Rodolphe Christin est sociologue, chercheur indépendant, voyageur et... écrivain. Ses livres montrent comment la rencontre de l’Autre, et de la nature pourvu qu’elle soit préservée, permet à l’homme de se construire librement. Au fil de ses explorations, dans les forêts de sa région comme dans ses voyages en terres lointaines, il constate la planification systématique de la planète et de ses habitants, et les méfaits qu’elle produit. Il s’intéresse également à la question du travail.
Le Manifeste du saumon sauvage est sa première fiction publiée sous forme de livre (une autre, Le sens des affaires, avait été publiée sur ce site par épisodes). Il a écrit sept autres livres, dont le Manuel de l’antitourisme paru aux éditions Yago en 2008.
Juliette Gheerbrant : Le manifeste du saumon sauvage fait écho à un passage du Manuel de l’antitourisme, où vous écriviez : "L’époque est attristante (...). Elle préfère la vie parquée à la vie sans bornes, les saumons d’élevage aux saumons sauvages qu’elle conduit à la disparition". En passant cette fois-ci par la fiction, vous continuez à dénoncer l’impact écologique et social du surdéveloppement. Comment préserver la vie ? La décroissance est-elle une solution selon vous ?
Rodolphe Christin : Vaste sujet ! Rationalisme oblige, nous avons l’habitude d’oublier l’influence de l’imaginaire et des mythes sur la réalité concrète.
L’imaginaire moderne est celui d’une prise en main méthodique du réel, grâce à la science, à la technologie et au "travail". Le réel est le lieu d’incessantes actions qui tendent à l’aménager et à le rendre "productif".
Le productivisme n’est donc pas qu’une simple question économique. Au-delà, c’est une question anthropologique, qui implique une certaine vision et un certain exercice de la condition humaine. L’homme moderne, pour exister, entend prendre le contrôle de la réalité, au nom du développement, de la sécurité, et même (depuis quelque temps), de l’écologie. C’est dire si la notion de sauvagerie, dans un tel contexte, devient problématique. Et le saumon sauvage peut, au même titre que le loup et l’ours, devenir le symbole de l’intégrité du non-humain face aux assauts que la société fait subir au monde sauvage. En poussant un peu, on peut se demander si nous serons encore capable, dans quelques dizaines années, de concevoir qu’une vie soit possible, ou du moins souhaitable et intéressante, indépendamment de l’intervention humaine. La genèse OGM du vivant, les biotechnologies, posent avec acuité cette question. Dans ce contexte, la décroissance me semble une contre-mythologie très intéressante pour reconsidérer l’avenir des pays développés. C’est une question très pratique, et c’est aussi une question profondément ontologique.
Juliette Gheerbrant : Le personnage du livre se révolte justement contre ce qu’il appelle le "management universel, l’aménagement complet du monde". Il est encore temps de faire quelque chose ?
Rodolphe Christin : Il n’est jamais trop tard, même si le désastre est avancé. L’ingénierie sociale incarne très concrètement la volonté de nos sociétés de maîtriser le monde, grâce à la mise en place de dispositifs divers et variés chargés d’assurer la bonne gestion des choses et des personnes. Mon personnage principal est bien placé pour en avoir une bonne connaissance, puisqu’il est consultant en management de profession. Or le management, dans ses formes avancées, est sans aucun doute l’idéologie maîtresse de nos systèmes organisationnels. Marc en a pris parfaitement conscience et sa révolte se nourrit de ce constat. À ses yeux le saumon sauvage incarne un dehors, un être qui devrait, au nom de sa sauvagerie même, échapper à cette volonté de puissance qui assure son emprise sur l’espace et, finalement, sur l’ensemble, ou presque, du vivant. Voilà ce qui va le pousser à l’acte.
Juliette Gheerbrant : Le voyage se retrouve dans tous vos livres. Il permet à la fois de reconnaître l’Autre et de se définir soi-même, mais cette nécessaire « confrontation sans fard avec le réel » est rendue presque impossible par la mondialisation du loisir industriel – dites-vous en substance. Quelles nouvelles formes le voyage peut-il prendre aujourd’hui ?
