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La Princesse aux lys rouges (1894) 

lundi 24 janvier 2005, par Jean Lorrain (1855-1906)

C’était une austère et froide enfant de rois : seize ans à peine, des yeux gris d’aigle sous de hautains sourcils, et si blanche qu’on eût dit ses mains de cire et ses tempes de perles. On l’appelait Audovère.

Fille d’un vieux roi guerrier toujours occupé de lointaines conquêtes, quand il ne bataillait pas à la frontière, elle avait grandi dans un cloître, au milieu des tombeaux des rois de sa race, et sa première enfance avait été confiée à des nonnes : la princesse Audovère avait perdu sa mère à sa naissance.

Le cloître, où elle avait vécu les seize ans de sa vie, était situé dans l’ombre et le silence d’une séculaire forêt ; le roi seul en savait le chemin, et la princesse n’avait jamais vu d’autre face d’homme au monde que celle de son père.

C’était un lieu sévère, à l’abri des routes et des passages de bohémiens, et rien n’y pénétrait que la lumière du soleil, et encore n’y venait-elle qu’affaiblie à travers la voûte épaissie des feuillages des chênes.

A la vesprée, la princesse Audovère sortait parfois hors de l’enceinte du cloître et se promenait à pas lents, escortée de deux rangs de processionnantes nonnes. Elle était sérieuse et pensive, comme accablée sous le poids d’un fier secret, et si pâle qu’on eût dit qu’elle allait bientôt mourir.

Une longue robe de laine blanche à l’ourlet brodé de larges trèfles d’or traînait sur ses pas, et un cercle d’argent ciselé assujettissait sur ses tempes un léger voile de gaze bleue où s’atténuait la nuance de ses cheveux. Audovère était blonde comme le pollen des lys et le vermeil un peu pâli des vieux vases d’autel.

Et c’était là sa vie. Calme et le coeur empli d’une espérante joie, comme une autre eût attendu un retour de fiancé, elle attendait au cloître le retour de son père ; et c’était son passe-temps et ses plus douces pensées que de songer aux batailles, aux périls des armées et aux princes massacrés dont triomphait le roi.

Autour d’elle, en avril, les hauts talus se fleurissaient de primevères, ils s’ensanglantaient d’argile et de feuilles mortes à l’automne ; et, toujours froide et pâle dans sa robe de laine blanche bordée de trèfles d’or, en avril comme en octobre, en juin ardent comme en novembre, la princesse Audovère passait, toujours silencieuse, au pied des chênes roux ou verts.

L’été, il lui arrivait parfois de tenir à la main de grands lys blancs poussés dans le jardin du cloître, et elle était si frêle et blanche elle-même qu’on eût dit qu’elle était leur soeur. En automne, c’étaient des digitales qu’elle tourmentait entre ses doigts, des digitales violacées cueillies dans l’orée des clairières ; et le rose malade de ses lèvres ressemblait à la pourpre vineuse des fleurs, et, chose étrange, elle n’effeuillait jamais les digitales, mais elle les baisait souvent, comme machinale, tandis que ses doigts semblaient prendre plaisir à déchiqueter les lys. Un sourire cruel entr’ouvrait alors sa bouche, et l’on eût dit qu’elle accomplissait quelque rite obscur correspondant à travers les espaces à quelque oeuvre lointaine, et c’était en effet (les peuples l’ont su plus tard) une cérémonie d’ombre et de sang.

A chaque geste de la princesse vierge étaient liées la souffrance et la mort d’un homme. Le vieux roi le savait bien. Il détenait loin des yeux, dans ce cloître ignoré, cette virginité funeste et la princesse complice le savait bien aussi : d’où son sourire, quand elle baisait les digitales ou déchirait les lys entre ses beaux doigts lents.

Chaque lys effeuillé était un corps de prince ou de jeune guerrier frappé dans la bataille, chaque digitale baisée une blessure ouverte, une plaie élargie livrant passage au sang des coeurs ; et la princesse Audovère ne comptait plus ses lointaines victoires. Depuis quatre ans qu’elle connaissait le charme, elle allait prodiguant ses baisers aux vénéneuses fleurs rouges, massacrant impitoyablement les beaux lys de candeur, donnant la mort dans un baiser, prenant la vie dans une étreinte, funèbre aide de camp et mystérieux bourreau du roi son père. Chaque soir le chapelain du couvent, un vieux barnabite aveugle recevait l’aveu de ses fautes et l’absolvait ; car les fautes des reines ne damnent que les peuples, et l’odeur des cadavres est un encens au pied du trône de Dieu.

Et la princesse Audovère n’avait ni remords ni tristesse. D’abord elle se savait pure par l’absolution, et puis les champs de bataille et les soirs de défaite, où râlent avec d’infâmes moignons, brandis vers le ciel rouge, des agonies de princes, de routiers et de gueux plaisent à l’orgueil des vierges : les vierges n’ont pas pour le sang l’horreur angoissée des mères - les mères toujours frissonnantes pour des fils bien-aimés -, puis Audovère était surtout la fille de son père.

