Les Food not Bombs et les freegans sont deux mouvements décroissants visant une autonomie alimentaire pour tous. Les membres du mouvement des objecteurs de croissance ou de la décroissance militent pour un changement de paradigme, celui d’une écologie sociale radicale et postmoderne en rupture avec la modernité capitaliste. Parmi la galaxie de ces courants, deux d’entre eux se distinguent par leur originalité, il s’agit du mouvement Food Not Bombs (FNB) et du mouvement des Freegans.
Les Freegans représentent sans doute la branche la plus radicale du courant décroissant. Ils ont émergé, dans les années 1990, à Manhattan aux Etats-Unis, puis se sont répandus en Australie et Grande Bretagne et peu à peu en Europe. Les Freegans pratiquent ce qu’ils nomment « l’urban foraging » (« butinage urbain »), ou le « dumpster diving », c’est-à-dire la « la plongée ou la pêche dans les poubelles ». Ils vont donc récupérer les marchandises jetées par « les grandes surfaces, les restaurants aussi bien que les particuliers, dans les poubelles où ils fouillent à la recherche de toutes sortes de biens de consommation réutilisables » [1]. Les freegans cherchent « généralement, à moins consommer, en récupérant et réutilisant les déchets quand c’est possible. Les glaneurs ont, pour la plupart, une motivation d’abord éthique plutôt qu’économique. Ils désirent tourner le dos au système dominant et au gaspillage qu’il implique » [2].
Les mouvements Freegans et Food Not Bombs (De la Bouffe, pas des Bombes) s’inscrivent dans les contre-cultures : écologistes, altermondialistes, anticapitalistes, hippies, beatniks, c’est-à-dire dans la Beat génération de Jack Kerouac. Ils entendent donc explorer une alternative à la civilisation capitaliste et consumériste, en la boycottant. La décroissance sociale et ces deux mouvements, prônent une « décroissance nettement sociale et anticapitaliste, à travers une action de relocalisation, le développement d’une décroissance conviviale, la réappropriation de l’espace public et du territoire local. De plus ils défendent et pratiques les idées de Récupération, Recyclage, et la Reconceptualisation de notre imaginaire... en un mot leurs idées sont très proches des « 8 R » de Latouche [3].
Le mouvement Food Not Bombs cherche aussi des alternatives au système en élargissant un peu ces revendications, mais sans doute à travers des pratiques un peu plus collectives. Lawrence Butler et Keith McHenry font parti des fondateurs de Food Not Bombs (FNB) qui cherche à passer d’une société militarisée à une société redistributive, à développer des expérience concrètes visant à retrouver une autonomie à la fois économique et alimentaire, dans un cadre de solidarité et de préservation écologique.
Food Not Bombs prône une culture du don et de la gratuité fondée sur la récupération, plutôt qu’une culture marchande. C’est un mouvement ayant des revendications politiques (mais non un parti politique) qui s’inscrit dans une culture libertaire, autogestionnaire et anticapitaliste. Il vise la redistribution de richesses, en commençant par la baisse des budgets militaires. Son action entend mettre en oeuvre une culture de la convivialité et de la solidarité, qui se met en place à travers la rencontre de citoyens de classes moyennes et des « exclus ». Enfin, il est aussi un mouvement qui lutte contre les atteintes à l’écologie, la souffrance animale et la malnutrition causée par les inégalités de richesses Nord/Sud.
{{}}Le mouvement food not bomb milite pour « de la nourriture, pas pour des bombes ». Lawrence Butler et Keith McHenry rapportent « que premier collectif Food Not Bombs se créa à Boston vers 1981 (Cambridge, Massachusetts) par des militants anti-nucléaires qui avaient eu l’inspiration du nom, lors d’une soirée de graphitis en ville. Avec l’accroissement de la pauvreté et de la précarité, la nourriture, pour tous et toutes, devrait passer avant un programme d’armement. L’organisation compte maintenant des centaines de collectifs auto-organisés et autogérés à travers le monde et sur tous les continents » [4]. En France le mouvement FNB a débuté à Paris, pour la journée du nouvel an, le samedi 31 décembre 2005, avec une dizaine de personnes qui à distribuaient de la nourriture de midi à 15h, à la gare St Lazare, pour une quinzaine de SDF, au début. Le premier FNB Besançon s’est tenu en mai 2008 et chaque dernier dimanche du mois, il se tient place Marulaz depuis plus de 3 ans. Il consiste concrètement à réunir des individus, un dimanche par mois, pour créer des moments de convivialité dans la rue, autour d’un repas gratuit et végétalien, à base de nourriture récupérée.
