Bien le bonjour,
« Nous ne devons rien attendre de bon du gouvernement, c’est nous qui allons résoudre nos problèmes. C’est pourquoi nous nous sommes déclarés commune autonome à dater du 1er janvier de cette année 2007, afin d’être sujets de notre propre destin !
Dans notre communauté, ils nous font nous battre les uns contre les autres, nous entre-tuer ; j’exhorte les différentes tendances politiques à ce que nous, Triquis, travaillions unis comme un seul peuple que nous sommes [1]. »
Ces paroles, prononcées au cours de la rencontre des peuples indiens des Amérique dans le village Yaqui de Vicam dans l’Etat du Sonora en 2007, connaissent une bien douloureuse résonance aujourd’hui. Le premier janvier de l’année 2007, accompagnant l’élan insurrectionnel qui soufflait sur l’Etat et la Ville d’Oaxaca, Copala et les communautés attachées à cette petite ville indienne se déclarèrent Commune autonome, et ce fut la guerre. Une guerre contre insurrectionnelle, dite encore dans un jargon militaire « euphémisant », guerre de basse intensité. Et les gens ont pleuré leurs morts, et les morts, eux, se taisent.
Avant, ils parlaient, ils parlaient d’autonomie, de liberté, ils parlaient d’union, ils exhortaient le peuple Triqui à mettre fin à ses querelles, à ne plus tomber dans les pièges du pouvoir, ils s’appelaient Felícitas ou encore Teresa, toutes deux locutrices de la radio communautaire de San Juan Copala, La voz que rompe el silencio (la voix qui rompt le silence). Felicitas Martínez et Teresa Bautista sont tombées en avril 2008, deux ans déjà, une embuscade, quelques rafales de fusils mitrailleurs AK-47, et puis l’impunité pour les assassins. Ils parlaient aussi de solidarité, de rompre le cercle, d’entraide, d’autodétermination des peuples, comme Bety ou comme Jyri. Beatriz Alberta Cariño et Jyri Jaakkola se trouvaient côte à côte dans la camionnette quand ils reçurent chacun une balle dans la tête : une embuscade, un feu nourri pendant 20 minutes de fusils mitrailleurs AK-47. Le 27 avril 2010. Entre ces deux mois d’avril, les morts ne se comptent plus.
La caravane devait rompre le siège que maintiennent depuis le début de l’année les groupes paramilitaires autour de Copala et accompagner une vingtaine de maîtres d’école, qui devaient reprendre leur travail à l’appel de la commune autonome. Le municipe de Copala avait sollicité, environ une semaine avant, l’appui des organismes de défense des droits de l’homme et des organisations civiles pour favoriser ce retour. C’est au lieu-dit La Sabana que l’attaque a eu lieu. La Sabana fait partie du territoire de l’Ubisort, Union pour le bien-être social de la région triqui ; comme son nom l’indique (ou ne l’indique pas), il s’agit d’un groupe paramilitaire créé en 1998 et réactivé récemment sous le gouvernement d’Ulises Ruiz, gouverneur de l’Etat d’Oaxaca. Jorge Franco, actuellement député fédéral et ex-ministre de l’intérieur d’Oaxaca, se trouve derrière les groupes paramilitaires rattachés à l’Ubisort et aussi au MULT (Mouvement Unifié de la Lutte Triqui et à qui la rumeur attribue l’assassinat des deux locutrices de la radio communautaire). Depuis le 1er janvier 2007, date de la déclaration de l’autonomie, ces deux organisations ont peu à peu grignoté le terrain autour de Copala en s’emparant par la terreur des hameaux dispersés dans la montagne et faisant partie de la municipalité autonome. Ces organisations ont pu ainsi, grâce à l’appui inconditionnel qu’elles reçoivent de la part gouvernement, encercler peu à peu le chef-lieu, qu’elles maintiennent depuis lors sous le feu des armes. Les habitants risquent leur vie à tout bout de champ, les hommes, quand ils vont travailler leur milpa ; les femmes, quand elles tentent de se ravitailler, les enfants, quand ils sortent tout simplement jouer dans les rues. Depuis le début de l’année, 19 morts. Beaucoup d’habitants sont partis, fuyant ce climat de terreur permanent. Tout dernièrement les hommes de l’Ubisort s’étaient emparés du palais municipal. Réalisant une sorte de « coup d’Etat », ils s’étaient autoproclamés les nouvelles autorités de Copala. Les gens ont réussi tout de même à reprendre leur mairie et à en chasser les intrus.