Un soir (comment avait-il pu gagner ce cloître ignoré ?), un misérable fugitif venait s’abattre avec un cri d’enfant à la porte du saint asile ; il était noir de sueur et de poussière et son pauvre corps troué saignait par sept plaies. Les nonnes le recueillirent et l’installèrent au frais, plus encore par terreur que par pitié, dans la crypte des tombeaux.

On déposa près de lui une cruche d’eau glacée pour qu’il y pût boire à sa soif, et un goupillon trempé d’eau bénite avec un crucifix pour l’aider à passer de vie à trépas ; car il hoquetait déjà, la poitrine étranglée d’un commencement d’angoisse. A neuf heures, au réfectoire, la supérieure fit réciter pour le blessé la prière des morts, les nonnes un peu émues regagnèrent leurs cellules et puis le couvent tomba dans le sommeil.

Audovère seule ne dormait pas, elle songeait au fugitif. Elle l’avait à peine entrevu traversant le jardin au bras des deux vieilles soeurs et une pensée l’obsédait : cet agonisant était certainement un ennemi de son père, quelque fuyard échappé au massacre, dernière épave échouée en ce couvent de quelque effroyable panique. La bataille avait dû se livrer dans les environs, plus près que ne le soupçonnaient les nonnes, et la forêt devait être à cette heure pleine d’autres fuyards, d’autres misérables saignant et geignant ; et toute une humanité souffrante et laide de sanie et de moignons envelopperait d’ici l’aube l’enceinte du cloître, où l’accueillerait l’indolente charité des soeurs.

On était alors en plein juillet et de longues plates-bandes de lys embaumaient le jardin ; la princesse Audovère y descendit.

Et, à travers les hautes tiges baignées de clair de lune et dressant dans la nuit comme d’humides fers de lance, la princesse Audovère s’avança et se mit lentement à effeuiller les fleurs.

Mais, ô mystère ! voici que s’exhalèrent des soupirs et des râles, que pleurèrent des plaintes. Les fleurs, sous ses doigts, avaient des résistances et des caresses de chair ; un moment quelque chose de chaud lui tomba sur les mains qu’elle prit pour des larmes, et l’odeur des lys écoeurait, singulièrement changée, devenue fade et lourde, leurs coupes emplies d’un délétère encens.

Et quoique défaillante, acharnée à sa tâche, Audovère poursuivait son oeuvre meurtrière, décapitant sans pitié, effeuillant sans relâche calices et boutons ; mais plus elle en abattait, plus les fleurs renaissaient innombrables. C’était maintenant comme un champ de hautes fleurs rigides, dressées hostiles sous ses pas, une véritable armée de piques et de hallebardes épanouies sous la lune en quadruples pétales, et, cruellement lasse, mais prise d’un vertige, d’une rage de destruction, la princesse allait toujours, déchiquetant, meurtrissant, broyant tout devant elle, quand une étrange vision l’arrêta.

D’une gerbe de fleurs plus hautes, une transparence bleuâtre, un cadavre d’homme émergea. Les bras étendus en croix, les pieds crispés l’un sur l’autre, il étalait dans la nuit les plaies de son flanc gauche et de ses mains saignantes ; une couronne d’épines s’éclaboussait de boue et de sanie à l’entour de ses tempes, et la princesse effarée reconnut le misérable fugitif recueilli le soir même, le blessé agonisant de la crypte. Il souleva péniblement une paupière tuméfiée et d’une voix de reproche : "Pourquoi m’as-tu frappé ? Que t’avais-je fait !" dit-il.

On retrouva le lendemain la princesse Audovère étendue, des lys entre ses mains et serrés sur son coeur, les yeux révulsés, morte. Elle gisait au travers d’une allée, à l’entrée du jardin, mais autour d’elle tous les lys étaient rouges. Ils ne refleurirent jamais blancs dans l’avenir. Ainsi mourut la princesse Audovère pour avoir respiré les lys nocturnes d’un cloître, en un jardin de juillet.

P.-S.

"La Princesse aux lys rouges" a été publié dans l’Echo de Paris du 11 06 1894.

Dandy homosexuel, esthète abusant de toutes sortes de stupéfiants, Jean Lorrain est surtout connu pour ses excentricités et ses fréquentations. Son œuvre placée sous le signe de l’exploration des vices et de tous les milieux compte entre autres des romans comme Monsieur de Bougrelon (1897), Monsieur de Phocas (1901) ou La Maison Philibert (1904) qui a pour cadre une maison close ; des recueils de nouvelles : Histoires de masques (1900), Princesses d’ivoire et d’ivresse (1902) ; des recueils de poèmes : Le Sang des Dieux (1882) et de nombreuses chroniques journalistiques.

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