de milles séparaient Red Cow de la mer et chacun de ces milles était une sauvage désolation. Tout ce qu’on savait, c’est qu’au confluent de Porcupine[4] et du Yukon, sous le cercle Arctique, existait un poste de la Compagnie de la baie d’Hudson. Encore fallait-il l’atteindre. Au-delà, entre le cercle Arctique et l’océan Glacial, une vague rumeur affirmait que l’on trouvait un certain nombre de Missions. Mais ce n’était qu’un on-dit. Les hommes de Red Cow venaient du sud et étaient arrivés par les sources de Yukon. Ils manquaient de renseignements sur ce qui se passait à son embouchure.
Après avoir ainsi expédié Arizona Jack et l’avoir regardé disparaître au loin, les gens de Red Cow, tournant le dos au fleuve, s’en retournèrent à leurs lots et à leur travail.

Le lendemain, Jack était complètement oublié.

Un mois s’était écoulé lorsque, ce matin-là, Marcus O’Brien, en piochant son lot, trouva un filon. De trois batées successives, il leva de l’or pour un dollar, pour un dollar et demi, et pour deux dollars. Le filon s’annonçait bon.
Jim le Frisé, qui tenait un jeu de pharaon et qui, seul de son espèce, allait et venait par tout le Northland, spéculant en outre, lorsque l’occasion s’en présentait, sur les découvertes des chercheurs d’or, était, à ce moment, aux côtés de Marcus O’Brien.

Il regarda dans le trou creusé par le prospecteur, y préleva quelques batées, qu’il lava lui-même, et offrit sur-le-champ à Marcus O’Brien dix mille dollars, pour tous droits présents et à venir. Cinq mille dollars seraient payés comptant, en poussière d’or. Pour les cinq mille autres, il lui reconnaîtrait une demi-part de gains dans son entreprise de jeu.

Marcus O’Brien refusa l’offre. Il était là, déclara-t-il avec chaleur, pour tirer de l’argent du sol et non de ses semblables. Le pharaon ne l’intéressait pas et, au surplus, il estimait que son filon valait plus de dix mille dollars.
Le second événement important de la journée se produisit dans l’après-midi, lorsque Siskiyou Pearly amarra son bateau sur la rive du Yukon, devant Red Cow. Il venait tout droit du sud et du monde civilisé, et avait en sa possession un vieux journal, datant de quatre mois. Il amenait en plus, dans son bateau, une demi-douzaine de tonneaux de whisky, tous adressés à Jim le Frisé.
Les hommes de Red Cow quittèrent leur travail. Ils dégustèrent le whisky, à un dollar le verre, celui-ci pesé sur les balances de Jim le Frisé, et ils discutèrent des nouvelles du journal.

Et tout se serait admirablement passé, si Jim le Frisé n’avait conçu le projet diabolique de saouler Marcus O’Brien, puis de profiter de son ébriété pour lui acheter son filon.

Ce plan, au début, marcha comme sur des roulettes. Il reçut son exécution dès le début de la soirée et, à neuf heures du soir, Marcus O’Brien chantait à tue-tête. Il s’accrochait à Jim le Frisé, en lui passant son bras autour du cou, et même il n’hésita point à entamer la fatale chanson des petits oiseaux qui, un mois avant, avait coûté la vie au pauvre Ferguson. Peu importait maintenant, puisque l’homme aux oreilles trop délicates, qui avait tué par amour de l’art, était parti sur le Yukon, qui l’avait emporté à la vitesse de cinq milles à l’heure. Il était certainement loin à présent !

Mais la seconde partie de la combinaison ne répondit point au succès de la première. En dépit de l’invraisemblable quantité de whisky qu’il lui versa dans le gosier, Jim le Frisé ne put amener O’Brien à considérer comme un devoir d’ami, et une juste reconnaissance pour tant de bons verres absorbés, de lui vendre son filon.

Il y avait des moments, sans doute, où O’Brien hésitait, et un tremblement s’emparait de lui, lorsqu’il se sentait sur le point de céder. Mais, quel que fût le trouble de ses idées, il ne laissait point son cerveau battre la campagne plus qu’il ne convenait. Il redevenait toujours maître de lui-même et riait intérieurement de ses défaillances. C’était un rude partenaire que Jim le Frisé avait en face de lui, et qui se plaisait à embrouiller les cartes. Le whisky était bon. Cela seul était certain. Et Jim le Frisé affirmait, en effet, qu’il provenait d’un fût spécial et valait douze fois celui que contenaient les cinq autres tonneaux.