La guerre. Chacun défend son territoire et le territoire qu’il a conquis : le MULT, l’Ubisort, le MULTI. Le MULTI, Mouvement Unifié de la Lutte Triqui Indépendant, est une scission du MULT, auquel il reprochait ses compromis avec le pouvoir central et ses connivences avec le PRI [2]. Le MULTI lutte pour l’autonomie et l’autodétermination du peuple Triqui, le MULT prétend lui aussi lutter pour la même cause. Et c’est peut-être ici, dans ces dédales, dans ces méandres des prétentions et des intérêts, que la pensée se perd et que le pouvoir triomphe. Tous réduits à la même enseigne dans une lutte fratricide. Pourtant, il y a bien longtemps, dans le sable ocre du désert du Sonora, à Vicam, le délégué du MULTI et celui du MULT s’étaient serrés la main, c’était en octobre de l’année 2007.
Nous sommes déconcertés, le pouvoir a réussi à isoler Copala, sur le terrain, en l’encerclant par les forces ennemies, mais aussi, un peu, dans l’opinion publique, la caravane qui prétendait forcer le blocus tombe dans une embuscade annoncée, ce n’est pas seulement au peuple Triqui qu’il revient d’affirmer l’universalité de la pensée, mais à nous aussi, à l’Assemblée populaire des peuples d’Oaxaca, aux organisations civiles, à la section 22 du syndicat des travailleurs de l’éducation, au Congrès national indigène, à l’Autre campagne, aux zapatistes…, c’est à nous tous à prendre la mesure de l’adversaire et à agir en conséquence.
La veille du départ de la caravane le chef des paramilitaires de l’Ubisort, Rufino Juárez Hernández, avait prévenu qu’il ne répondrait de rien. Après l’attentat, le gouvernement d’Oaxaca a dû négocier avec lui pour pouvoir récupérer les corps de Beatriz et de Jyri. Le 29, les Forces Spéciales dirigées par le commandant Guillermo Luna l’ont rencontré avant de pouvoir récupérer les deux journalistes de Contralinea, David Cilia, blessé, et Erika Ramírez, réfugiés dans la montagne. Décidément Rufino Juárez est un personnage puissant dans cette hiérarchie de subordinations qui définit le pouvoir politique.
Nous assistons à une montée en puissance des groupes paramilitaires, ce n’est plus de l’improvisation, il ne s’agit plus d’une création dans l’urgence, mais bien d’une stratégie qui s’est inscrite dans la durée, qui s’est construite avec le temps et qui est devenue dans le Mexique d’aujourd’hui un élément incontournable de la guerre sociale et sur lequel la classe dominante entend désormais s’appuyer. Les paramilitaires forment une milice armée entièrement dévouée à des groupes de pouvoir fortement implantés dans une région et liés entre eux par des intérêts et des ambitions communs. Toute une chaîne de complicité et d’impunité lie les paramilitaires à l’armée et à l’ensemble de l’appareil d’Etat. Nous les retrouvons sur tous les fronts de la guerre sociale, en premier lieu au Chiapas menant la vie impossible aux communautés zapatistes, dans le Guerrero, dans le Michoacán, à Ostula, où ils viennent d’enlever trois autorités indiennes, à Oaxaca, dans la région triqui. Ils sont devenus une institution du gouvernement mexicain, officieusement reconnue.
