Kashima Paradise par Chris Marker
Kashima Paradise est un film complet au sens où l’on peut dire d’un homme qu’il est complet, c’est-à-dire quand il a abattu en lui un certain nombre de ces cloisons étanches que tous les pouvoirs encouragent pour rester seuls maîtres de la communication entre des domaines réputés inconciliables. Exemples ? Un e sociologue qui se rend au Japon pour y élaborer une thèse de troisième cycle sur le sujet « Société rurale et industrialisation rapide dans un pays capitaliste avancé », voilà une entreprise définie, classée , bien cadrée dans ses propres limites. Un opérateur de cinéma qui se rend au Japon pour tourner un film sur la métamorphose des campagnes industrialisées, voilà une autre entreprise également définie, également classée. La lente mutation professionnelle, psychologique, sociale d’un paysan japonais qui vit les transformations un peu hallucinantes de son environnement, c’est une aventure d’un autre ordre, relevant au mieux de l’observation « scientifique » et froide du sociologue, à l’usage de lecteurs scientifiques et froids, échappant par principe à l’observation des cinéastes, gens pressés et peu outillés pour l’étude en profondeur. Une région qui passe en un an de l’agriculture quasi médiévale à la surréalité industrielle, avec la construction d’un énorme complexe pétrochimique, le plus grand port artificiel du monde, le plus grand combinat du Japon, c’est encore autre chose, un sujet pour économistes ou poètes épiques, s’il en existait encore. Un couple qui quitte Paris et sa fausse élite pour vivre d’aussi près que possible la vie quotidienne d’une société réelle, rurale de surcroît, c’est tout à fait autre chose, une aventure personnelle aux limites de l’incommunicable. Or voici que tout communique : la sociologue est venue au Japon avec le cinéaste, un conseil judicieux les installe dans un village que le développement du combinat modifie à tous les niveaux, le paysan en qui se répercute cette modification entretient des rapports de confiance avec le couple, et mieux encore, dans ce courant de communication qui s’établit, les actions se renversent, les rapports s’échangent : les enquêteurs sont questionnés, la recherche nourrit le film, le film questionne la recherche à tel point qu’à l’arrivée, le sujet de thèse sera différent, qu’il se centrera sur un thème né du film (« le GIRI »), la vie même du couple sera transformée par l’entreprise, plus personne ne sera neutre, la vie aura fait son entrée, elle aura tout irrigué, la sociologie, le cinéma, le village, l’enquête, l’usine, le film… une des clefs de ce bouleversement, cette chose qui manque le plus à la plupart d’entre nous, particulièrement aux cinéastes : le Temps. Le temps de travailler, et aussi, et surtout de ne pas travailler. Le temps de parler, d’écouter et surtout de se taire. Le temps de filmer et de ne pas filmer, de comprendre et de ne pas comprendre, de s’étonner et d’attendre au-delà de l’étonnement, le temps de vivre. Le temps de s’habituer aussi, de part et d’autre, et ce n’est pas rien. Même si la limitation de l’équipe de tournage à deux personnes réduit déjà le traumatisme martien que provoque un « vrai » tournage, le temps continue d’apprivoiser, de familiariser. On s’habitue à cette caméra que Yann porte à l’œil comme un myope chausse ses lunettes, pour mieux vous regarder, mon enfant. On s’habitue à ce micro de Bénie porte au-devant de l’interlocuteur comme le cornet acoustique de nos grands-mères (agréable grand-mère). On s’habitue à leur présence, à ce myope et cette sourde, amnésiques en plus, qui notent tout, enregistrent tout pour raconter là-bas, au pays. On les interroge sur ce pays lointain, cet archétype de la civilisation technique, qui est en train de frapper à la porte. Là encore, d’autres communications, d’autres inversions. C’est la femme qui parle japonais, dans ce pays d’hommes. L’homme se tait et regarde, mais regarde fort. On s’habitue à la présence parlante, médiatrice de l’une, à la présence silencieuse, enregistreuse de l’autre. Au bout de l’aventure, Kashima Paradise, le films des cloisons abattues, où la beauté exceptionnelle de l’image, la rigueur de la méthode, la connaissance des forces en jeu, économiques et politiques, l’intimité réelle avec les hommes, s’étayent mutuellement, où la sensibilité de l’image préserve l’intelligence d’être froide, où l’acuité de l’analyse protège le spectacle de son propre enchantement – l’éblouissement visuel de certains moments, l’enterrement du militant avec ses hélicoptères felliniens, la bataille de Narita avec ses C.R.S. teutoniques, venant baigner tout cela de la seule beauté véritable, celle qui est donnée par surcroît lorsque, sur une entreprise des hommes qui est d’abord une recherche de vérité, elle vient signifier l’approbation des dieux. On sait que le symbole des privilèges magiques du cinéma est souvent « la fleur tournée en accéléré », cette intrusion d’un autre temps dans le temps familier. Voilà peut-être le premier film où l’histoire est filmée comme une fleur.