La scène se passait dans l’arrière-pièce d’une sorte de bar où, durant ce temps, Siskiyou Pearly débitait aux hommes de Red Cow d’autres verres de whisky, ceux-là contre argent comptant. Marc O’Brien avait naturellement le cœur large. II songea que là, à côté, il avait des amis auxquels il convenait de faire partager son bonheur. Il se leva donc, pour s’en revenir, quelques instants après, en compagnie de Mucluc Charley et de Percy Leclaire.

— Je te présente mes’sociés, mes’sociés, annonça-t-il au Frisé, avec un coup d’œil significatif et un bon gros rire ingénu. Il convient d’avoir toujours confiance en leur jugement. Tu peux, comme moi, le Frisé, t’en fier à eux. Ce sont de bons types I Donne-leur de l’eau de feu et reprenons notre affaire !
Jim le Frisé fit à part lui la grimace, devant les deux nouveaux invités que lui imposait O’Brien. Mais il songea que, du filon, la dernière batée qu’il avait lavée avait bel et bien produit sept dollars, et il décida sur-le-champ qu’une pareille acquisition valait bien les tournées supplémentaires de whisky qu’il allait verser, alors même que, de l’autre côté de la cloison, chacun de ces verres se vendait un dollar.

— Je n’ai pas dit encore que je marcherai... expliqua Marcus O’Brien à ses deux amis, entre deux hoquets, tout en leur exposant l’affaire en litige. Qui ? Moi ? Vendre mon filon pour dix mille dollars... Non pas ! Je fouillerai le sol et récolterai tout mon or moi-même. Alors je serai riche, énormément riche, et je partirai pour le Pays de Dieu — c’est la Californie du Sud qu’on appelle ainsi, vous le savez comme moi... Voilà le pays où je veux finir mes vieux jours. Et là, pour faire fructifier ma fortune, je m’occuperai... À quoi ai-je dit que je m’occuperai ?

— À élever des autruches... proposa Mucluc.

— Sûrement, voilà à quoi je m’occuperai !

Marcus O’Brien passa sa main sur son front et, se raffermissant sur son siège, regarda Mucluc Charley d’un air effaré.

— Comment as-tu appris cela ? Je ne l’avais jamais dit à personne. Je m’en souviens, maintenant, je ne l’avais jamais dit... Tu lis donc dans ma pensée, Charley ? Cela me fait peur... Allons, le Frisé, encore une rasade !
Jim emplit de nouveau les verres et regarda disparaître avec mélancolie les trois dollars qu’ils représentaient. Bien plus, il dut y aller d’un quatrième dollar, car O’Brien prétendait boire lui-même autant de fois que ses commensaux.

— Tu ferais mieux de prendre immédiatement l’argent, opina Charley Leclaire. Tu en auras pour deux ans à sortir l’or de ton trou. Durant ce temps, tu élèveras dans ta ferme deux couvées de mignons petits babies d’autruches et, deux fois, tu plumeras les grosses.

Marcus O’Brien réfléchit à cette idée, quelques moments durant, puis il fit, de la tête, un signe d’acquiescement. Jim le Frisé remercia Leclaire du regard et remplit derechef les verres.

Mais Mucluc Charley intervint :

— Attends un peu avant de te décider, O’Brien ! Attends encore un peu... Halte-là !

Sa langue commençait à s’empâter et à fourcher.

— Je te parle, O’Brien, continua-t-il, comme ferait ton père confesseur... Attends un peu... Que voulais-je dire ?... Oui, je te parle comme ton père... comme ton frère aussi... comme ton ami... Diable ! Je n’y suis plus...

Il reprit haleine et expectora :

— Je te parle en cette affaire comme un conseiller tout dévoué... Aussi je me permets de te suggérer... de te suggérer qu’il y a peut-être dans ton filon... plus d’autruches que tu ne crois. Diable... Diable...

Il engloutit un autre verre, qui parut remettre de l’aplomb dans ses idées, et il reprit, avec gravité :

— Oui, c’est là, c’est là que je veux en venir...

