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Duchamp à Rome 

Jeu de société psychogéographique

vendredi 1er décembre 2017, par Bruno Lemoine

Howto/How(not)to de la dérive urbaine

Duchamp à Rome est l’occasion d’une promenade d’un genre nouveau, un nouveau genre d’itération : vous vous déplacez maintenant dans la ville éternelle comme un touriste ou un simple badaud, mais en utilisant, cette fois-ci, Réseaux des stoppages étalon, un itinéraire inventé par Marcel Duchamp en 1914 et qu’il a peint sur un tableau. Vous vous déplacez à Rome, parce que « Tous les chemins mènent à Rome. »


#Duchamp@#Rome - Xavier Leton
#Duchamp@#Rome - Xavier Leton

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Duchamp à Rome est l’occasion d’une promenade d’un genre nouveau, un nouveau genre d’itération : vous vous déplacez maintenant dans la ville éternelle comme un touriste ou un simple badaud, mais en utilisant, cette fois-ci, Réseaux des stoppages étalon, un itinéraire inventé par Marcel Duchamp en 1914 et qu’il a peint sur un tableau. Vous vous déplacez à Rome, parce que « Tous les chemins mènent à Rome. »

Réseau des stoppages étalon (Marcel DUCHAMP)
Marcel Duchamp (1914)

On prendrait la carte des déplacements d’une œuvre importante de Marcel Duchamp, Réseau des stoppages étalon, l’itinéraire accompli de ce tableau d’un musée à l’autre, d’un mécène et d’une institution à une autre. On tracerait une carte où seraient figurés les différents lieux où a été exposé Réseau des stoppages étalon de Duchamp, puis on reporterait ces lieux sur un plan de Rome.

 Ou bien, on pourrait en rester au tableau ci-dessus ; on dirait à ce propos : « Non, le tableau de l’inventeur du ready-made parle de lui-même. » Il suffirait finalement de reporter sur une carte de Rome Réseau des stoppages étalon. Après cela, suivre à la lettre le parcours que Réseau des stoppages étalon initie.

Réseau des stoppages étalon (papier calque)

Le lecteur ne manquera pas de noter que tel déplacement du corps d’un individu suivant Duchamp à Rome ne va pas sans poser quelques problèmes, dont le plus important est que Réseau des stoppages étalon ne suit pas le contour des rues romaines, ni les bordures des maisons ou des immeubles : l’itinéraire conçu par Duchamp tente maintenant de traverser tout.

Réseau des stoppages étalon tente maintenant de traverser Rome, comme le regard du spectateur se posant sur Le Grand Verre de Duchamp :

Plan de Rome

Règle du jeu pour Duchamp à Rome

Dans son itinéraire, le joueur se devra d’être au plus près de l’œuvre de Marcel Duchamp et traverser Rome de part en part. Si ce n’est pas possible à cause d’un mur, d’une grille ou si on l’en empêche, il devra décrire, expliquer et analyser les raisons qui l’ont fait dévier de sa trajectoire. La déviation sera inscrite sur le plan de Rome avec un code couleur approprié, et la date et l’heure de l’événement y seront mentionnés.

Le joueur notera, au jour le jour, les détails de son avancée. Il prendra des photos, filmera ce qu’il verra et entendra, et rapportera, dans un carnet, les détails de sa marche et l’analyse de ce qui a permis ou non qu’il se conforme au trajet choisi. Il s’agira de voir en quoi, à Rome même, tous les chemins mènent précisément à cette ville, voire comment voir, dans la ville des villes, de cette mise en abyme urbaine, de cette projection fractale d’un indice du réseau à sa reproduction dans le cœur même des rues.

C’est aussi une belle traversée des apparences, que propose Duchamp à Rome, le passage vécu ou rêvé d’un plan strié, cartographié, à un plan lisse : une Rome rêvée lisse et polie, s’offrant au passage de la lumière, comme La mariée mise à nu par ses célibataires, même.

Pourquoi Duchamp à Rome ?

