Le 27 décembre 1991, Hervé Guibert mourait des suites d’une tentative de suicide. Atteint du virus du sida et ne supportant plus sa lente déchéance - comme il l’écrivait dans sa trilogie dite du sida composée de A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie (1990), Le Protocole compassionnel (1991) et L’Homme au chapeau rouge (1992) - il décidait d’y mettre fin lui-même en ingurgitant une dose mortelle de digitaline. Aujourd’hui, 13 ans après sa disparition, nous disposons de l’ensemble de son œuvre puisqu’en 2001, à l’occasion du dixième anniversaire de sa mort, Gallimard publiait son journal intime, Le Mausolée des amants, Journal 1976-1991.
Hervé Guibert est l’auteur de 28 ouvrages publiés (romans, nouvelles, essai et articles sur la photographie, albums de photographies, scénario en collaboration avec Patrice Chéreau, lettres, journal intime) et d’un film, "La Pudeur ou l’impudeur" diffusé en janvier 1992 sur TF1. Cependant, ce n’est pas sur l’ensemble de son œuvre que nous allons porter notre attention mais plutôt sur la naissance, l’état actuel et l’avenir des études dont il a fait l’objet et dont, nous l’espérons, il fera encore l’objet…
La critique journalistique
A partir de 1990, date à laquelle est publié A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, Hervé Guibert jouit d’un important éclairage médiatique. Suite à la sortie de ce roman dans lequel il évoque son combat contre le sida et dévoile les circonstances de la mort du philosophe Michel Foucault (Muzil dans le roman), les pages littéraires des quotidiens français s’emparent de cet auteur qui, jusqu’à sa mort, constituera un véritable « phénomène médiatico-littéraire ». Des comptes rendus sont en effet proposés dans Libération, Le Monde, Le Figaro, les hebdomadaires tels que L’Évènement du jeudi ou Elle lui consacrent des dossiers. Il livre aussi de très nombreux entretiens dont deux télévisuels de premier ordre, dans l’émission de Bernard Pivot, Apostrophes, le 16 mars 1990 et dans un Ex-Libris que lui consacre spécialement Patrick Poivre d’Arvor le 7 mars 1991. Cet engouement ne sera plus démenti jusqu’à sa mort, comme en témoignent les très nombreuses nécrologies qui lui furent consacrées. En 2001, dix ans après sa disparition et à l’occasion de la sortie de son journal, Le Mausolée des amants, outre les articles dans Le Monde, L’Express, Le Point, Le Magazine Littéraire, Philippe Lançon publiait dans Libération un long compte rendu, et Les Inrockuptibles affichaient Hervé Guibert en une de leur hebdomadaire.
Alors que la critique littéraire de la presse française a depuis 1990 suivi le travail de Guibert et qu’il avait trouvé de son vivant un large lectorat (près de 400 000 exemplaires de A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie avaient été vendus en 1994), l’Université française semble, quant à elle, ne pas faire grand cas de celui qui, à nos yeux, est l’un des plus marquants écrivains français de la fin du XXe siècle.
L’Université
A notre connaissance, le premier travail universitaire consacré à Hervé Guibert date de 1984. Il s’agit du Mémoire de Maîtrise de Lettres Modernes de Franck Belpois intitulé Je est un jeu, lecture de l’œuvre d’Hervé Guibert. Par la suite, F. Belpois travaille, toujours dans le cadre d’un Mémoire, sur La structure énonciative de L’Image fantôme de Hervé Guibert et il inclut de nouveau l’étude d’un de ses romans (Les Lubies d’Arthur) dans son Mémoire de Recherches de D.E.A (1985) consacré aussi à Hermann Melville et à Malcolm Lowry. En 1989, le Mémoire de Christian Jules Lefeuvre propose de même une Lecture d’Hervé Guibert. Ces quelques (trop) rares travaux révèlent le peu d’intérêt manifesté par l’Université à l’égard de Guibert de son vivant.
Le premier travail universitaire, après sa mort, est celui de Marie Darrieussecq, connue maintenant pour son œuvre romanesque qui intitule sa Maîtrise : Hervé Guibert, l’homme qui disait tout ? (1992). La première thèse traitant en partie de l’auteur qui nous occupe, est soutenue à l’Université d’Oxford en 1994 par Murray Pratt : Autobiography, Fiction and Sexual Identity in Alain Robbe-Grillet, Hervé Guibert and Roland Barthes. C’est cette même année que, sous l’impulsion de Jean-Pierre Boulé, professeur à l’Université de Nottingham Trent, est signé le véritable acte de naissance des études guibertiennes. Un colloque sur Guibert est en effet organisé à Londres les 6 et 7 mai 1994 et les actes en seront publiés, un an plus tard, aux Presses Universitaires de Nottingham. Ce recueil d’articles initie la publication d’ouvrages universitaires plus largement accessibles sur Hervé Guibert.
