Contrairement à ce qu’affirme le dicton, la nature n’a pas horreur du vide ; c’est l’homme de l’hypermodernité qui ne le supporte pas, dans le même temps qu’il se supporte plus lui-même. Plus loin il va s’oublier, plus il sème partout des signes, et moins il parvient à sortir de ses propres traces. Alors les publicitaires et la communication lui soufflent le culte de la nouveauté, des "premières", des sites encore inviolés à pénétrer, là où vivent les "derniers" peuples soi-disant authentiques, fiers, farouches... Plus ils iront nombreux, plus le tapage grandira, plus le bocal se refermera. Jusqu’où ce stratagème fonctionnera-t-il ? Parviendra-t-il à nous transporter dans les étoiles, à nous catapulter à travers l’espace intersidéral ? Cet espace qu’alors nous nous empresserions d’emplir de nos technologies, de nos équipements, de nos innombrables objets-déchets... Mais pourquoi parler au conditionnel alors que le phénomène a déjà commencé ?
Face à ces constats, certains regimbent, comme certains voyagistes dits d’aventure. Ces processus de domestication sont incompatibles avec l’aventure qu’ils affichent, et ils le savent, même si peu s’attardent sur le fait que l’organisation qu’ils vendent consomme déjà le deuil d’une "aventure" qui n’a plus rien d’une embardée marginale ou audacieuse. Histoire de signaler leur différence, ces voyagistes sont tentés de revendiquer la minorité de leurs effectifs. Il leur arrive pourtant d’oublier que les produits qu’ils élaborent, coordonnant diverses prestations et exigeant certaines normes qualitatives et sécuritaires, s’inscrivent de plain-pied dans un schéma culturel conduisant à plus ou moins court terme au management du monde, y compris dans ses endroits les plus reculés. Et, jusqu’à l’arrivée de touristes en nombre grandissant, les plus préservés.
Ce management producteur de parcs, d’espaces réservés, surcodés (qui sont aussi des espaces de consommation), est en outre trop souvent rendu nécessaire pour gérer l’impact des pratiques sur les sociétés locales et les écosystèmes. Certains environnementalistes se réjouissent de la multiplication des aires naturelles protégées, sans voir qu’elles entérinent à leur tour le divorce entre nature et culture. l’anthropologue Philippe Descola le souligne : "en faisant de la nature un objet fragile dont le contrôle ne serait plus assuré par le capitalisme d’antan, mais par les techniques traditionnelles de gestion des ressources propres au management moderne, les mouvements de protection de la nature ne remettent aucunement en cause les fondations de la cosmologie occidentale, ils contribuent plutôt à renforcer le dualisme ontologique typique de l’idéologie moderne" [1] Une fois encore,la boucle se boucle inexorablement : le monde se bocalise et s’uniformise culturellement.
Ainsi tous les parcours deviennent progressivement fléchés, et même le voyageur indépendant, soucieux de le rester et pour cela refusant toute organisation, ne leur échappe plus que très difficilement. Ceci malgré les tentatives acharnées, parfois désabusées et pathétiques, de sortir des réseaux balisés, des parcours obligés, des prestations de services en touts genres, des organisations envahissantes, des espaces aménagés par et pour cette idéologie pratique du développement, travaillant avec une redoutable efficacité à l’occidentalisation du monde -c’est-à-dire brisant avec plus ou moins de douceur des identités locales et des arts de vivre ensemble, au nom de l’efficacité, du progrès et de la lutte contre la "pauvreté".
Un tel diagnostic conduit à concevoir le tourisme comme une voie de diffusion de l’identité occidentale, avec le développement et le culte de la croissance économique comme justifications idéologiques, la conversion des sociétés à l’économie de marché comme modalité pratique.
Extrait de Rodolphe Christin, Manuel de l’antitourisme, Éditions Yago, 2008.
Du même auteur, Le manifeste du saumon sauvage, publié par les Éditions de la Revue des Ressources, En vente sur ce site.
Paru le 17 janvier 2011.
Prix : 8 euros.
ISBN : 978-2-919128-04-4
- Le premier livre des ERR -Le Manifeste du saumon sauvage.