Depuis Rousseau, beaucoup de textes ayant pour thème la promenade ont été commis par des écrivains, des philosophes et des poètes : la dérive surréaliste de Nadja de Breton ou celle du Paysan de Paris d’Aragon, l’errance d’Artaud chez les Tarahumaras, les voyages des écrivains de la Beat Generation, la psychogéographie situ sont considérés aujourd’hui comme des thèmes littéraires. On peut aussi mentionner, en philosophie, Poétique de la ville, l’ouvrage de Pierre Sansot, La forme d’une ville change hélas plus vite que le coeur des humains du poète Jacques Roubaud ou la géopoétique de Kenneth White. Thème de société, la réflexion sur la marche et la promenade se cristallise actuellement autour de la notion d’« altermobilité » qui prend en compte les facteurs d’écologie et d’environnement. Le propos autour de cette notion est souvent critique et politique, assez proche de celui de La mobilisation infinie du philosophe allemand Sloterdijk, qui plaide pour une marche lente et cynique analogue à celle du philosophe Diogène à Athènes.

Mais toutes ces tentatives de promenade dans le cœur des villes ne font généralement qu’arpenter, comme le K de Kafka arpentait un Château, elles sillonnent à partir d’un cadastre déjà existant. — Sillonner, c’est-à-dire ici tourner en droite ligne, comme un diamant sur un disque, aller devant soi faute de mieux et de façon prosaïque, en respectant les tracés urbains commis par les hommes et l’Histoire. L’altermobilité chemine en respectant grilles, murets et propriétés, elle s’arrête à la porte, sans remettre en cause les raisons d’un tel arrêt, les raisons d’un tel stoppage devant la sonnette d’un particulier ou le panneau “Propriété privée”, sans prendre en compte, donc, les contingences possibles, ici et là, face à milieu clos. Elle réagit, au fond, comme un apôtre du Christ qui, ayant, cette fois-ci, perdu la foi, aurait, devant le seuil d’une maison, nettoyé la poussière de ses sandales, sans même avoir pris la peine de demander l’hospitalité au maître de céans : les tentatives sont avortées dès l’entrée en matière.

L’itinéraire proposé par Réseau de stoppages étalon ne pourra évidemment pas pousser le joueur à détruire un mur ou à forcer une demeure, mais, pour s’approcher, autant que faire se peut, du modèle de l’œuvre existant, il devra sonner aux portes des Romains, pour leur demander de passer par leur fenêtre ou un conduit d’aération, si ce conduit est proche d’une des lignes de Réseau de stoppages étalon reporté sur son plan de Rome.

La question que pose Duchamp à Rome est celle-ci : Comment un Romain, une Romaine ou une institution (le terme d’institution est pris ici dans un sens large) peuvent-ils accepter de se laisser traverser ? Pour quels motifs Romains, Romaines ou institutions peuvent-ils dire : "Oui [ou non], passez par la fenêtre du salon, si vous le voulez.” ?

C’est finalement la partie la plus difficile du jeu Duchamp à Rome : qu’est-ce qui peut entraîner tel ou tel à ouvrir sa porte ? Comment parvenir, en fin de compte, à une forme d’hospitalité absolue ?

« Comment cela ? Réseau de stoppage étalon passe par ma maison ? Mais oui, bien sûr, entrez chez moi, je vous indique le conduit d’aération qui s’approche de l’itinéraire qui vous incombe : si votre tête passe, tout passe ! »

Méthode et conseils pour Duchamp à Rome

Qu’est-ce qui peut motiver un hôte à faire l’hospitalité de sa demeure à un inconnu, même pour un très court instant ? Pour répondre à une telle question de façon précise, il faut que le joueur ait un modèle théorique suffisamment étendu et synthétique lui permettant une analyse fine de la plupart des réactions humaines qu’il rencontrera sur sa route. Pour ce faire, le joueur aura avantage à employer la typologie grid group mise au point par l’anthropologue Mary Douglas pour l’analyse des réactions sociales des groupes humains. Cette typologie a été initiée par M. Douglas dans le cadre de sa théorie culturelle et a déjà été utilisée en sociologie pour résoudre des problématiques d’ordre social [1].

L’analyse culturelle est un modèle d’analyse que Mary Douglas a développé dans les années 1970 et qui a pour objet de comparer des comportements culturels à partir d’une analyse de la formation des institutions sociales.