Rodolphe Christin : Le voyage est une expérience prototypique (c’est ce qui le distingue du tourisme, qui est une production en série) extra-quotidienne, et qui cependant renvoie de manière incessante au quotidien. Le premier des voyages, si fondamental qu’on aurait tendance à l’oublier, c’est le voyage de la vie, avec ses expériences, ses épreuves, le passage à travers le temps, etc. Or le voyage, me semble-t-il, est une « extravagance » qui doit permettre d’approcher le quotidien selon de nouvelles perspectives, avec une vision élargie et amplifiée, à la fois plus distanciée et plus engagée. Voilà pour la découverte du monde extérieur. À l’intérieur, tout l’intérêt du voyage est de bousculer notre vision du monde, cet amalgame plus ou moins cohérent de croyances, de convictions et d’expériences au sein duquel se cantonnent nos identités. Le voyage permet, dans le meilleur des cas, d’en faire bouger les bornes, dans une sorte de va-et-vient entre le particulier et l’universel. Le loisir touristique n’a aujourd’hui rien à voir avec ça ; il appartient désormais à l’internationale du divertissement. En revanche, la mondialisation, en déjouant la netteté de la démarcation entre l’ici et l’ailleurs, entre l’Autre et le Même, bouscule du même coup les catégories du proche et du lointain. L’ailleurs peut exister à deux pas de chez soi, on peut aller très loin et se retrouver face au semblable. « Un voyage commence sur le pas de la porte », disait à peu près Nicolas Bouvier, à la suite de Lao Tseu et de quelques autres. Cela n’a jamais été aussi vrai. Mais ce voyage-ci a probablement plus à voir avec la dérive des situationnistes (quoique Debord ait été très obscur sur le sujet, laissant libre jeu à une interprétation intuitive de sa « Théorie de la dérive ») qu’avec le loisir. Il doit s’affranchir de la recherche exclusive du plaisir, de la détente, de la « beauté » et du fun ; il s’expose à diverses aventures et mésaventures.
Juliette Gheerbrant : Vous écrivez depuis longtemps sur la Revue des ressources, qui a fait très tôt le choix d’internet. La création des Éditions induit une démarche inverse. C’est un retour au papier, à contre-courant de ce qui se passe aujourd’hui avec l’apparition des liseuses et tablettes électroniques. Qu’en pensez-vous en tant qu’auteur ?
Rodolphe Christin : En tant qu’auteur, ce qui m’intéresse c’est le contenu. Le support, internet ou papier, n’a d’importance que s’il permet à des contenus de qualité d’apparaître et d’être accessible au public. L’édition internet est pertinente quand elle permet à des auteurs inconnus et à des textes intéressants d’être publiés, contre certaines logiques commerciales qui rendent actuellement l’édition papier imperméable à des auteurs inconnus, à des textes non conventionnels, à des projets trop extravagants. Je ne crois pas à l’existence d’une avant-garde de la weblittérature. Si avant-garde il y a, celle-ci est technologique, et non littéraire, ce qui est très différent. Pour l’instant, les supports se complètent. Je me sers beaucoup d’internet, mais, étant techno-sceptique par principe, j’aimerais que la lecture et l’écriture puissent rester possibles en dehors du fait de maîtriser l’usage de l’informatique, et sans être forcément connecté. En outre, si demain la littérature devait disparaître du papier et n’être plus que numérique, celle-ci s’en trouverait changée profondément. Les lecteurs ne liraient plus de la même façon, les auteurs n’écriraient plus de la même façon. Une technologie n’est jamais neutre, ne serait-ce que par sa force d’imposition normative, et, au bout du compte, le « progrès » n’est pas toujours au rendez-vous.
Bibliographie :
Le manifeste du saumon sauvage, ERR, 2011. En vente sur ce site.
Passer les bornes, sur le fil du voyage, Yago, 2010.
Manuel de l’antitourisme, Yago, 2008.
La vie au travail, avec Christophe Huret, Ed du Croquant, 2007.
Dissidence de la broussaille, ACL, 2007.
Déraisons du monde : variations critiques autour de quelques rengaines :
croissance, développement, productivisme, etc., ACL, 2005.
Anatomie de l’évasion : pour d’autres rapports au monde, Homnisphères,
2005.
L’imaginaire voyageur ou L’expérience exotique, l’Harmattan, 2000.
- Rodolphe Christin par Marie Grandin (copyright Marie Grandin).
Le manifeste du saumon sauvage, publié par les Éditions de la Revue des Ressources, En vente sur ce site
Paru le 17 janvier 2011.
Prix : 8 euros.
ISBN : 978-2-919128-04-4