Six fois de suite, il se frappa violemment le côté de la tête, de la paume de sa main, comme pour en faire sortir ses idées.

— Ah ! cette fois j’y suis ! Suppose, O’Brien, qu’il y ait dans ton trou plus de dix mille dollars !

O’Brien, qui semblait prêt à conclure le marché, changea aussitôt d’opinion.

— Superbe ! s’écria-t-il. Tu as, Mucluc, une idée de génie ! C’est curieux, mais je n’avais pas songé à ce que tu dis là...

Il prit les mains de Mucluc Charley et les lui serra avec émotion.

— Bon ami ! Oui, bon ’socié ! Merci... Merci...

Il se retourna vers Jim et prit un ton agressif.

— Il peut y avoir cent mille dollars dans mon trou ! Sûrement, le Frisé, que tu ne voudrais pas dépouiller un honnête homme... Je te connais assez pour en être certain... Oui, oui, je te connais... Mieux que toi-même. Encore une tournée ! Nous sommes ici entre bons amis... Il n’y a ici que des amis !
Le whisky continuait à disparaître et la discussion reprenait son train. Les espoirs de Jim le Frisé montaient et descendaient alternativement, comme le whisky dans les verres.

Tantôt Leclaire plaidait en faveur d’une vente immédiate et arrivait presque à gagner à sa thèse l’hésitant O’Brien, pour voir, l’instant d’après, son succès contrebattu par d’autres arguments, plus brillants, que développait Mucluc Charley. Tantôt, au contraire, c’était Charley qui plaidait pour la vente et Percy Leclaire qui le contredisait obstinément. Il y eut un moment où ce fut O’Brien en personne qui proclama son intention de vendre, tandis que ses deux amis, les larmes aux yeux, unissaient tous leurs efforts pour l’en dissuader. Plus le trio absorbait de whisky, plus son imagination devenait fertile. L’éloquence des trois hommes était telle qu’ils se persuadaient mutuellement de la justesse de la thèse adverse et sans cesse retournaient leurs rôles.

Finalement, Mucluc Charley et Leclaire tombèrent d’accord, simultanément, qu’il fallait vendre et tous deux, réunis, se firent un plaisir scélérat de réduire à néant les ultimes objections de Marcus O’Brien. En désespoir de cause, O’Brien finit par demeurer la bouche bée. Vainement, en face de Jim le Frisé triomphant, il jeta des regards suppliants vers ceux qui l’avaient abandonné. En vain il lança, sous la table, un coup de pied bien senti dans les tibias de Mucluc Charley. Cet ami mal embouché, loin de vouloir comprendre, développa aussitôt un nouvel argument, un imbattable raisonnement en faveur de la vente.

Jim le Frisé avait été chercher de l’encre, une plume et du papier, et rédigea l’acte de cession. Puis il tendit la plume à O’Brien, pour qu’il signât.

— Encore une tournée... implora le malheureux. Encore une... Je signerai après...

Les verres furent remplis par Jim le Frisé. Après avoir vidé le sien, O’Brien le reposa sur la table, il prit la plume et se courba en avant. Sa main tremblait.
Il sema sur le papier de nombreux pâtés, puis se redressa soudain, comme si une idée imprévue l’avait frappé en pleine poitrine.

Il se dressa de toute sa hauteur, les yeux frémissants, et se balança, en avant et en arrière, tandis que l’idée prenait forme et se précisait. Lorsqu’elle fut à point, son visage tourmenté se détendit et s’irradia tout entier d’une bienfaisante sérénité.

Se tournant alors vers le croupier, il lui prit la main et parla avec solennité :