À propos de la typologie Grid Group permettant, selon Douglas, de comparer des sociétés (ou communautés) partageant la même culture, celle-ci déclarait :
« Un fil directeur pour trouver une paire de dimensions pertinentes est de suivre la polarisation de la pensée sociologique entre l’individualisme et le comportement de groupe. Au lieu d’opter pour l’un ou l’autre, comme cela se fait d’ordinaire, la procédure pour laquelle je plaide est de prendre les deux [dimensions] et de considérer qu’elles sont toujours présentes. J’utilise “grid” pour une dimension d’individuation et “group” pour une dimension d’incorporation sociale. » (Douglas, 1978, p. 7)

Comme, en sociologie, les réactions individuelles sont le fruit d’un processus social, toute réaction hospitalière ou inhospitalière faite au joueur de Duchamp à Rome pourra faire l’objet d’une analyse, que l’itinéraire Réseau de stoppage étalon se déroule à Rome ou dans n’importe quelle autre ville sur Terre :

Typologie Grid-Group
Théorie culturelle, anthropologie/sociologie, Mary Douglas

Attention : Une telle typologie, aussi complète et performante qu’elle puisse être en anthropologie et en sociologie, offre un cadre contraignant qui, pour Duchamp à Rome, devra devenir un hors-cadre . Pour être plus proche de Duchamp, le joueur devra, à partir de là, trouver des échappées belles et réduire, autant que faire se peut, « propos scientifiques » à indices ou traces comme trame « toile-araignée » et son acolyte « cousu-de-fil-blanc »...

Des raisons du modèle explicatif de Mary Douglas pour Duchamp à Rome

Pourquoi avoir choisi le modèle d’une anthropologue pour expliquer ce qui détermine une personne à : « Très bien, monsieur, passez par la fenêtre, passez par la porte ou le conduit d’aération de votre choix »  ? Qu’est-ce qui peuvent motiver institutions, particuliers, propriétaires ou locataires à se laisser traverser ?

Les motivations d’un homme ou d’une institution sont généralement d’ordre culturel. Même les facteurs propres à l’émancipation d’un individu nécessitent qu’une société se donne les moyens, à travers l’éducation, de favoriser un retour sur soi permettant à l’individu de la critiquer.

Je partirai du postulat philosophique suivant : la première forme d’hospitalité, l’hospitalité originelle, pourrait-on dire, est l’hospitalité absolue, inconditionnelle ; elle est de celle que le philosophe René Schérer a étudiée dans son livre Zeus hospitalier à travers l’épopée d’Homère ou les textes utopiques de Charles Fourier [2] : un tel type d’hospitalité vient du cœur et peut donc dépasser l’entendement humain. C’est à une telle forme d’hospitalité qu’est convié le Romain dans Duchamp à Rome.

Mais une telle forme, à l’échelle d’un individu comme à celle d’une société, pose évidemment problème ; on pourrait même dire que l’étranger au seuil d’une culture, par sa présence-même, révèle à celle-ci ses limites. Avec l’entrée en scène de la notion de propriété dans l’histoire des sociétés humaines, l’hospitalité est soumise à condition, et il en va généralement de la survie des communautés de procéder ainsi.

Nous sommes donc ici, en liminaire, dans le champ d’une anthropologie de la responsabilité et de la culpabilité : l’hôte se sent responsable pour sa vie, et, quelquefois, coupable de ne pas avoir accueilli l’étranger, pour des raisons de prudence évidentes, voire même d’humanité : Le comportement de l’étranger peut, tout simplement, ne pas être acceptable, ou l’hôte n’est pas en mesure de le recevoir, il n’en a pas les moyens.
Mais même, lorsqu’il accueille l’étranger, l’hôte peut se sentir coupable de ne pas pouvoir en faire davantage : ici, son humanité joue alors en sa défaveur. L’hôte ne se l’avoue peut-être pas, mais il aimerait avoir les largesses de Cybèle avec Ulysse ou des filles des archipels polynésiens nageant vers les marins venus d’Europe, au dix-septième siècle. Dans le même temps, il sait qu’il en va de sa vie de ne pas être accueillant : l’étranger est sans doute dangereux, comme les marins blancs l’ont été pour les filles des archipels polynésiens : un tel type d’hospitalité primitive, de celle dont ont pu faire preuve nombre de tribus, lui demeure donc fermée.

Il y a peut-être des exceptions, de ces rencontres-contingentes, mais celles-ci sont probablement trop rares pour qu’elles n’infirment les règles de l’hospitalité. Et toutes les nations actuelles sont comme notre hôte ; ce qui change entre tel ou tel, homme ou nation, c’est la culture de l’hospitalité dont nous sommes tous dépositaires et qui influent sur notre comportement à accueillir ou pas l’inédit, quand il sonne à la porte.