Manifeste pour un cinéma parallèle
De jeunes réalisateurs, auteurs en particulier de J’ai huit ans, écrivent :
Ce film est le premier d’une série que se propose de produire et de réaliser un groupe de jeunes techniciens de cinéma qui ont décidé d’aborder de front quelques sujets tabou, en France du moins, depuis bien longtemps.
L’Algérie ou l’avortement, l’armée ou les communistes, les ouvriers ou le clergé, la sexualité ou les vieillards, autant de sujets qui heurteraient un conformisme béat et contre lesquels veille la Censure, la censure du pouvoir comme la censure de l’argent. Notre cinéma en est devenu le plus bête, le plus inoffensif et le plus craintif du monde.
Les Resnais, les Marker, les Autant-Lara et autres cinéastes courageux doivent, pour voir leurs films distribués, choisir l’ambiguïté. Lurs secrètes intentions n’ont, c’est le moins que l’on puisse en dire, aucune chance d’être comprises par le public. Et puis, y aura-t-il même quelque chose à comprendre ?
Veulent-ils, ces cinéastes, se jeter à l’eau et réaliser Les Statues meurent aussi, Cuba si, Morambong ou Tu ne tueras point ? La répression, l’interdiction, s’abat. La victime est le seul juge légitime : le public.
C’est à ce public de nous aider. Il doit protester, réclamer un spectacle qui ne désire pas seulement le distraire mais aussi lui dire la vérité.
La production cinématographique est, en France, puissamment structurée. Depuis le Centre National de la Cinématographie jusqu’aux manitous de la distribution en passant par la Banque nationale et les maisons de production, notre « moyen d’expression » passe par une série de laminoirs au bout desquels il se retrouve tel que l’a décidé le Prince.
Nous ne voulons pas être laminés. Est-ce une prétention vaine ? Oui, si nous agissons seuls. Avec le public, non. Une cinéma parallèle, qui répondrait à ces exigences, qu’il soutiendrait, quitte le domaine du rêve pour le domaine de la réalité des possibilités concrètes.
La France de 1962 fourmille de petits organismes culturels : ciné-clubs, sections de comités d’entreprises, amicales, sections de syndicats, comités de défense, groupes, groupuscules et chapelles. Ces organismes sont privés. Ils sont libres, chez eux, de dire et voir ce que bon leur semble. Ils sont placés en dehors du circuit de l’argent, de l’étau du profit et échappent ainsi, ne serait-ce que partiellement, à ces contraintes qui étranglent la liberté d’expression.
Nous faisons le pari :
Nous n’avons ni argent, ni autorisation mais nous voulons faire un cinéma de vérité.
Nous avons les compétences nécessaires.
Le public nous donnera les idées et les moyens.
Les spectateurs choisiront eux-mêmes les sujets. Ils nous écriront. Ils discuteront avec nous.
S’ils le peuvent, ils nous apporteront un aide financière.
Que dix mille spectateurs nous envoient chacun dix nouveaux francs, voilà pour nous la possibilité concrète de produire six films de court-métrage. Plus encore. Que cent organismes privés nous achètent chacun une copie de nos films et voilà ces films rendus PUBLICS, malgré tous les chiens de garde.
Puisse ce premier film être la promesse de beaucoup d’autres. Il seront ceux que vous voudrez que nous fassions.
(Manifeste paru dans la revue Positif en juin 1962)