Quelles sont les valeurs du mouvement food not bombs ? Le mouvement américain Food Not Bombs, dont s’inspire le collectif du FNB Besançon n’a pas de programme politique dûment établi, mais s’inscrit dans une philosophie politique anticapitaliste, antimilitariste, libertaire et autogestionnaire.
FNB lutte contre le gaspillage du système capitalisme. Mac Henry souligne que « dans une ville moyenne des États-Unis, environ 10% de tous les déchets solides sont en fait de la nourriture. Ce qui donne l’incroyable total de 46 milliards de livres (20,9 millions de tonnes) à la grandeur du pays chaque année, soit un peu moins de 200 livres (90,8 kg) par personne, par année. Des estimations indiquent que seulement 4 milliards de livres de nourriture par année seraient suffisantes pour éliminer complètement la faim aux États-Unis » [5]. Sur ce point leur principe est donc simple : récupérer des aliments destinés à la poubelle ou dans des rebus par le système marchand, tels les fruits et légumes laissés sur place lorsqu’ils sont un peu abîmés, à la fin des marchés situés dans la rue.
En 2009, il y avait 6,8 milliards d’habitants sur Terre et déjà 1,02 milliard de personnes en situation de malnutrition, selon un rapport de la FAO, soit 1,5 personne sur 10 sur la terre [6]. Selon Jean Ziegler, « la mortalité due à la sous-alimentation représentait 58 % de la mortalité totale en 2006. Dans le monde, environ 62 millions de personnes, toutes causes de décès confondues, meurent chaque année. En 2006, plus de 36 millions sont mortes de faim ou de maladies dues aux carences en micronutriments » [7].
En 2011, le problème de la famine actuellement ne relève pas de carences dans la production, puisque l’agriculture produit suffisamment. La première cause de la malnutrition réside en réalité, principalement, dans un manque de solvabilité des plus pauvres, du fait d’une redistribution insuffisante des richesses. En effet, le BIT estimait, à 23%, la part de la population des pays à bas salaire qui était condamnée à survivre avec 1 dollar par jour [8]. La malnutrition s’explique ensuite par la spéculation sur les matières premières alimentaires, l’utilisation d’agrocarburants et le gaspillage de la nourriture. Selon la FAO et l’institut Suédois SIWI, plus de 50% de la production mondiale de la production mondiale annuelle de nourriture était gaspillée, en 2008 [9]. Les problèmes de famines dans le monde pourraient donc déjà être éradiqués, par le seul moyen d’une meilleure gestion de la distribution et de la solvabilité des consommateurs. La première cause de ce gaspillage réside, dans la grande distribution, car ses dirigeants préfèrent jeter à la poubelle la nourriture dont la date de péremption est dépassée, plutôt que de risquer un scandale sanitaire. La restauration collective contribue aussi à ce gaspillage, car une large partie de ce qui est produit n’est pas consommée. Enfin, les individus jettent aussi beaucoup de nourriture. Selon l’ADEME, en un an, chaque Français jette en moyenne 7 kg de produits encore emballés, non entamés. [10]
Concernant les pratiques de la restauration (notamment collective), France Nature environnement précise que le gaspillage s’explique « par la quantité de nourritures servies non ajustées aux besoins des clients, plats ne correspondant pas au goût des clients, gestion des stocks, organisation en cuisine centrale, etc. (...).Dans la région bruxelloise, par exemple : le gaspillage alimentaire est composé de 48% de produits entamés (problème de gestion des quantités achetées), dont en grosse majorité le pain, les pâtisseries, les biscuits, les fruits et légumes ; 27% de produits périmés (problème de gestion des dates de péremption), surtout les fruits et les légumes puis les produits de viande, les produits laitiers et les plats cuisinés ; 25% de restes cuisinés (...). Dans les pays les plus pauvres, la majorité des pertes a lieu avant d’atteindre le consommateur : 15 à 35% dans les champs et 10 à 15% au moment de la fabrication, du transport et du stockage. Dans les pays riches, la production est plus efficace, mais les citoyens jettent beaucoup d’aliments » [11]. Le gaspillage de céréales, de légumes et de viandes accroît non seulement le coût des denrées alimentaires, mais leur production inutile augmente aussi la consommation d’eau déjà insuffisante, l’empreinte écologique, le niveau de CO2, le réchauffement climatique...