— Tu es mon ami, le Frisé... Voici ma main... Pince-la bien... Il n’y a rien de fait ! Je ne vends pas ! Je ne veux pas fourrer dedans un vieux poteau... Non ! non ! Jamais je ne fournirai à un quelconque gredin l’occasion de déclarer que Marcus O’Brien a profité de ce qu’un copain était saoul pour le voler. Je viens seulement d’y songer... Oui, je n’y avais pas songé encore... C’est bizarre, mais c’est ainsi... Car tu es saoul, le Frisé ! Saoul perdu ! Voyons, Frisé, mon bon, mon petit Frisé, suppose un instant qu’il n’y ait pas d’or pour dix mille dollars, dans mon sacré filon... Je t’aurais volé ! Non, Monsieur ! Non, je ne ferai pas cela ! Marcus O’Brien est là pour soutirer de l’or au sol, et non à ses amis f
Percy Leclaire et Mucluc Charley étouffèrent les objections du croupier sous leurs applaudissements frénétiques d’un sentiment si noble. Tous deux se jetèrent tendrement au cou de Marcus O’Brien et débitèrent à son adresse un tel déluge de compliments qu’ils n’entendaient même pas Jim le Frisé, qui proposait d’insérer dans le contrat une clause supplémentaire, prévoyant qu’au cas où le filon ne produirait pas les dix mille dollars escomptés, le surplus du prix d’achat lui serait remboursé.

Il fut impossible au Frisé d’arrêter l’intarissable flot. Les trois hommes, réunis contre lui, l’inondaient de leurs discours philanthropiques, de leurs nobles et larmoyantes déclarations. Nul motif d’un gain sordide ne pouvait avoir place en leurs âmes. Leur devoir était de le sauver, lui, le Frisé, de lui-même et de son excessive bonté. La vertu doit seule régner sur le monde. Tous les hommes sont frères en elle. Et le trio s’envolait éperdument jusqu’à l’Empyrée, sur les ailes mystiques de l’idéal.

Le croupier, cependant, suait à grosses gouttes, s’emportait, criait, protestait et continuait à verser de larges rasades. Et la discussion recommençait, sans aucune chance d’aboutir désormais.

À deux heures du matin, Jim le Frisé s’avoua vaincu. Il prit successivement par les épaules les trois hommes titubants et les poussa dehors.
Une dernière fois, le trio qui, bras dessus, bras dessous, maintenait à grand-peine son équilibre, se retourna vers lui.

— Le Frisé, émit Marcus O’Brien, tu es un honnête homme ! Voilà comme j’aime traiter les affaires... Bon et généreux... Et hospi... hospi... hospitalier...

Rien de vil et de cupide en toi... Je... je... je...
Mais Jim, exaspéré, leur ferma brusquement la porte au nez.
Alors un rire inextinguible secoua les trois compères. Longtemps ils demeurèrent là, à rire dans la nuit, d’un rire hébété, sans savoir au juste pourquoi ils s’esclaffaient. Puis ils reprirent la discussion interrompue.

— Combien dis-tu qu’il y avait d’or à la bâtée ? demanda Mucluc Charley.

— Je ne te parle pas de batée... riposta Leclaire. Je te parle de mon chien... Un chien épatant pour le lapin... Il s’appelait... Comment donc s’appelait-il ?... Allons, bon ! Voilà, le diable m’emporte, que je perds la mémoire...

Quant à O’Brien, il avait glissé des bras de ses deux compagnons et, assis sur le seuil de la cabane, il ronflait bruyamment.

Le Frisé rouvrit la porte et reparut.

— Comment ? hurla-t-il, vous êtes encore là ? Rentrez chez vous !

— J’avais cette même idée, dit Mucluc Charley à Leclaire. Exactement la même idée... Comme c’est bizarre ! Rentrons...

Leclaire approuvait. Tous deux, ayant remis sur pied O’Brien, s’éloignèrent. Au bout d’un instant, ils s’aperçurent qu’il ne les suivait pas. O’Brien semblait avoir perdu toute notion des choses. Il ne voyait ni n’entendait rien. Il avait l’air d’un automate, et se dandinait sur place, comme un canard. Affectueusement, ses deux associés le soutinrent sous les bras et, tant bien que mal, l’entraînèrent avec eux.

Le trio prit un sentier qui descendait vers la rive du Yukon. Leur gîte ne se trouvait point de ce côté, mais les idées de Mucluc et de Leclaire n’étaient pas beaucoup plus nettes que celles d’O’Brien. Mucluc continuait à ricaner.
Tous trois arrivèrent ainsi à l’endroit où le bateau de Siskiyou Pearly, qui avait apporté les fameux tonneaux, était amarré à la berge. La corde qui le retenait sur les eaux bondissantes traversait le sentier, pour aller s’attacher à une souche de sapin. Les trois hommes ne virent point cette corde, qui les fit culbuter, et ils s’étalèrent sur le sol, les uns sur les autres.