En suivant la théorie culturelle de Mary Douglas, on peut donc en induire les conditions de l’hospitalité d’un homme ou d’une institution (comme un grand magasin, une banque, un ministère, une usine ou des bureaux), à partir de l’organisation sociale à laquelle ils appartiennent.

Comme le montre, plus haut, le schéma de la typologie Grid Group, il y a trois grands types de culture organisationnelle que l’on retrouve généralement dans les sociétés : la culture individualiste, la culture sectaire et la culture hiérarchique. Les isolés (culture fataliste) forment la dernière catégorie prise en compte dans la typologie Grid Group, elle est aussi probablement celle qui se développe davantage, de nos jours, à cause de la crise économique et de la mondialisation.

Mary Douglas définissait ses trois types d’organisation comme suit :
« 1 – Hiérarchie : elle résulte d’une forte organisation dans un groupe consistant.
2 – Marché : il ne connaît ni forte structure ni forte solidarité.
3 – Secte : il y existe une forte solidarité, mais peu de hiérarchie. » [3]

La secte ne se définit donc pas comme un groupe religieux, mais comme une structure sociale et elle s’oppose à la hiérarchie comme au marché (culture individualiste) par l’esprit de solidarité qui y règne. Elle est aussi, généralement, l’organisation sociale qui dure le moins longtemps. Ainsi, dans un article “Théorie culturelle et société écologique”, Douglas définissait le courant postmoderne, qui se développait, dans les années 90, dans les milieux intellectuels et à l’université, comme étant une « secte », puisqu’il se définissait davantage par les valeurs, les principes moraux et philosophiques qu’il portait que par les rapports hiérarchiques ou les comportements, les attitudes spécifiques de ses membres. La secte est aussi, généralement, selon Douglas, l’organisation sociale la plus soudée, puisque ses membres ont souvent un rapport critique avec le groupe dominant et qu’ils doivent généralement lutter contre lui.

Comme je le faisais entendre précédemment, il ne s’agira pas de se conformer à cette typologie, mais d’en user, d’en mésuser aussi, comme un ludion peut s’amuser avec le discours savant pour en dévoiler ses ficelles ou le subvertir. Toute une partie du discours critique de Duchamp, autour de la notion de supramince, était, ainsi, de faire perdre à la science son aura de prestige par un discours alambiqué, influencé par la pataphysique de Jarry. Mais un tel discours tient mieux si ce qu’il escamote demeure viable  ; ici l’impertinence doit se servir de la pertinence pour dynamitage en forme.

Comment peut réagir un maître de céans romain face à un joueur suivant Réseau des stoppages étalon, puisque tous les chemins mènent à lui ? Ce maître de céans est tiraillé (ou pas) entre oui et non, hospitalité conditionnelle et hospitalité absolue. Comment, après coup, traduire sa réponse ? Tel oui, ou non, cette surprise devant une attitude imprévisible de la part de tel ou tel ? Simuler un comportement statistiquement probable pour tel profil ou tel masque ouvrant ou refermant sa porte ?

Ainsi, imaginons que Réseau des stoppages étalon traverse, pour le moment, à Paris, un immeuble haussmannien du seizième arrondissement. Quelle Vie, mode d’emploi à l’entrée de l’immeuble ? La première personne à laquelle le joueur de Duchamp à Rome aura à faire, en sonnant à la porte de l’immeuble, est sans doute un concierge. Un tel type de métier est en voie de disparition de nos jours en France comme, probablement, dans nombre de pays dans le monde. Un concierge est le garant de la propreté d’un immeuble ou d’une résidence, mais il fait aussi en sorte que les intrus, les malotrus, mendiants et colporteurs, demeurent à sa porte. Voilà un premier point du Réseau qui sera peut-être rencontré par le joueur, à Rome, dans le cours de son itération : le concierge.