Diminuer, voir stopper la production d’armement permettrait de redistribuer des milliards au service des besoins primaires. Selon l’ONU, il suffirait de 80 milliards de $/an pour satisfaire les besoins essentiels dans le monde. Pourtant, en 2010, les dépenses militaires mondiales s’élevaient à 1630 milliards de $, selon le stockholm International peace Research Institute (SIPRI). Les Etats-Unis sont en tête, avec 698 milliards $, soit 42,8% des dépenses, tandis que la France est en 3e position avec 61 milliards $ et 3,9% des dépenses. Entre l’année 2000 et 2009, l’augmentation [12] des dépenses a été de 49%. La non satisfaction des besoins essentiels relève donc d’un choix politique et non d’un manque de ressources.
La justice sociale prône la recherche d’une plus grande équité, dans la répartition des richesses. Pour certains, tel l’économiste Friedrich August Von Hayek, un des penseurs du néolibéralisme, le concept de justice sociale est un concept dangereux, dans la mesure où il constitue une forme de discrimination, car il met en avant le fait « qu’il y a toutes les différences du monde entre traiter les gens de manière égale et tenter de les rendre égaux. La première est une condition pour une société libre alors que la seconde n’est qu’une nouvelle forme de servitude » [13]. Les politiques sociales cherchent à diminuer les inégalités, donc à rendre les individus plus égaux économiquement. Ce serait une servitude si tous étaient obligés de faire les mêmes activités, de la même manière sans tenir compte de leurs différences psychologiques, d’intérêts ou de compétences. Or, le but des politiques sociales relevant de l’Etat providence ne consiste pas à nier ce type de différences, mais simplement à limiter les différences économiques.
La récupération de nourriture constitue le coeur de l’activité de Food Not Bombs. Découvrir des sources d’approvisionnement peut sembler, à première vue, relever un défi de taille ; mais en fait il ne faut qu’un peu de confiance et de patience. Chaque entreprise de l’industrie agroalimentaire est une source potentielle de nourriture à récupérer ; du gros au détail, de la production à la distribution. Il faut aux membres de FNB une bonne dose d’imagination et d’insistance, pour convaincre un gérant têtu de laisser prendre possession de la nourriture ’en trop’ ; mais dans la plupart des cas, les entreprises se montrent très coopératives.
Pour y parvenir, les membres de FNB cherchent généralement à conclure des accords informels auprès des grossistes et détaillants d’aliments naturels, ainsi que des boulangeries, en demandant aux employés s’il leur arrive de jeter régulièrement de la nourriture et s’il leur serait possible de la donner. Les militants de FNB précisent, si besoin est, que cela pourrait diminuer leurs frais d’enlèvement des ordures.
Un des aspects indirects du projet FNB relève donc de la réduction des déchets dans notre société. Curieusement, il apparaît qu’il existe trop de nourriture disponible, mais qu’elle est jetée. La variété de nourriture qui peut être récupérée est grande, si l’on sait dans quel lieu chercher.
La plupart des aliments périssables sont volontairement stockés en excès, alors il y aura des surplus réguliers. Les organisateurs vont à la recherche d’endroits où ils peuvent trouver du pain et des pâtisseries, des fruits et légumes BIO, du tofu et certains aliments emballés. Parfois les membres de FNB achètent certaines denrées non périssables, comme le riz, les haricots, les pâtes, les épices et condiments dans le but de compléter les repas, lorsque tous les aliments n’ont pu être récupérés pour faire des repas variés. Certains magasins d’aliments naturels acceptent parfois d’en donner gratuitement ou d’en vendre au rabais.
Un des buts de l’action de FNB vise aussi à éveiller les gens à l’abondance de nourriture, ainsi qu’au gaspillage engendré par l’économie néolibérale qui donne la priorité aux profits plutôt qu’aux besoins humains. Après avoir recueilli la nourriture, les organisateurs commencent à utiliser une partie de la nourriture récupérée pour préparer des repas chauds.
