Selon Heidegger, toute la métaphysique occidentale depuis Platon, se serait établie sur un oubli de l’être, privilégiant l’étant comme lieu de l’affairement et de la maîtrise technique. Toute son œuvre interroge cette différence où l’être ne cesse de se voiler, de se dissimuler dans l’étant.
De nombreuses questions se posent. La raison est-elle apte à en saisir les manifestations, à procéder au « dévoilement » ou l’être est-il condamné à rester dissimulé et inaccessible à la représentation ? Est-il possible d’avancer dans la compréhension de l’être ? La philosophie de Heidegger, est-ce « un chemin qui ne mène nulle part » comme l’indique le titre d’un de ses ouvrages ? Est-il vrai que toute la métaphysique occidentale se déploie en oubliant la pensée de l’être ? Tous les penseurs avant Heidegger l’auraient occultée, laquelle à peine esquissée aurait été traitée sur le mode de l’étant ?
Il s’agira d’une part de chercher s’il est possible de donner une définition de l’être, de connaître celle de Heidegger et enfin de montrer les limites et impasses de sa philosophie.
I — La question de l’être chez Heidegger
1) Être c’est exister dans le temps. L’Être ne s’identifie avec aucun des étants, ni même avec l’étant en général. Dans un certain sens, il n’est pas ; s’il était, il serait étant à son tour. Il EST ce qui fait être et demeurer les étants.
Dans la métaphysique occidentale se serait accompli un glissement de l’être vers l’étant, l’être de l’étant devenant un absolu ou un Dieu. L’apport de Heidegger consiste précisément à maintenir ferme la distinction être/étant.
On peut définir l’une des fondations de l’être-homme comme la recherche du sens de sa présence et cela depuis qu’il prit conscience qu’il est un être-pour-la mort. Donner un sens à l’existence demeure l’objet central de toutes les religions, philosophies, métaphysiques. Toutes ont interprété à leur façon la question : pourquoi y a–t-il quelque chose plutôt que rien, et toutes ont apporté une réponse. L’humanité n’a jamais oublié la question de l’être mais a répondu par divers absolus transcendantaux. C’est ce que Heidegger déplore comme recouvrement de la question de l’être par la métaphysique. Cette question doit demeurer en suspens puisque tout discours est restauration de la métaphysique. La conscience serait dès lors confrontée constamment au dilemme entre son « besoin de sens » vital et son incapacité ontologique d’y répondre.
2) Mais Heidegger respecte-t-il son propre interdit ? Qu’en est-il de son approche de l’être ?
« L’être se déploie comme vis primitiva activa. L’être de l’étant est le vouloir. Le vouloir est le maintien par lequel tout ens tient ensemble en se centrant sur lui-même. Ainsi tout étant est (…) dans la volonté. Il est par la volonté à l’œuvre en lui…. Ce n’est que par la volonté à l’œuvre en lui qu’il est, chaque fois et à sa manière, le voulant qui veut dans la volonté.… La nature, la vie, désignent ici l’être au sens de l’étant dans son entier ». (Chemins qui ne mènent nulle part, Pourquoi des poètes – Gallimard p.333-334)
Ainsi, l’être se manifeste comme force primaire active, vouloir, volonté, nature, vie… Nous retrouvons les définitions « métaphysiques » de l’être comme Energia de Nietzsche, comme dynamisme vital chez Bergson, comme conatus chez Spinoza. Le conatus c’est le constat que chaque chose s’affaire à persévérer dans son être, conséquence d’une poussée vitale incoercible, volonté obscure de la nature qui pousse à être, croître et proliférer.
Si l’être de Heidegger ressemble fortement au conatus de Spinoza, qu’en est-il du sort réservé à la représentation métaphysique ?
3) Un commentaire de Heidegger sur le poète Rilke nous semble particulièrement éclairant sur son œuvre et son rapport à la métaphysique.
« Pour Rilke… L’animal est dans le monde ; nous autres, nous nous tenons devant lui du fait de la singulière tournure et élévation qu’a prise notre conscience.