Marcus O’Brien, qui était dessous, commença par se débattre rageusement et par jouer des poings, pour se dégager. Puis, quand il fut déchargé du poids de ses deux compagnons, qui s’étaient relevés, le sommeil le reprit et, se trouvant bien là où il gisait, il recommença à ronfler.
Mucluc Charley s’était remis à plaisanter.

— Ça, pour une idée, marmotta-t-il, c’en est une... Je viens de l’attraper au vol... Pschut ! Comme on prend un papillon... Leclaire, écoute-moi... O’Brien est ivre... Abominablement ivre... C’est une véritable honte... Il a mérité une leçon... On va la lui donner... Vois-tu, Charley, le bateau de Pearly, qui est là, à danser sur l’eau... Nous allons y mettre O’Brien... Puis nous larguerons la corde et le bateau, avec lui dedans, s’en ira sur le Yukon... Il se réveillera seulement avec le matin... Le courant est rapide et il sera déjà loin... Jamais il ne pourra remonter le fleuve avec les rames... Il faudra qu’il revienne à pied... Il sera furieux... Toi et moi, nous nous tirerons de ses pattes, jusqu’à ce qu’il soit calmé... Se mettre dans un pareil état, c’est honteux ! Il a mérité une bonne leçon... Il l’aura !

Percy Leclaire ne dit pas non et tous deux roulèrent O’Brien jusqu’au bateau, qui était vide et ne contenait qu’une paire de rames. Puis ils firent passer leur camarade par-dessus bord. L’amarre déliée, on poussa l’embarcation dans le courant. Alors, épuisés par tant d’efforts, les deux hommes s’étendirent sur le sol et s’y endormirent à leur tour.

Tout Red Cow connut, au matin, la farce qui avait été jouée à Marcus O’Brien.
Des paris s’engagèrent sur la vengeance qu’il tirerait, à son retour, des deux auteurs de la plaisanterie. On s’attendait à le voir reparaître vers la fin de la journée et, durant l’après-midi, un homme se posta en vigie, sur un tertre élevé, afin d’annoncer aux autres qu’il arrivait. Tout le monde voulait être présent.

Mais Marcus O’Brien ne revint, ni le soir, ni la nuit suivante. Vainement, à minuit, on l’attendait encore. Et il ne reparut pas davantage, ni le lendemain, ni le jour suivant. Chacun se perdait en conjectures sur ce qui pouvait bien lui être advenu. Sa disparition demeura à jamais mystérieuse, et lui seul aurait pu en fournir la clef.

Il s’était réveillé avec le plein jour, en proie à de violentes tortures de son estomac, calciné par l’excessive quantité de whisky qu’il avait bu, et qui ressemblait à un four chauffé à blanc. Sa tête, en outre, lui faisait horriblement mal, tant à l’intérieur qu’extérieurement. Tout son visage le démangeait de fièvre.

Durant les six heures qu’il avait dormi, des milliers et des milliers de moustiques s’étaient abattus sur sa face, s’y étaient engraissés de son sang et, en remerciement, avaient déversé dans ses veines leur venin. Sa figure était si prodigieusement enflée qu’il lui fallut un violent effort de volonté pour réussir à ouvrir les yeux et à voir clair, à travers les fentes étroites laissées par sa chair tuméfiée.

Il se trouva ensuite qu’il voulait remuer ses mains. Elles étaient non moins douloureuses. Il loucha vers elles. Mais c’est à peine s’il leur reconnut une forme, tellement elles étaient gonflées, elles aussi, par le virus des moustiques.
Marcus O’Brien avait perdu le sentiment de sa propre identité. Un vide se creusait dans son existence, vide qu’il était incapable de remplir. Il lui semblait avoir complètement divorcé d’avec son passé, dont aucun jalon ne demeurait en son esprit. Il se sentait malade, par surcroît, si malade et si misérable que toute énergie lui manquait pour fouiller dans son cerveau, à la recherche de ce passé disparu.

Puis il reconnut, dans son petit doigt, une certaine et anormale courbure, causée par une brisure de l’os, mal remis. Alors seulement il reprit conscience qu’il était Marcus O’Brien. Et, soudain, tout le passé se rua en lui. Il retrouva, peu après, sous l’ongle d’un de ses pouces, une tache injectée de sang, causée par un coup qu’il s’était donné, la semaine précédente. L’identification se complétait et devenait doublement certaine. Ces mains, si étrangement défigurées, appartenaient bien à Marcus O’Brien. Ou, plus exactement, O’Brien appartenait à ces mains.