Changer son monde de production alimentaire et de consommation contribue à la protection de la nature. Mac Henry affirme que « 50 % de la déforestation est issue de la production de viande (pâturages, cultures…). Il faut 100.000 litres d’eau pour produire 1 kg de viande contre 900 litres d’eau pour 1 kg de blé. Actuellement, le principal débouché des OGM : c’est l’alimentation des animaux (...). Manger végane (végétalien en français), c’est manger sans animaux, ni produits animaux (produits laitiers, œufs…). Parce que les premières victimes du capitalisme sont les animaux. Nous sommes pour la libération de tous : les animaux aussi ! (...). La nourriture végane, c’est un choix qu’on n’impose pas. On décide de pousser notre logique anticapitaliste en essayant de manger éthique. En montrant qu’une alimentation végétalienne réfléchie est excellente pour la santé ! En plus, tout le monde peut manger végan quelque soient ses interdits alimentaires » [14].
En effet, la production de viande est une des causes de la déforestation mondiale afin de créer des pâturages. Cette déforestation entraîne l’expropriation des habitants, l’usage inconsidéré de pesticides, un énorme gaspillage d’eau. L’accroissement du bétail accroît aussi l’effet de serre, par le développement du méthane.
Une des organisatrices de FNB, ajoute que « les stocks de poissons sont en voie de disparition et nous sommes déjà parvenu à un point de non-retour où les poissons ne peuvent plus se reproduire suffisamment, pour avoir des populations normales et qui puissent rester pérennes », tel les populations de thon rouge, qui sont en voie de disparition en méditerranée.
Le végétarisme permet de lutter contre la souffrance animale. Les défenseurs des animaux développent des positions de plus en plus radicales contre l’élevage industriel. Ils estiment que l’exploitation et la maltraitance des êtres vivants que sont les animaux, par les êtres humains sont inacceptables. Or, la consommation de la viande implique de tuer des animaux et de les soumettre à des conditions d’élevage parfois cruelles.
En effet, ce mouvement encourage le végétarisme. Plus de gens végétariens et réclamant des aliments cultivés biologiquement et produits localement, pousseraient à promouvoir des pratiques agricoles écologiques et rendraient viables de plus petites fermes. Ce changement de consommation renforcerait la décentralisation des moyens de production et la création d’un contrôle démocratique, sur la qualité des produits agricoles et l’occupation des terres
Le mouvement FNB lutte contre la malnutrition créée par les inégalités. C’est principalement, pour ces raisons, que les organisateurs du mouvement récupèrent la nourriture destinée à être jetée par les commerçants et qu’ils en font des repas totalement gratuits. Il s’agit d’une forme très imparfaite mais réelle de redistribution des richesses.
L’augmentation de la population mondiale a un impact sur la malnutrition, cependant, certains agronomes, estiment que la quantité de nourriture disponible dans le monde est suffisante pour nourrir l’humanité même si elle atteint, 11 milliards d’individus. Les causes de la malnutrition sont prioritairement liées à une mauvaise répartition de la nourriture du fait d’un manque de redistribution des richesses. Elles sont renforcées notamment par la libéralisation excessive des échanges qui empêche les pays les plus fragiles de se développer. Les pays riches pour nourrir leurs animaux importent des céréales cultivées sur les terres des pays du sud. Tout ceci entraîne des problèmes de malnutrition, présents dans les pays les plus pauvres. De plus, l’exportation des produits alimentaires s’accroît : par exemple le Brésil ou l’Argentine exporte du soja, du maïs, du poulet, alors qu’une partie importante de la population ne mange pas à sa faim. Chernet précise aussi que l’urbanisation croissante provoque un exode rural et donc une perte de main d’œuvre pour l’agriculture et augmente la demande alimentaire des villes. Chaque agriculteur doit alors nourrir de plus en plus de personnes. Daniel Chernet rappelle que si les protéines végétales étaient consommées directement, il serait possible de nourrir quatre fois plus de personnes avec la même quantité de protéines végétales. Un hectare de terre consacré à la culture de soja ou de luzerne (céréales) produit trente fois plus de protéines qu’un hectare consacré à l’élevage. En 1987, le bétail des pays riches utilisait autant de céréales que tous les habitants de la Chine et de l’Inde réunis [15].
La manière de consommer à une incidence sur la redistribution internationale. Avec les végétaux produits pour nourrir les animaux emprisonnés, on pourrait nourrir les gens qui meurent de faim » estiment les auteurs de FNB. En effet, il faut 7 kg de céréales pour produire 1 kg de viande, par conséquent manger de la viande limite la quantité de céréales disponibles.