Il est ici intéressant de noter que parmi les treize universitaires ayant apporté leur contribution, seuls cinq sont français et quatre sont rattachés à des universités françaises (J-P Boulé étant français mais enseignant en Angleterre). De même, la première thèse sur Guibert est le fait d’un britannique, Murray Pratt. En 1995, Jean-Pierre Boulé poursuit son travail sur Guibert en publiant, aux éditions de l’Université de Glasgow, A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie and other writings.
Il faut attendre 1997 en France pour voir publié une étude sur Guibert : Le corps textuel d’Hervé Guibert. Il s’agit de nouveau d’un recueil d’articles réunis par Ralph Sarkonak, professeur à l’Université de… British Columbia. Là aussi, parmi les dix contributions, seules trois émanent de chercheurs rattachés à des institutions françaises.
Pendant ce temps, les doctorats français sur Guibert font leur apparition, de manière très timide cependant. Citons, à titre d’exemples celui de Bruno Blanckeman, Les ambiguïtés du récit dans l’œuvre de Jean Echenoz, Hervé Guibert, Pascal Quignard (1995), de Marie Darrieussecq, Moments critiques dans l’autobiographie contemporaine : l’ironie tragique chez Serge Doubrovsky, Hervé Guibert, Michel Leiris et Georges Perec (1997) ou encore le travail d’Hubert Chomat, Hervé Guibert : de l’invention de soi comme fiction (1998). Actuellement huit sont en préparation ou ont été récemment soutenues en France. Ce chiffre n’a rien d’extraordinaire puisqu’il correspond au nombre de doctorats en cours sur Michel Houellebecq, auteur de trois romans et de quelques recueils de poèmes, et célébré depuis peu dans le champ littéraire français.
En 1999, Jean-Pierre Boulé signe, en anglais et aux Presses Universitaires de Liverpool, une étude consacrée à l’ensemble de l’œuvre de Guibert : Hervé Guibert : Voices of the Self, riche analyse critique qui paraîtra en France, chez L’Harmattan en 2001, sous le titre de Hervé Guibert : l’entreprise de l’écriture du moi. L’année suivante, en 2000, c’est Ralph Sarkonak qui propose une intéressante approche du travail guibertien dans Angelic Echoes : Hervé Guibert and company et Bruno Blanckeman remanie sa thèse pour publier aux Presses Universitaires du Septentrion Les Récits Indécidables : Jean Echenoz, Hervé Guibert, Pascal Quignard. Enfin, deux biographes français s’intéressent à la vie de Guibert, François Buot en 1999 et Christian Soleil en 2002.
Le constat que nous pouvons tirer à ce niveau de notre analyse, est la présence d’une certaine méfiance de l’Université française à l’égard de cet auteur. Cela est d’autant plus frappant lorsque l’on remarque que la grande majorité d’articles publiés sur Guibert dans les revues universitaires émane de chercheurs appartenant à des universités étrangères. Nous pensons particulièrement à Jean-Pierre Boulé, Ralph Sarkonak, Murray Pratt, Lawrence R. Schehr, Alex Hugues, Owen Heathcote, Ross Chambers ou Edmund White. En France, la liste est beaucoup moins longue. Citons d’abord le plus prolifique d’entre eux, Bruno Blanckeman, qui régulièrement aborde le travail de Guibert sous des angles toujours intéressants et divers, puis viennent Marie Darrieussecq, Anne-Cécile Guilbard, Éric Bordas ou encore Philippe Artières et Gilles Cugnon qui manifestent un intérêt certain pour cet auteur même s’ils ont pour l’instant peu publié à son sujet.
Comment peut-on alors expliquer cette suspicion, voire même ce quasi-mépris face à Guibert alors qu’outre-Manche et outre-Atlantique, les études guibertiennes se développent ?
Un auteur voué à l’oubli ?
Hervé Guibert souffrirait-il aujourd’hui d’avoir été un phénomène médiatico-littéraire hier ? L’Université, nous le savons, n’est pas sensible aux révélations d’une telle fulgurance et Guibert n’eut pas le temps d’inscrire son travail dans une perspective littéraire plus large en sortant d’une écriture du moi conçue dans l’urgence. Certains pensent que sans le sida, Guibert n’aurait jamais joui de l’exposition à laquelle il eut droit au début des années quatre-vingt-dix. C’est cependant ignorer que Guibert n’est pas seulement l’auteur de romans consacrés au sida, qu’il était, avant sa médiatisation, déjà l’auteur d’une œuvre singulière.
