Le capitalisme a toujours été en crise : les capitalistes en concurrence ont toujours cherché à augmenter la productivité et à éliminer les producteurs (le travail vivant) ; ce faisant, ils ont toujours sapé les bases de la valorisation du capital en général, chacun cherchant à y échapper individuellement (pour un temps...).
Penser cette crise a toujours été un enjeu sur le terrain des idées, et le récent essai de Michel Weber, Eduquer (à) l’anarchie, contribue avec d’autres à nous permettre de sortir de l’affrontement entre deux postures absolues qui entravent aujourd’hui la praxis : d’un côté la déconstruction (le Charybde du relativisme, du chaos généralisé), de l’autre le constructivisme (le Scylla des déterminismes socio-politiques ou même biologiques).
L’auteur valorise, pour y parvenir, l’héritage d’un mathématicien philosophe anglais, Alfred North Whitehead (1861 - 1947), en inscrivant d’emblée son propos dans le cadre d’une philosophie du procès (du devenir créatif) qui justifie néanmoins une lisibilité rationnelle du réel, à condition de ne jamais ossifier cette lisibilité en absolue certitude, ni espérer en sa pureté : « le réel est événementiel, pas statique », « événement, nouveauté et non-rationalité se présupposent l’un l’autre » et « le pari d’une lisibilité purement rationnelle, qui font le philosophe et le scientifique, doit être tempérée en conséquence, ce qui peut se traduire par le recours à une circumambulation s’appuyant sur une multiplication des concepts » ainsi que sur leur polysémie.
Telle est donc la démarche qu’adopte Michel Weber dans son essai : complexe et subtile, visant à produire chez le lecteur des effets de reconnaissance mais aussi des effets de contraste mobilisateurs.
Dans un « prélude orwellien », il rappelle comment, conformément aux intuitions spéculatives du romancier anglais, le néolibéralisme d’aujourd’hui réussit à nous sidérer, à nous empêcher de penser, en nous confrontant sans cesse à des doubles-injonctions et à des oxymores, et en alimentant un contexte de guerre perpétuelle et de peur.
Le semblant de démocratie que nous connaissons pourrait bien décliner suite à l’effondrement économique et au développement des bio-nano-technologies. On peut douter de la compatibilité des deux scénarios et c’est, semble-t-il, l’effondrement économique que l’auteur semble juger le plus probable (il écrit avant la novembre 2008), espérant qu’il sera progressif pour éviter que les communautés à venir ne se replient sur elles-mêmes.
Visant la « redynamisation anarchisante de l’idéal démocratique », Michel Weber nous invite d’abord à éduquer l’an-archie, c’est-à-dire à la débarrasser de la négativité qui sied aux néoconservateurs, pour ensuite éduquer à l’anarchie au sens positif du terme.
Débarrasser l’an-archie de sa négativité, c’est admettre que « tout phénomène s’étire entre une origine et un but » et donc ne renoncer à élucider ni des causes efficientes, ni des causes finales, c’est-à-dire, d’un point de vue whiteheadien, ne nier ni l’efficace ni la vision dans tout ce qui existe, comme moteurs de l’avancée créatrice. Admettre néanmoins une positivité de l’an-archie, c’est reconnaître dans la créativité universelle, un « non déterminisme constitutif » du réel, une part « incommensurable avec la raison ».
Le pragmatiste qu’est Weber nous prescrit donc de renoncer à une opposition dualiste absolue entre une anarchie qui fait des individus la seule source de la créativité, conçue sans détermination aucune, dans une prétendue pureté a-temporelle autorisant le chaos (dit « vital »), opposée à un déterminisme technoscientifique et économico-politique qui ne connaît que l’hétéronomie.
La première ne reconnaît que le choc des « intérêts », in fine la loi du plus fort dans un monde de clones, de « monades ouvrant sur la même fenêtre » : consommer pour exister ; le second nous dénie toute puissance politique.
« Chaosmos » nomme la vision plus lucide et plus juste du réel qu’entend promouvoir Michel Weber (il emprunte ce terme au Finnegans Wake de James Joyce, tel que cité par Deleuze et Guattari).
Comment redynamiser notre « démocratie » ? Michel Weber propose que nous prenions appui sur son enracinement cosmique (rien de moins !) dans le cadre d’une conception chaosmotique du réel, unifiant les quatre champs gnoséologiques principaux de la civilisation occcidentale, politique, religion, philosophie, science, dans une hyperdialectique d’indépendance et d’interdépendance (un terme emprunté à Merleau-Ponty), c’est-à-dire une dialectique « qui reprend constamment son mouvement intégrateur » et au coeur de laquelle se situe la paideïa, puisque « la civilisation est impossible sans idéal civilisateur en acte, sans pédagogie au sens le plus général du terme.