Actuellement le Mexique connaît deux guerres civiles, une guerre civile spectaculaire, qui occupe le devant de la scène et le nord du pays, elle oppose l’armée et les cartels de la drogue pour le contrôle des Etats et des régions, et une autre guerre plus sournoise, moins visible, dont on parle peu, que la première a d’ailleurs pour but de cacher, c’est la guerre menée contre la population indigène, indienne ou métis, contre tous ceux qui ont gardé une forme de vie sociale leur permettant encore de résister et de se rebeller face aux entreprises destructrices du capital. La première a été voulue par le gouvernement pour ses effets spectaculaires : en titillant un nid de vipères, Calderón pouvait bien s’attendre à quelques réactions, il sait aussi que cette guerre n’a pas de fin, qu’elle cessera tout bonnement quand il cessera d’asticoter les cartels, il a seulement besoin de cette guerre pour faire un écran de fumée, de bruit et de fureur, devant la réalité d’une guerre sociale dont on mesure encore mal l’ampleur.
Cette guerre menée contre les cartels de la drogue se présente comme l’inversion de la réalité, elle est visible quand la guerre réelle est cachée, elle est bruyante quand la guerre réelle se veut silencieuse… Pourtant elle fait partie de la guerre réelle, de la réalité de la guerre sociale au Mexique, elle en est un élément stratégique clé : tactique de l’écran, tactique de l’inversion, mais aussi celle de la terreur, de l’organisation de la terreur, tactique de la banalisation de l’horreur. Nous pourrions la qualifier d’un terme générique en faisant allusion à la stratégie du chaos.
Retenons la date de 2007, elle marque, après la fin de la commune d’Oaxaca et l’intervention massive de la police fédérale préventive dans la ville, une accélération de la répression avec la mise en place d’une stratégie de la répression, stratégie construite, préméditée et coordonnée, militarisée visant à détruire toute velléité de rébellion. Il s’agit de prendre de vitesse les mouvements sociaux, de les isoler et d’empêcher, par les moyens les plus extrêmes, toutes tentatives de reconnaissance. Pendant que nous avons le regard tourné ailleurs, distraits par un remue ménage dont on ignore les tenants et les aboutissants, on se prépare à assassiner, une bonne fois pour toutes, le peuple mexicain dans l’obscurité propice des ruelles. Au cours de sa dernière apparition publique, en décembre 2007, le sous-commandant Marcos avait pressenti l’arrivée du temps des assassins, souvenons-nous : « Les signes de guerre à l’horizon sont clairs. La guerre comme la peur a aussi une odeur. Et maintenant on commence déjà à respirer son odeur fétide sur nos terres ».
Bien des crimes se préparent dans l’ombre.
Oaxaca, le 4 mai 2010.
Georges Lapierre
COPALA POUR MÉMOIRE en 2007 par GEORGES LAPIERRE
Bien le bonjour,
Tu vas à Copala ? Tu te rends à l’invitation des Triqui ? Depuis quelques jours, je fais le tour des amis et des connaissances en leur posant ces questions : réponses négatives. La région a mauvaise réputation, depuis mars 2006 dix personnes ont trouvé la mort, soixante dix depuis 2004, avec l’arrivée au pouvoir d’Ulises Ruiz. Des groupes de tueurs rôdent cherchant à empêcher, par l’assassinat, la reconstitution de l’unité du peuple triqui. 20 communautés sur 36 ont réussi à s’entendre après 3 mois de palabres pour former le municipe autonome indigène de San Juan Copala et s’émanciper ainsi de la tutelle des trois municipes métis dont elles dépendaient. Le pouvoir n’a pas l’intention d’accepter la constitution d’un municipe autonome, c’est la guerre. La Mort se vêt de la longue tunique rouge des femmes Triquis, où flottent avec élégance de longs rubans de satin aux couleurs vives. Il faut aussi ajouter que cette région est difficile d’accès, il y a bien des transports en commun mais avec des changements, le plus facile serait encore la voiture particulière ou de location. Je finis par avoir un numéro de téléphone : « Oui, je fais partie d’une commission du Conseil de l’Appo et j’organise un voyage à Copala. » Un rendez-vous est fixé pour vendredi matin, il est tout indiqué d’arriver le jour à San Juan Copala. Nous ne sommes que deux à partir, lui et moi. D’autres du Conseil arriveront samedi matin en voiture particulière, la communication ne passe pas très bien entre conseillers.