Le végétarisme s’avère aussi préférable pour la santé. Les habitudes alimentaires de notre société, basées sur la consommation de viande, encouragent « l’agrobusiness » et accroissent la dépendance des producteurs envers les fertilisants et pesticides chimiques, ce qui détruit l’environnement et diminue, au bout du compte, la valeur nutritive des aliments ainsi produits. Dans la majorité des viandes produites industriellement, on relève des d’additifs chimiques, des antibiotiques, des agents de conservation, sans parler des hormones de croissance autorisées aux Etats-Unis.
Quant aux poissons, étant donné que les mers et les rivières sont de plus en plus polluées par des milieux de composants chimiques qui y sont déversés. Or, les poissons sont des bio-accumulateurs et la concentration en produits toxiques augmentent.
La culture de la convivialité et de la rencontre vise à replacer l’humain au centre. Le projet de FNB consiste aussi à développer une culture de la convivialité et de la solidarité à travers la rencontre entre citoyens insérés socialement et des exclus. Cependant, Il est ressorti lors d’un entretien que certains des membres FNB Besançon ne cherchent pas véritablement la solidarité mais plutôt à un moment de partage. Il s’agit donc plus d’une notion d’échange réciproque et non pas d’une solidarité s’exerçant dans un seul sens, qui relèverait finalement de la charité.
Selon l’encyclopédie Larousse, la convivialité se définit comme la « capacité d’une société à favoriser la tolérance et les échanges réciproques des personnes et des groupes qui la composent ». C’est dans cette dimension d’échange réciproque que la convivialité prend tous son sens. Pour le philosophe Ivan ILLICH, la convivialité est une alternative à la société industrielle dont on voit cruellement aujourd’hui les échecs : « J’entends par convivialité l’inverse de la productivité industrielle. Chacun de nous se définit par relation à autrui et au milieu par la structure profonde des outils qu’il utilise (…). La convivialité est la liberté individuelle réalisée dans la relation de production au sein d’une société dotée d’outils efficaces. La relation conviviale, toujours neuve, est le fait de personnes qui participent à la création de la vie sociale »[ILLICH, 1973 :28]. Il met ainsi en avant la notion de liberté créative liée à la convivialité : « Une société conviviale est une société qui donne à l’homme la possibilité d’exercer l’action la plus autonome et la plus créative, à l’aide d’outils moins contrôlables par autrui » [ILLICH, 1973 :43]. Pour lui, l’outil, la technologie (informatique, mécanique...) ne doit pas remplacer l’homme mais plutôt se mettre à son service, de façon à ne pas entraver son autonomie, sa libre créativité et ses échanges avec son environnement. C’est dans des interactions libres que la convivialité peut se développer.
La culture du don et de la gratuité est conçue comme un moyen de lutter contre la marchandisation. Le FNB Besançon, situé place Marulaz, a lieu un dimanche de chaque mois généralement le dernier. La nourriture cuisinée est déposée sur des tables où chacun peut venir se servir librement. Il n’y a pas de contraintes de choix ni de quantités et chacun peut revenir se servir autant de fois qu’il le souhaite. A la fin de la journée, les restes remplissent des boites plastiques et chacun peut se servir pour en emporter chez lui. De la même manière, une zone de gratuité est mise en place où chacun peut prendre et/ou déposer des objets, des habits, des livres, etc. Les membres de FNB récupèrent ,sur les marchés, ce qui serait jeté, les surplus du système marchand. Mac Henry explique qu’ils font « appel à la solidarité des petits épiciers de quartier pour les denrées non périssables (huile, lentilles, riz, épices…). On récupère, on transforme en repas équilibrés, on redistribue ». Distribuer gratuitement des repas permet de militer pour une culture du don.
Cesare PAVESE déclare que« les choses gratuites sont celles qui coûtent le plus. Comment cela ? Elles coûtent l’effort de comprendre qu’elles sont gratuites ». [16] Derrière le concept de gratuité, il y a des valeurs de liberté et de convivialité. Les Restos-Trottoirs seraient fondés sur une culture du don et de la gratuité, lesquels opposés à une culture marchande. Ce nouveau mode d’échange se baserait sur le mode de la récupération, plutôt que sur le gaspillage de la nourriture. La gratuité est aussi visible par une « zone de gratuité », qu’ils appellent dans leur jargon « la zone de grat’ », qui ne se limite pas à la nourriture et où tous les individus peuvent prendre ou déposer des objets, des habits, des livres, etc.