Etant professeur d’université, l’auteur, citant Bergson et Michel Henry, ne manque pas de dénoncer les méfaits du néolibéralisme en milieu universitaire. Autrefois, l’idéal de cette institution était d’établir et de partager des connaissances en même temps que d’encourager l’imagination créatrice, en jouant du « lien entre savoir et élan vital », puisque « la vie est la culture même ». La fin de l’indépendance universitaire à l’égard des mondes économiques et technoscientifiques signe aujourd’hui la fin de l’université.
Le rétablissement du lien entre savoir et élan vital exigerait que nous desserrions l’emprise de la technoscience sur l’existence en général, pour promouvoir une société vraiment démocratique, faisant justice à la fois en l’individu et en la solidarité.
Le concept de sujet convenant au chaosmos n’est ni celui, absolument libre et indépendant, de l’anarchie néolibérale, ni celui de trop de sociologies déterministes, c’est pour Michel Weber le sujet-superjet d’Alfred North Whitehead, philosophe qui fut pansubjectiviste. Le sujet-superjet constitue pour lui la réalité fondamentale du monde : tout ce qui existe, c’est-à-dire tout ce qui « expérimente » à la fois persistance et changement, est, en tant que tel, sujet, le temps de son expérience (depuis l’électron jusqu’au philosophe, en passant par le rocher ou le papillon). Le mot « expérience » désigne les moments créatifs sur le fond d’endurance, d’inertie efficace, qui est le lot de tous les êtres, ces moments étant ceux qui « suscitent un sujet », occasionnel par définition. Le sujet-superjet est donc une réalité transciente, sans fin renouvelée dans la distance d’un soi à soi (et non avec quelque grand Autre). Ces « soi » (très rarement conscients d’eux-mêmes) ne sont pas monadiques puisqu’ils résultent de concrescences impliquant tout l’Univers, fini et infini y étant consubstantiels.
Ces pages de Weber sont difficiles mais on peut espérer qu’elles donneront au lecteur l’envie de découvrir l’oeuvre de Whitehead et celles des pragmatistes tels William James ou John Dewey qui m’ont permis de m’y retrouver...
Précisant son anticipation politique, Michel Weber nous invite à revisiter le projet de République décentralisée où Thomas Jefferson « cherchait à préserver le caractère rural et la dimension communautaire qui favorise l’auto-gestion et la croissance spirituelle », en le débarrassant de la sacralisation de la propriété privée.
Il entend bien différencier le concept de « démocratie » tel que le manifeste le libéralisme, de l’idéal démocratique, « participatif et culturel », que promeut l’anarchie (p. 107).
C’est en commentant Aventures d’idées, d’Alfred North Whitehead, que Michel Weber souligne l’importance décisive du relationnel, de la persuasion mutuelle (et « divine » si l’on suit le philosophe anglais), donc des idéaux, des visions que nous confrontons (pas seulement sous forme de discours, devrait-il souligner).
Le concept de paideïa signifie cette activité persuasive intersubjective et exige un haut niveau d’éducation des citoyens : « tous doivent être des aristocrates du concept, de l’affect et du percept »... Michel Weber écrit en fin de compte « un plaidoyer pour la rénovation du concept de démocratie à partir d’un réinvestissement dans le monde de l’éducation », et plus généralement de la culture. Il relit Les buts de l’éducation de Whitehead, et préconise à sa suite d’enseigner avant tout « l’art d’utiliser le savoir » en rendant chacun conscient de ce qui caractérise toute démarche d’apprentissage : un premier temps d’imagination, de déballage, de tâtonnements (action et observation), puis de confrontation interpersonnelles et de problématisation (un moment qu’il me semble oublier), un autre de recherche ou d’apport de savoirs socialisés, un dernier de « généralisation », tel qu’actions et observations sont renouvelées, réorientées et plus puissantes.
Au passage (p. 112), Michel Weber déplore que « près de quarante ans après le rapport du Club de Rome sur les limites de la croissance, on ne commmence que timidement à entrevoir la nécessité de la décroissance » qu’il conçoit « tempérée par l’esclavagisme technologique », c’est-à-dire un usage réfléchi en commun des machines et des automates. Plus loin, il invite à conjuguer décroissance des « riches » et développement durable des « pauvres »...
Cet essai aurait pu, de mon point de vue, être plus resserré, et restructuré (avec, par exemple, des sous-titres) pour que soit encore plus lisible la circum-ambulation qui le caractérise, entre les symptômes du présent et les visions d’avenir.
Je regrette aussi que l’auteur n’interroge ni des récits ni des traces d’expériences précises de démocratie communautaire (celle de son « centre de philosophie pratique » à Bruxelles ?), et je rêve d’essais écrits à plusieurs mains. Il me semble que, par écrit, il doit être possible d’intervenir avec des abstractions plus concrètes.
Néanmoins, parce qu’il donne à entrevoir un continent philosophique encore trop peu fréquenté et pourtant riche en outils politiques, cet essai mérite d’être lu et partagé.