Le voyage est rapide jusqu’à Tlaxiaco, capitale de la région mixtèque. A Tlaxiaco nous devons changer de voiture et mon compagnon de route se retrouve avec un autre sac de voyage, semblable au sien, mais de couleur bleue et contenant des vêtements de bébé. Cet impromptu nous retarde, la camionnette part sans nous, qui espérons le retour du sac, en vain. Une heure et demie plus tard, nous montons dans une voiture qui nous déposera au croisement du Carrizal, croisement important sur la route de Tlaxiaco des chemins qui mènent, d’un côté à Putla de Guerrero, de l’autre à Juxtlahuaca. C’est la montagne mixtèque aux sommets verdoyants et aux vallées arides qui fait frontière entre l’Etat d’Oaxaca et celui du Guerrero. En arrivant au Carrizal, la vue, soudain, s’échappe à l’infini sur les massifs bleutés, qui descendent dans la lumière du crépuscule vers le Pacifique. Il s’agit maintenant de trouver un taxi collectif qui voudra bien nous conduire à Copala. En compagnie d’une femme et de sa fille, qui, elles, se rendent à La Sabana, nous commencions à trouver le temps long quand arrive un taxi qui veut bien nous prendre à condition que nous y mettions le prix : 30 pesos pour Copala, 20 pour La Sabana. Nous ne marchandons pas, la nuit arrive rapidement sous les tropiques.
Sur la route, le chauffeur cherche bien à savoir qui nous sommes et mon collègue lui raconte une vague histoire au sujet de l’organisation des dispensaires dans les villages indiens, le temps passe. A La Sabana, tout change, les deux femmes descendent et nous sommes bientôt entourés par un groupe de jeunes gens bien trop curieux à mon goût. Finalement l’un d’eux, qui fait un peu chef de bande, monte à côté du chauffeur, il nous serre la main, une personne plus âgée, dit le professeur, se tasse à nos côtés en silence, et nous partons. Pendant tout le trajet, le jeune va s’en prendre au chauffeur, qui n’en mène pas large : « D’où tu viens ? Tu n’es pas encore Triqui ? Tu es toujours à moitié chilango [3] ? Quand vas-tu être entièrement Triqui ? Tu n’as pas la frousse de venir par ici ? Tu ne sais pas qu’il y a des embuscades ? Aujourd’hui même il y a eu une embuscade… » Derrière, c’est le silence. La nuit tombe quand nous arrivons à Copala. Le taxi nous laisse à l’entrée, dans la rue qui descend en pente raide vers le marché, au niveau de la mairie. Le prof a disparu, le jeune aussi, mais pour rejoindre le taxi lorsque celui-ci, après avoir fait demi tour, se prépare à partir. J’ai une pensée émue pour le chauffeur. Au fronton de la mairie est écrit en gros caractères « Commune autonome de San Juan Copala. »
Sur la petite esplanade couverte devant le palais municipal, des femmes pleurent un mort étendu sous un linceul à même le sol, il est entouré de petites bougies dont la flamme semble revivre brusquement avec la nuit. Nous nous présentons au président municipal et à ses adjoints, qui devisent entre eux assis dans un coin de la salle principale. Le président est jeune, une trentaine d’années, solide et silencieux à la manière des paysans de la montagne ; il laisse volontiers parler les autres, dont un premier adjoint très jeune, doux et souriant, à qui semble être dévolu le rôle de maître des cérémonies. Les autorités nous apprennent que le matin, alors que les femmes nettoyaient les rues avec les enfants en vue de recevoir les hôtes, le village avait été pris sous le feu nourri de commandos cachés sur les collines qui l’entourent. Il est possible de voir les traces de balles sur les murs du marché couvert, de l’église, de l’école secondaire et de quelques maisons particulières. Plus de peur que de mal, il n’y a pas eu de blessés, ni de morts. Ce n’est pas tout, l’après midi, une voiture qui se rendait à Copala en vue de prendre part à l’événement du samedi est tombée dans une embuscade. Ils venaient d’Unión de los Angeles, huit personnes, avec les enfants, dans une voiture de tourisme blanche, le mort, Roberto García Flores, se trouvait du mauvais côté, il a pris une balle qui a traversé la porte et son corps de bas en haut. Il gît maintenant sur l’esplanade, il restera là toute la nuit et la journée du lendemain, veillé par sa mère et son épouse, salué par les hommes qui se recueillent un moment à ses côtés. La famille devra l’amener à Juxtlihuaca, le procureur se refusant à venir à Copala pour les constatations d’usage. L’embuscade eut lieu à Agua Fria, le fief du député local Rufino Maximino Zaragoza et de sa famille. Les gens du député s’étaient embusqués derrière une baraque au bord de la route d’où ils ont fait feu sur la voiture à son passage. Ils ne seront pas inquiétés, du moins par l’Etat et sa justice.