Sa première pensée fut qu’il sortait de quelque grave maladie. Sans doute avait-il eu un accès de fièvre paludéenne. Ouvrir ses yeux était pour lui à ce point pénible qu’il se résolut à les maintenir fermés.
Un bout de branche, qui flottait sur le fleuve, vint heurter contre le bateau et fit un coup sec. Marcus O’Brien pensa que quelqu’un frappait à la porte de sa cabane et il répondit :

— Entrez !

Il attendit un instant. Puis, comme personne n’entrait, il ajouta :

— Reste donc dehors ! Et que le diable t’emporte !

Il n’aurait, au fond, point été fâché que le quidam fût entré, et d’apprendre de lui quelque chose d’un peu précis sur sa maladie.

Peu à peu, cependant, tandis qu’il demeurait toujours immobile, à la même place, le souvenir de la nuit précédente commençait à se reconstruire dans sa cervelle. Il songea qu’il n’avait nullement été malade. Il s’était seulement enivré, et il était l’heure pour lui de se lever et de se rendre à son travail. L’idée de travail engendra celle de son filon et il se souvint que de celui-ci il avait refusé dix mille dollars. Soudain il se mit debout et, du mieux qu’il put, écarquilla ses yeux.

Il s’aperçut qu’il était dans un bateau, qui flottait sur les eaux brunes et gonflées du Yukon. Ni les rives, ni les îles couvertes de sapins, qui défilaient devant lui, ne lui étaient familières. Il en fut abasourdi. Il n’arrivait pas à comprendre. Il se remémorait bien son orgie de la veille au soir. Mais aucun lien n’existait entre elle et sa situation.

Il referma les yeux et appuya sur sa main sa tête douloureuse. Que s’était-il donc passé ? Une idée terrible surgit dans son cerveau. Il se débattit contre elle et s’efforça de la chasser. Mais elle persistait.
Il avait tué quelqu’un !

Cela seul pouvait expliquer pourquoi il se trouvait, de la sorte, dans un bateau qui descendait le Yukon à la dérive. La loi de Red Cow, qu’il avait si souvent appliquée, lui avait été appliquée à lui-même. C’était bien cela. Il avait assassiné et on l’avait abandonné sur le Yukon.

Mais qui avait-il assassiné ? Il martela de nouveau sa pauvre tête, pour tirer une réponse à cette question. Il ne put se souvenir de quoi que ce soit, sinon de vagues coups de poings donnés par lui et d’une chute d’un ou de plusieurs corps sur le sien. Peut-être n’était-ce pas un seul homme qu’il avait supprimé. Il porta ses mains à sa ceinture. Son couteau y manquait dans sa gaine. Il s’en était servi ! Cela non plus ne pouvait faire l’ombre d’un doute.
Pourquoi avait-il tué ? Pour quelles raisons ? Mystère. Il rouvrit un œil, péniblement et, avec effroi, s’en servit pour explorer le bateau. Il n’y avait pas de vivres à bord. Rien. Pas une once de vivres.

Il se rassit, en poussant un rugissement. Il avait tué sans provocation ! L’extrême rigueur de la loi lui avait été appliquée !

Une demi-heure durant, il resta comme pétrifié, tenant entre ses mains sa tête gonflée et tâchant de rassembler ses pensées. Puis, s’étant rafraîchi l’estomac avec une gorgée d’eau, qu’il lampa à même le fleuve, il se sentit mieux. Alors, il se redressa et, seul sur le Yukon désert qui s’étendait à perte de vue autour de lui, parmi l’immense silence désolé, troublé seulement par quelques rumeurs sauvages, il maudit longuement, et à voix haute, le whisky et les boissons fortes. Après quoi, il amarra sa barque à un énorme sapin flottant, sur lequel le courant avait plus de prise, et qui l’entraîna plus rapidement à sa suite. Il termina en se lavant la figure et les mains dans l’eau du Yukon, s’assit à l’arrière du bateau et se replongea dans ses pensées.
Le mois de juin finissait. Il n’y avait, en cette saison, point d’obscurité nocturne sur la terre arctique et, vingt-quatre heures durant, O’Brien pouvait naviguer, à la vitesse de cinq milles à l’heure. Seul, le temps nécessaire au sommeil devait interrompre cette course folle, qui se faisait sans dépense d’énergie de la part de l’homme. Il calcula qu’en moins de vingt jours il aurait atteint la mer.
Couché tranquillement au fond du bateau et ménageant prudemment ses forces, Marcus O’Brien demeura quarante-huit heures sans manger. Au terme du second jour, il poussa l’embarcation vers des îles basses, à demi submergées, et y ramassa des œufs d’oies et de canards sauvages. Comme il n’avait point d’allumettes, il les goba crus. Les œufs étaient fortement avancés, mais ils le soutinrent tout de même.