La plante et l’animal sont insérés dans l’ouvert. Ils sont dans le monde. Ce qui signifie : non éclaircie, impliqués dans le réseau de la perception pure. Le rapport à l’ouvert (….) n’est que l’inconscient insèrement au niveau des pures tendances… Avec l’intensification et l’élévation de la conscience dont l’essence est, pour la Métaphysique moderne, la représentation, l’instance et l’obstance des objets vont croissants. Plus la conscience est élevée, plus l’être conscient est exclu du monde. C’est pourquoi (….) l’homme est « devant le monde ». Il n’est pas inséré dans l’ouvert. L’homme se tient en face du monde. Il n’est pas immédiatement dans le courant et dans le souffle de l’entière perception. »
(Chemins qui ne mènent nulle part, Pourquoi des poètes, Gallimard p.334-335)
Ainsi, l’essence de la métaphysique c’est la représentation, laquelle, dans son élévation exclut l’homme du monde. Il n’est plus comme la plante et l’animal inséré dans l’ouvert, dans ce courant d’une entière perception. Pour rejoindre cette entière perception primaire, il faut déconstruire cette représentation qui en interdit l’accès. Le dépassement de la métaphysique doit s’analyser comme retour de la pensée vers son origine, celle d’une non séparation avec le monde. Elle aboutit logiquement à l’insertion dans l’ouvert où le Dasein sera impliqué dans le réseau de la perception pure qui est celle de la plante et de l’animal. Cette non-pensée absolue insèrerait le dasein dans le monde « authentique » d’avant le progrès de la conscience. Mais ce retour devra s’effectuer à partir de celle-ci puisqu’il est impossible à Heidegger de sortir de la métaphysique sans la métaphysique, de dépasser la pensée représentative sans les concepts de la raison.
L’argumentation heideggérienne est cohérente : si la cause de l’arraisonnement technique de la planète est le primat accordé à la représentation de l’étant comme disponible et transformable, alors en régressant vers une non pensée et un non agir, nous pouvons espérer sortir de notre époque en détresse. Cette position serait celle du Bouddha qui, pour supprimer la souffrance, en élimine la cause à savoir l’existence comme phénomène illusoire dont il faut se détacher.
II — Le sens de l’être et les « conceptions du monde »
Selon Heidegger, cette faculté de représentation aurait engendré une conception du monde caractéristique de la modernité basée sur la subjectivité-domination. Or tous les peuples, toutes les civilisations ont eu leur « conception du monde » qui définit l’homme dans ses relations avec la nature. Tous et toutes ont donné un sens à l’être, fut-ce de conclure au non-sens, à l’absurde, au néant de l’être. Car telle est la mission d’interrogation et de compréhension de l’Esprit, seule faculté que s’est donnée la nature pour se comprendre elle-même.
Qu’en est-il donc de celle de Heidegger ?
Dans sa « Conférence sur l’origine de l’œuvre d’art », cette conception du monde est mise en place par le poète convié à installer la vérité du sacré en dialogue et lutte avec les puissances élémentaires que sont ses Dieux, les Mortels, la Terre et le Ciel (la quadrité). La vérité (alètheia) est celle qui apparaît (Ereignis) avec évidence dans l’œuvre d’art, et apparemment hors la représentation. Dès lors, devient vrai tout ce qui surgit hors les catégories du jugement par lequel se sélectionne le vrai du faux. Est vrai tout aussi bien les massacres que la bombe atomique, comme est vrai a priori la parole du poète qui ne peut être démontrée ni discutée (voir la critique de Platon sur l’art)
En mettant au centre de sa conception du monde le poète, Heidegger se fait le fossoyeur de la philosophie. Celle-ci est assimilée à la métaphysique dont il n’a cessé d’en supposer la fin. Mais il doit recourir à toute la logique démonstrative et les concepts de la raison représentative, œuvre difficile et de génie de ces annonciateurs que furent Platon et Aristote.
Si nous en étions restés à la conception présocratique de l’étant comme « épanouissement de ce qui s’ouvre et qui arrive à l’homme comme présent » (p.118), l’Occident-poétisant serait demeuré dans le même état que la société grecque présocratique. C’est au contraire grâce à Platon et Aristote que « l’étantité de l’étant » se détermine comme eidos, comme représentation, qu’il devient possible d’effectuer des opérations de calcul et de maitrise des étants. Mais ce n’est pas pour autant qu’il faille passer sous silence les excès et dérèglements de l’épopée technique de l’humain. Concilier progrès technique et vision poétique du monde, tel nous semble le défi des temps présents.