L’attaque du matin comme le traquenard de l’après midi ont pour but d’intimider les gens afin de compromettre la bonne tenue de la cérémonie d’investiture qui doit se dérouler samedi. Le peuple triqui connaît un destin singulier. Le sentiment d’identité y est très fort, mais double : appartenance à un peuple avec ses traditions, ses codes, ses fêtes, sa langue, mais aussi appartenance à un lignage. Les femmes portent toutes le costume traditionnel, ample tunique aux manches ouvertes que l’on enfile par le haut et qui descend jusqu’aux pieds. Elles portent cette robe dans la capitale de l’Etat d’Oaxaca et dans la capitale du pays où elles sont facilement reconnaissables. Une jeune fille venue de Mexico semblait cependant marquer un temps d’hésitation entre tradition et modernité, entre un corsage aux dessins traditionnels et un pantalon plus moderne genre jeans. Tous sont très attachés à leur langue, qui est bien vivante, j’ai noté que les enfants ne prêtaient aucune attention à l’espagnol mais qu’ils dressaient l’oreille pour tout ce qui se disait en langue vernaculaire. Un sentiment identitaire que vient contrarier en partie l’esprit de vendetta qui a fait la mauvaise réputation de la région, nous pouvons dire que le sentiment d’appartenance à un lignage a mis en péril l’unité du peuple triqui et son autonomie. En montant les lignages les uns contre les autres, en enflammant les esprits, l’Etat a réussi à diviser le peuple, qui s’est perdu dans une guerre sans fin de vengeance, de représailles, de vendetta. Pendant des années, des familles, des clans se sont affrontés et les armes ont parlé : Un désir ardent d’unité continuellement détruit, remis en cause par l’affrontement des partis opposés, affrontement d’autant plus implacable et violent que le désir d’unité était fort et désespéré.
Un rapide coup d’œil à l’histoire de ce peuple nous permet de saisir le pourquoi d’une si tragique situation. L’unité du peuple triqui représentait un danger pour l’Etat mexicain qui devait en conséquence y apporter la division, y semer le trouble et les conflits. Si, peu après l’indépendance, en 1826, l’Etat reconnaît l’autonomie des Triqui pour la participation de ce peuple à la guerre d’indépendance sous les ordres de José María Morelos y Pavón, et donne aux villages le statut de communes libres, il s’en mord les doigts quelques années plus tard. En cherchant à reprendre le contrôle de la région, il se heurte à une première rébellion triqui, qu’il réduit en 1832. Onze ans plus tard, en 1843, il doit affronter une nouvelle insurrection, beaucoup plus forte que la précédente, et qui s’étend à d’autres peuples d’Oaxaca et du Guerrero. L’armée mexicaine met un terme à ce soulèvement. En 1948, l’Etat met fin aux communes libres et San Juan de Copala qui était un municipe autonome devient une agence municipale rattachée à la municipalité métisse de Juxtlihuaca. Toute la région triqui va se trouver ainsi divisée et les villages rattachés aux municipes (Juxtlahuaca, Putla de Guerrero, Constancia del Rosario, Tlaxiaco…) contrôlés par le parti d’Etat, en l’occurrence le Parti révolutionnaire institutionnel (PRI). A partir de cette position avantageuse l’Etat, aidé par l’institut de linguistique d’été, n’aura de cesse d’entretenir la division à l’intérieur du peuple en favorisant certains lignages au détriment d’autres lignages.