Le concierge français est une espèce en voie d’extinction, nous l’avons dit. Il le sait, il se considère donc lui-même comme une espèce à protéger : son immeuble est son corps (corps de métier et corps physique), il doit le conserver propre et en bonne santé. À ce sujet, il rend des comptes aux propriétaires et aux locataires de l’immeuble dont il a la charge et dont certains font partie du syndic de copropriété qui l’emploie. Concierge est donc généralement un emploi de service de proximité appartenant à une structure hiérarchisée. Dans le même temps, il est solidaire avec les autres concierges du seizième arrondissement, qu’il connaît tous par leur prénom et qu’il appelle ou qu’il invite quelquefois à son domicile, pour prendre des nouvelles ou transmettre des informations sur les emplois vacants et les nouveaux résidents. Entre concierges du seizième, on peut dire qu’il existe une certaine forme de solidarité, proche de celle du groupe défini par Mary Douglas comme "secte", travaillant à la protection et au « rayonnement » de l’emploi « Concierge du Seizième ». Nul doute qu’un tel type d’homme ne laisse traverser son immeuble comme le joueur de Duchamp à Rome l’entend. Mais l’on peut aussi avoir des surprises, des éléments contingents qui fonctionnent comme hasard objectif, ici ou là... Remercier, dès lors, le concierge accueillant, lui envoyer, par exemple, une bouteille ou une corbeille de fruits avec un mot, et poursuivre sa trajectoire sur le Réseau...

Retour à Duchamp : « Faites comme si je n’étais pas là. ». L’artiste et le soldat

Nombre de spécialistes de l’œuvre de Duchamp remarquent chez ce peintre comme une stratégie de l’esquive qui serait le pendant de ce mythe de la transparence qu’il partageait avec André Breton : Duchamp fait comme s’il n’était pas là, dans sa vie comme dans ses œuvres, il souhaiterait que nous en fassions de même.

Ainsi, de sa décision de devenir un joueur d’échecs professionnel après avoir été peintre, de cette décision de gagner son argent à la sueur de son front : le front exsudant face aux pièces : pions, dames, fous, rois et jeu d’échecs. Puisque l’échec est un jeu, désormais : « Rater mieux ».

Le ce en quoi d’heuristique chez Duchamp : la vie pour Duchamp résumée à un mauvais jeu de mots autour d’« échecs »... Naturellement, Duchamp, même excellant au jeu de Palamède, ne pouvait devenir, à l’âge mûr, le champion qu’il entendait être : il aurait fallu qu’il s’y prenne bien plus tôt… — Et donc peintre et donc joueur d’échecs, de cette trace à peine laissée dans une galerie sur cimaise, comme en compétition face à un adversaire auquel faire (ou non) échec et mat : « La partie commence ? la partie finit ? semble nous demander encore Duchamp. Poursuivez sans moi, faites comme si je n’étais pas là. » — Gagner à peine, en somme, ou, plutôt, faire que la différence entre gains et pertes soit imperceptible. — Avoir la tête de l’emploi, aussi. Être distant, être discret, grand comme tête d’épingle, pouvoir se cacher derrière son majeur levé, dire après ça : « Je suis caché. » Être lisse et bien noté, toujours : être transparent.

L’anthropologue Alfred Gell avait remarqué cette logique de la trace et de la traçabilité en acte dans l’œuvre de Duchamp, et notamment dans le tableau Réseau de stoppages étalon qui apparaît, tel un multiple, dans Le grand Verre à l’entrée « tubes capillaires » [4] .

Détail du Grand Verre, où l’on peut voir, à travers ombre, à droite des moules mâlics, Réseau de stoppages transformé en tubes capillaires.

Selon Gell, ce qui est en deux dimensions dans le tableau Réseau de stoppages étalon semble apparaître – effet de lumière – en trois, voire quatre dimensions sur le Grand Verre. En outre, avec ces deux œuvres, on se trouve devant un palimpseste d’un genre nouveau : on peut voir, par exemple, sur Réseau de stoppages, un petit dessin de la trame globale de La mariée mise à nu par ses célibataires, même, mais l’on a aussi, derrière la première couche du tableau, si on regarde celui-ci aux rayons X, une version de Jeune homme et jeune fille dans le printemps, la première toile de Duchamp, datant de 1911. On assiste donc, avec la série des multiples du Grand Verre, à un continuum de travaux duchampiens, que Gell qualifie de « mille-feuille d’œuvres d’art » . Pour l’anthropologue de l’art qu’était Gell, un tel « continuum » est remarquable, parce qu’il donne au geste artistique de Duchamp la marque d’un flux, un passage ouvert d’une œuvre de l’artiste à une autre, à travers cette Quatrième dimension, popularisée au début du vingtième siècle par le mathématicien Poincarré et dont Duchamp avait entendu parler avec les cubistes et en lisant les textes de science-fiction de Gaston de Pawlowski.