Autre élément de réponse, l’Université a besoin de temps avant de se pencher sur l’œuvre d’un auteur. La littérature de l’extrême contemporain est rentrée dans le champ d’investigation des universitaires depuis peu et ceux qui l’ont choisi ne sont pas les plus nombreux. Comme le remarque Marc Dambre en introduction du cahier publié à l’occasion du colloque Vers une cartographie du roman contemporain, « on mesure les grands risques encourus par la critique universitaire quand elle affronte l’immédiat contemporain : les chercheurs de ce Centre les assument, en ayant conscience de relever un défi, avec d’autres. » Dominique Viart, autre spécialiste de la littérature contemporaine fait le même constat : « Travailler à l’Université sur la littérature contemporaine suppose d’accepter une certaine prise de risque : le recul historique n’est pas là pour garantir les objets littéraires dont l’enseignant ou le chercheur se saisit. » Cela est d’autant plus vrai en ce qui concerne Guibert dans la mesure où son œuvre est fortement ancrée dans son temps, liée historiquement et sociologiquement à l’évolution de la représentation de l’homosexualité et du sida dans la littérature française. Alors, ce temps de latence observé en France est-il peut-être nécessaire pour concevoir globalement l’enjeu et la portée de son travail qui dépassent le simple cadre purement autobiographique et, selon certains, documentaire. L’œuvre de Guibert serait en train de connaître son purgatoire. Mais seul le temps pourra confirmer ou infirmer cette hypothèse.
Il est légitime de se demander si cette méfiance vis-à-vis de Guibert n’est à mettre sur le compte d’une méfiance plus large à l’égard de l’homosexualité, plus particulièrement à l’égard de la littérature homosexuelle en France. Il est difficile d’aborder l’œuvre de Guibert sans évoquer la problématique de l’identité sexuelle et ce genre d’approche, fort répandue dans les pays anglo-saxons (gender studies), connaît certaines réticences au sein de l’Université française. Didier Eribon, spécialiste de cette question et initiateur en France des études gay et lesbiennes explique qu’il y a aussi ; plus fondamentalement, le refus, en France, de tout ce qui peut ressembler à ce qu’on appelle aux États-Unis la politique des minorités, dont le modèle est si fort depuis la bataille menée par les Noirs pour les droits civils… Et l’idée française, partagée par la gauche comme par la droite, que la République ne doit pas tenir compte des particularités, des particularismes, que les personnes doivent être reconnues comme des citoyens en tant qu’individus mais pas en tant que groupes, a évidemment fait obstacle à toute prise en considération politique des groupes minoritaires et partant, dans le domaine intellectuel, à leur existence comme objets d’études.
Guibert n’a donc pas pu bénéficier de l’élan des « gay studies » en France alors que, constituées en champ d’étude et institutionnalisées aux États-Unis et au Royaume-Uni depuis le milieu des années quatre-vingt, elles ont offert un cadre de réflexion théorique permettant aux chercheurs de s’intéresser rapidement à son oeuvre. Nombre des articles publiés sur Guibert en Angleterre ou aux États-Unis sont d’ailleurs issus des « gay and lesbian studies ». L’ouvrage de Lawrence R. Schehr Alcibiades at the door. Gay Discourses in French Littérature (1995) ou le collectif Gay Signatures. Gay and Lesbian Theory, Fiction and Film in France, 1945-1995 (1998) qui abordent le travail d’Hervé Guibert en sont une des illustrations. Cependant, comme le note Éric Bordas dans un article récent, « inspirée par les universitaires américains, une nouvelle génération de chercheurs [français] tente de problématiser les identités gay, lesbienne et autres, dans une perspective critique… » Cette ouverture, en France, à ces nouveaux champs d’investigation peut laisser présager d’une redécouverte de l’œuvre guibertienne au sein d’un corpus élargi aux discours littéraires homosexuels.
Enfin, il nous faut noter qu’une institution telle que l’IMEC (Institut mémoires de l’édition contemporaine) qui regroupe les archives de Guibert et les travaux lui étant consacrés joue un rôle important dans l’expansion des études guibertiennes en facilitant l’approche du travail de Guibert à ceux qui s’y intéressent.
Si le bilan des études guibertiennes est à l’heure actuelle morose en France, peut-être ne faut-il pas être pessimiste pour leur avenir. Gageons que le temps fera son travail, que le recul nécessaire à l’appréhension d’une telle œuvre, l’apparition et le développement de cadres théoriques propices à l’étude de son travail permettront une redécouverte de cet auteur si rapidement oublié. Il revient à ceux qui ne pensent pas que cet oubli est une fatalité (chercheurs, enseignants, journalistes, lecteurs et admirateurs…) de créer d’autres structures (une association des amis d’Hervé Guibert, par exemple…) de multiplier les manifestations (colloques, conférences, expositions) et d’écrire toujours (études, articles, comptes rendus) pour favoriser l’épanouissement des études guibertiennes. Guibert écrivait dans son journal, peu avant sa mort : « tant de gens pensent à moi que je n’ai presque plus besoin d’exister maintenant ». Peut-être est-il temps, alors, de réactualiser ce « maintenant ».