A partir de 1970, la lutte pour reconstruire l’unité et reconquérir l’autonomie reprend de plus belle avec le « Club », qui deviendra plus tard le Mult, Mouvement unifié de la lutte triqui. Cette lutte est loin d’être isolée, elle s’inscrit à l’intérieur d’un vaste mouvement de critique sociale, c’est à cette époque que la section 22 du syndicat enseignant s’émancipe de la tutelle du parti unique, que se forme la COCEI (Coalición obrera, campesina y estudiantil de l’istme), qui, au début des années 80, occupera la mairie de Juchitan, c’est aussi à cette époque que le monde indigène, Mixe, Zapotèque, Mixtèque, Triqui, s’organise et affirme ses propres valeurs, sa pensée et sa philosophie, que les maîtres d’école indiens et les promoteurs issus des villages jouent un rôle important dans l’organisation et l’émancipation des communautés. Ce vent de contestation qui a soufflé sur Oaxaca a perdu de sa force en se compromettant avec le pouvoir. Le Mult s’est rapproché peu à peu du gouvernement qui pouvait financer des projets de production et de mise en valeur au point de fonder, il y a peu, un parti politique, le PUP (Parti unifié populaire) et de participer aux élections. Face à cette déviance et corruption du Mult et de ses principaux dirigeants, des membres de cette organisation s’en séparent pour fonder en 2003 le Mult-I, Mouvement unifié de la lutte triqui Indépendant. Entre temps, en 1998, était apparu l’Ubisort (Union pour le bien être social de la région triqui), proche de la vieille structure régionale du PRI. Vous me suivez ? Aujourd’hui le vent de la révolte souffle à nouveau, sous la poussée de l’Assemblée populaire des peuples d’Oaxaca et de la volonté clairement exprimée de se réapproprier la vie politique (confisquée par l’oligarchie au pouvoir), le Mult-I et l’Ubisort (qui s’est libéré de son allégeance au PRI) se sont alliés pour créer le municipe autonome de San Juan Copala, qui reprend ainsi son statut de commune indigène libre perdu en 1948.
Está el partido de Unidad Popular, está el PRI, está el PRD, y no toman en cuenta la principal raíz de lo que está pasando en la región. Ellos no ven a indígenas, no ven a Triquis, usan a Triquis para sus campañas pero no ven cuál es la problemática de fondo que se vive, cómo se vive, y si es que se vive. (« Il y a le parti d’unité populaire, il y a le PRI, il y a le PRD, et ils ne prennent pas en compte ce qui se trouve à l’origine de ce qui est en train de se passer dans la région. Eux ne voient pas des Indiens, ils ne voient pas des Triqui, ils usent les Triqui pour leurs campagnes électorales, mais ils ne voient pas quel est le problème de fond qui se vit, comment il se vit, et si même il se vit. ») Il n’y a rien à attendre des partis politiques, c’est l’idée forte des zapatistes, de l’autre campagne, du mouvement indien et de l’Assemblée populaire des peuples d’Oaxaca. Dans l’Assemblée cette idée est continuellement étouffée par ceux qui sont de connivence avec les partis, mais à mon sens elle est l’idée forte, centrale, de l’Appo, c’est à travers elle que ce mouvement social prend tout son sens. Evidemment toute la clique politique réagit avec force face à ce rejet, ce qui explique la crise actuelle que connaît de l’Assemblée populaire prise entre les feux de la répression tout azimut du pouvoir et les tentatives de récupération, qui cherchent à transformer l’Appo en parti politique d’extrême gauche.