On peut donc, selon Gell, comparer le travail de Duchamp avec celui de nombre d’artistes de tribus indigènes, qui, comme lui, cherchaient à manifester un état du vivant à travers le flux continu des énergies (ou monde des esprits). L’anthropologue montre ainsi que la répétition d’un motif et d’un modèle à un autre, tout au long de la carrière d’un artiste, se retrouve, dans ses effets de protension et de rétention, à travers l’espace et le temps, dans certaines œuvres des communautés dites primitives. En somme, chez Gell, le lien qui unit l’œuvre d’art primitive à l’œuvre d’art moderne, malgré des différences culturelles importantes et significatives, c’est la notion de « personne disséminée », de celle traversant l’espace et le temps, tel l’Homme primordial de la Gnose couvrant le monde avec son corps. Et, dans le fond, reprendre à nouveaux frais une œuvre comme Réseau de stoppages étalon, c’est être absolument primitif.

Mais il y a autre chose, derrière ce mythe de la transparence dont Duchamp et André Breton furent les premiers à parler ; autre chose, de nos jours, puisque la transparence est devenue l’une des armes des sociétés du contrôle dont le philosophe Deleuze nous a appris à nous méfier. Autre chose, dont le jeu Duchamp à Rome ne peut faire l’économie et qui a trait au fait de passer à travers les murs. Puisque l’artiste et l’écrivain partagent maintenant ce rêve avec le militaire et que nous avons désormais les moyens technologiques de le faire. Ainsi, des photographies des œuvres de l’artiste américain Gordon Matta-Clark, présentant des ouvertures faites à l’intérieur de maisons et d’immeubles, et qui ont servi comme illustration théorique à Tsahal, l’armée israélienne, lors de leur préparation aux combats de rues dans les villes cisjordaniennes à la fin des années 90 [5] . L’on passe alors d’un art de la transgression à un usage guerrier de celui-ci et vidé de sa substance. Eyal Weizman écrit à ce propos, dans À travers les murs. Architecture de la nouvelle guerre urbaine : « À l’Otri [un centre de formation de Tsahal], on montrait souvent dans les exposés les « bâtiments coupés » de Matta-Clark, en regard des photographies des brèches que les FDI avaient ouvertes dans les murs palestiniens. » [6] L’art, même le plus anarchiste et pacifiste, sert désormais à des fins de guerre coloniale.

Il s’agira donc, dans la trame même de Duchamp à Rome, de donner à telle architecture guerrière un sens esthétique, lire à nouveau, à travers les yeux de Duchamp, de cet essai noir de De Quincey, De l’assassinat considéré comme un des Beaux-Arts, dont il était friand : soit réécrire, en filigrane du livre projeté ici, les tactiques de guerres urbaines modernes transformant la syntaxe des villes, comme s’il s’agissait de la novellisation d’un film de cinéma.

Naplouse : vue d’un bâtiment détruit par l’armée israélienne. Cisjordanie, 2002
Gordon Matta-Clark, Paris, 1975

Notes

[1Pour ceux qui ne connaissent pas l’oeuvre de l’anthropologue Mary Douglas, commencer par lire son livre le plus remarquable, De la souillure : De la souillure. Essai sur les notions de pollution et de tabou, Mary Douglas. Ed. La Découverte, “Poche”, Paris : 2001. Pour un approfondissement de la typologie grid-group des institutions sociales, on peut lire : Marcel Calvez, « L’analyse culturelle de Mary Douglas : une contribution à la sociologie des institutions », SociologieS [En ligne], Théories et recherches, mis en ligne le 22 octobre 2006, Consulté le 29/11/2017. URL : http://sociologies.revues.org/index522.html)

[2Zeus hospitalier, éloge de l’hospitalité, René Schérer. Editions La Table Ronde, "La petite bibliothèque vermillon", Paris : 2005

[3“Théorie culturelle et société écologique”, Mary Douglas. In Pourquoi tardons-nous tant à devenir écologistes ? Limites de la postmodernité et société écologique, sous la direction de Denis Duclos. Ed. L’Harmattan, “Sociologies et environnement”, Paris : 2006. P. 43.

[4L’art et ses agents, une théorie anthropologique, Alfred Gell. Les presses du réel, « Fabula ». Dijon : 2009.

[5Voir à ce propos Passer à travers les murs. L’architecture de la nouvelle guerre urbaine. Eyal Weizman. Editions La fabrique, Paris : 2008.

[6Passer à travers les murs. L’architecture de la nouvelle guerre urbaine. Ibid. p. 66.

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