Au croisement du fleuve et du cercle Arctique, O’Brien trouva le poste de la Compagnie de la baie d’Hudson. La brigade de relève n’était pas arrivée et le poste manquait complètement de vivres. Les hommes lui offrirent des œufs de canards sauvages. Il répondit qu’il en avait un boisseau à bord. On lui proposa également un verre de whisky, qu’il repoussa, en témoignant ostensiblement toute la violence de sa répugnance. Mais il obtint des allumettes, qui lui permirent de faire, désormais, cuire ses œufs.

Il continua sa course. Quand il passa devant les deux postes des Missions de Saint-Paul et de la Sainte-Croix, il somnolait et ne les vit point. Ce qui lui fit déclarer par la suite, en toute sincérité, qu’il n’existait pas plus de Missions sur le Yukon que sur le dos de sa main. Non, il n’y en avait pas, affirmait-il à ses contradicteurs, et il était payé pour le savoir !

Vers l’embouchure du fleuve, des vents contraires, qui prenaient à revers le courant, le retardèrent et son voyage en fut sensiblement prolongé. Une fois arrivé sur la côte de la mer de Behring, il mua son régime d’œufs de canards en un régime de viande de phoque, et jamais il ne put dire quel était celui des deux qu’il aimait le moins.

À l’automne, il fut délivré par un cotre garde-côte de la douane, qui le recueillit, et l’hiver le retrouva à San Francisco, où il fit sensation.

Marcus O’Brien, au cours de ses épreuves, a trouvé, en effet, sa vocation : conférencier abstentionniste. Et il prêche en faveur de la tempérance. « Évitez la bouteille ! » est son cri de guerre et l’étendard de son ralliement. Il excelle à faire passer un frisson parmi ses auditeurs quand il leur expose que dans sa vie un grand désastre est survenu, à cause de cette maudite bouteille. Il ajoute, à mots couverts, que, par l’opération infernale du diable, il a perdu une grosse fortune. Et, parmi les auditeurs, il n’en est pas un qui ne comprenne que l’auteur de cette calamité était caché dans une bouteille de whisky.
Marcus O’Brien a réussi, dans cette vocation nouvelle, au-delà de ses espérances. C’est aujourd’hui un homme grisonnant et qui fait autorité dans la croisade contre les boissons fortes.

Mais, sur le Yukon, l’histoire de sa disparition est passée à l’état de légende. C’est un mystère qui va de pair avec celui de la perte, dans les mers polaires, du célèbre explorateur anglais, sir John Franklin.

P.-S.

Notes du traducteur

↑ La « Vache Rouge ».
↑ Les huskys sont une variété, à demi sauvage, de chiens de traîneaux employés dans l’Alaska.
↑ Rappelons qu’une partie du sol canadien, dit Territoire du Nord-Ouest, et qui se trouve être en droit, territoire britannique, s’étend au nord-ouest du Nouveau Monde, jusqu’à l’amorce de la presqu’île de l’Alaska, laquelle appartient aux États-Unis. Le Yukon traverse successivement les deux régions.
↑ Le Porcupine, ou fleuve du Porc-Épic, est un affluent de droite du Yukon, où il se jette un peu avant le cercle Arctique.

The Passing of Marcus O’Brien, 1908 (repris dans le recueil Lost Face, 1910) ; en français dans Construire un feu, traduit avec Paul Gruyer (première publication en français dans Le Progrès Civique, n° 240 à 242, périodique, 1924).

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