La nuit est tombée, nous traversons le village qui est plongé dans l’obscurité, pas âmes qui vivent, du moins des âmes d’apparence humaine, les portes sont fermées sur une sourde inquiétude, des meutes de chiens se répondent d’un point à l’autre du village, chaque meute semble avoir son terrain d’aventures ou de chasse qu’elle garde jalousement. Nous savons que des patrouilles surveillent les alentours, en sortant de la mairie nous avons repéré dans l’ombre des hommes, le fusil à la main. Nous nous retrouvons autour d’une table où j’écoute nos compagnons nous parler de l’imbroglio politique dans lequel s’est trouvé jeté toute la population triqui. Ils nous parlent aussi de leur espoir de voir naître un jour prochain toute une région autonome qui regrouperait l’ensemble de la population. Le lendemain matin le village a retrouvé son animation, les chiens ne forment plus des meutes agressives, ils sont devenus indifférents, ils nous ignorent superbement. A dix heures les habitants doivent abandonner leurs tâches quotidiennes, fermer leurs maisons et participer à l’événement politique et culturel de l’investiture publique des autorités désignées selon les us et coutumes. Les gens arrivent des communautés voisines qui se sont ralliées au municipe de San Juan Copala, de Yoxoyuzi, de Santa Cruz Tilaza, de Guadalupe Tilaza, de Tierra Blanca, d’El Carrizal, de La Sabana, de Yerba Santa, d’Union de los Angeles… en voitures, en camionnettes, en redilas, en cars, certaines n’ont pu venir, par crainte ou parce qu’elles ont rencontré sur leur route des barrages, nous dit-on, de la police fédérale. Des invités sont venus d’Oaxaca et de Mexico. Une assiette de bouillie de maïs bien relevée avec un morceau de bœuf est offerte à tous les arrivants.
La cérémonie d’investiture avait déjà eu lieu une première fois, début janvier. Aujourd’hui, c’est la confirmation devant non seulement les 20 communautés, mais en présence de témoins nationaux et même, disent-ils, mondiaux, en faisant allusion, je suppose, aux deux français qui se sont retrouvés le matin dans les rues du village, c’est l’acte public de la naissance de la commune libre de San Juan de Copala, l’affirmation d’un peuple, de l’unité du peuple triqui, contre les forces de la mésentente et de la division. C’est un début. Les autorités vont recevoir leurs bâtons de commandement de la main des anciens et des majordomes, qui ont été responsables des fêtes, elles ont droit à un petit discours en langue indienne. Le président municipal, vêtu du pantalon blanc des temps anciens et d’une guayabera verte éclatante fera son discours dans cette langue et il ne le traduira pas lui-même en espagnol, comme c’est la coutume, il laissera le soin de la traduction à un de ses adjoints, marquant ainsi clairement son souhait de rester une autorité indienne au service du peuple triqui. Il dit qu’il est prêt à dialoguer avec le gouvernement pour que soit reconnu l’autonomie de ce municipe indien, à la différence des municipes autonomes zapatistes, il dit aussi qu’il est prêt à recevoir des ressources, comme tout municipe, de la part du gouvernement, mais que ces ressources iront directement aux communautés, que sa gestion sera en tout point transparente et qu’il espère que le peuple le respectera comme il respectera le peuple. Ensuite c’est la fête, les « officiels » de l’Appo, du Front Populaire Révolutionnaire avec leurs petits drapeaux rouges et faucilles et marteaux en coin, Le Front Amplio de Lucha Popular, la Promotora por la Unidad Nacional, etc, les journalistes, tous quittent la scène et laissent le terrain aux clowns, aux vrais, à ceux qui font rire les enfants et les mères de famille.
Oaxaca le 26 janvier 2007
Georges Lapierre
P.-S.
Illustration : "Le pain de la mort" d’Octavio Ocampo.