La gratuité privilégie la valeur d’usage sur la valeur d’échange du marché. Elle « affaiblit structurellement le pouvoir économique du marché et le contrôle de l’État, son gendarme dans le domaine où elle s’établit » [17]. « Être engagé dans les croisades du libéralisme marchand n’empêche pas d’accorder une valeur absolue à la gratuité de l’amour ou au plaisir de la libre promenade dans le grand et beau domaine de la forêt publique » affirme Jean-Louis Sagot-duvauroux [18]
La culture du don s’oppose à la culture marchande. Marcel MAUSS, père fondateur de la théorie du don, avec son œuvre Essai sur le don, instaure l’idée de don et de contre-don. C’est l’univers du « potlach », du don et du contre-don : lorsqu’on fait un don, on attend toujours quelque chose en retour, ne serait-ce qu’un sourire. Et les expériences de don les moins personnelles, les plus apparemment gratuites, comme le don à l’étalage, ou la pratique des magasins gratuits sont en fait souvent les tentatives les plus audacieuses de créer de nouveaux rapports sociaux entre les humains, plus conviviaux, plus respectueux des autres humains et de l’environnement..
La gratuité s’oppose à la stigmatisation des personnes en situation d’exclusion. Le FNB Besançon se veut un espace de solidarité et de mixité sociale. A travers cette dernière, se côtoient, parmi les présents, des personnes de classes sociales très différentes : enseignant, travailleur social, écrivain, étudiant, « zonard », ou « personne sans domicile fixe ».
François Schreuer, dans son article, Qu’est-ce que la gratuité ?, considère que « la mutualisation permet également d’augmenter l’égalité symbolique : alors que des politiques sociales spécifiquement dirigées vers certains publics sont stigmatisantes, la gratuité généralisée instaure un espace dans lequel chacun a les mêmes droits. Pour cette raison, parce qu’elle permet à chaque citoyen de se sentir égal de tout autre, la gratuité publique contribue de façon puissante à instaurer un espace commun, sur lequel on peut fonder une construction démocratique » [19].
La réappropriation de la gratuité de l’espace public s’oppose à la privatisation de la propriété privée. Ces moments de convivialité sont créés dans la rue, dans un espace qui appartient à tout le monde et à personne en même temps. « Dans l’espace public, chacun doit pouvoir en sécurité se sentir reconnu tel qu’il est (...). La privatisation de l’espace public induit l’angoisse envahissante de l’insécurité poursuit Sagot-Duvauroux (2006).
FNB s’inscrit dans une culture libertaire, autogestionnaire et anticapitaliste. Il existe différents points de vue et différentes définitions de l’autogestion, selon le courant théorique dans lequel se situe l’auteur. Les premiers théoriciens de l’autogestion, Proudhon, Bakounine et Kropotkine ont développé des projets de société qui rejetaient d’emblée l’État. La définition de l’autogestion de Fourrier met en perspective l’élaboration d’un nouveau projet de société basé sur de nouveaux rapports sociaux : « l’autogestion c’est la projection idéale d’une société où la servitude, la confiscation de l’initiative et de la capacité de décider, la soumission impuissante aux dominations extérieures et, en définitive, l’exploitation de l’homme par l’homme serait supprimée » [20].
Les freegans récupèrent la nourriture pour lutter contre le système capitaliste et productiviste. Le « Freeganisme » a débuté dans le milieu des années 1990 à Manhattan, à partir des mouvements altermondialistes et écologistes aux Etats-Unis. Le mouvement est aussi une résurgence des Diggers, un groupe de libertaires exerçant le théâtre de rue à à Haight-Ashbury à San Francisco dans les années 1960, qui donnait de la nourriture aux plus nécessiteux. En 2009, la réalisatrice Chantal Lasbats a rencontré le mouvement des Freegans qui partage une analyse très proche du FNB. Elle « est partie aux Etats-Unis, à la rencontre de groupes qui « entrent en décroissance comme on entre en résistance (...) et qui cherchent à reconsidérer les notions de pouvoir d’achat et de niveau de vie (...). Selon eux, la solution de la faim dans le monde se trouve dans les poubelles de la ville. New York produit, à elle-seule, plus de 13 000 tonnes de déchets ménagers par jour » [21].
Pour lutter contre cela ils pratiquent « l’urban foraging » (« butinage urbain »), ou « dumpster diving », « la plongée ou la pêche dans les poubelles ». Cependant, les freegans essaient généralement de ne pas éventrer les sacs, ils les ouvrent et les renferment ensuite, afin de ne pas salir les lieux. Ce qui est cohérent, car ils sont écologistes.
Par ces actes ils souhaitent limiter leur participation à l’économie conventionnelle et entendent adopter une consommation minimale. Les valeurs développées par les Freegans, sont « la générosité contre l’égoïsme, la solidarité contre l’individualisme, la liberté contre la conformité, la coopération contre la concurrence, le détachement des besoins matériels contre l’avidité matérialiste..
Les freegans se positionnent de manière plus radicale que le « consom’acteur » qui vote avec son porte monnaie pour un produit contre un autre. Leur choix consiste plutôt à ne pas acheter du tout, mais à récupérer les excès qui débordent de tous les pores des sociétés capitalistes productivistes. Par leur choix de consommation, ils veulent défier politiquement l’injustice sociale, la non satisfaction des besoins essentiels : aliments, vêtements, logements. Ils luttent à leur manière, contre les excès du système capitaliste : la pollution de l’agriculture productiviste et de l’industrie, l’élevage industriel, la destruction des forêts tropicales, le réchauffement climatique, le néocolonialisme prédateur des matières premières des pays en voie de développement.
Le mot freegan est composé des termes ’libre’ et ’vegan’, qui signfie végétalien en français. Ces derniers ne mangent pas de viande ou de poisson comme les végétariens, mais il y ajoute le refus de consommer tous les produits d’origine animale ou des produits testés sur les animaux et donc susceptibles de leur avoir infligé des souffrances.
Les freegans ne récupèrent pas seulement de la nourriture, mais aussi, des livres, des revues, du matériel de cuisine, des CD, des vêtements,des rollers, des meubles, des jouets... enfin tout ce qui est susceptible de les intéresser et qui est récupérable ou réparable. Or, contrairement à ce que l’on pense, toutes ces choses sont souvent en parfait état.
Comme les membres de FNB, ils partagent parfois le fruit de leurs recherches dans la rue, dans des locaux communs ou sur des sites Internet tels Freecycle ou encore FreeMarkets. Une des participantes au mouvement freegan interrogée, dans le documentaire de Chantal Lasb, déclare « si j’avais été seule à fouiller les poubelles, j’aurais eu honte, mais à plusieurs cela devient facile » [22].
Afin de lutter contre la pollution, le réchauffement climatique, la dépendance au pétrole dont le prix grimpe sans cesse, ils cherchent des méthodes de transports alternatifs, l’auto-stop, le covoiturage, le vélo, l’huile de friture usagée pour remplacer le pétrole dans les véhicules diesels...
Les freegans considèrent « qu’un toit c’est un droit » et non un privilège. En squattant des logements inoccupés, ils entendent lutter contre la spéculation immobilière, le mal logement, le nombre croissant de SDF dans les grandes villes. Dans ces lieux occupés, ils créent des espaces de vie collective, communautaire et alternatifs, en opposition à l’habitat isolé et individualiste qui engendre la solitude dont souffrent de nombreux citadins des grandes mégalopoles.
Ils cherchent aussi à relocaliser leur consommation, en cherchant des espaces de terres abandonnés, afin d’en faire des jardins communautaires. Une des vertus consiste aussi à reverdir les villes qui sont souvent des espaces de bétons, sans âme, en les cultivant. Les freegans apprennent à diminuer leur consommation de médicaments, en utilisant des plantes médicinales qui poussent naturellement dans la nature et même dans certains parcs urbains. Ils usent aussi de « bombes végétales » consistant à lancer des boules de glaise emplies de graines, afin d’embellir, avec des plantes, des espaces sans vie, telles des terrasses de béton inaccessibles.
Enfin, en développant une autonomie sur le plan de l’alimentation, du logement, des soins, ils veulent s’émanciper de la dépendance économique et psychologique au travail salarié, qui implique pourtant souvent exploitation, soumission et aliénation.