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La Société des chocomen & G 

Deux nouvelles traduites du coréen par Jeong Eun-Jin

jeudi 21 février 2013, par Hwang Jung-eun

Si Hwang Jung-eun fait preuve d’une sensibilité résolument moderne, celle de la toute dernière génération d’écrivains, née après le bouleversement du paysage littéraire sud-coréen notamment dû aux nouvelles technologies, elle rejoint ses aînés en ceci qu’elle se préoccupe des problèmes de la société, comme on peut le constater dans la nouvelle intitulée « La Société des chocomen ». Mais c’est avant tout par l’originalité à la fois conceptuelle et formelle de ses écrits qu’elle semble se démarquer des autres auteurs. Ainsi, dans son texte très bref intitulé « G », elle introduit une réflexion sur l’identité et le dédoublement, en s’inspirant d’un conte traditionnel qui met en scène une croyance populaire – si on jette n’importe où ses ongles coupés, une souris les avale et se transforme en homme.


La Société des chocomen

C. est enfin devenu un chocoman après un effort qui a duré plusieurs années. Avec 86% de cacao, il ne faisait aucun doute que cette lutte avait été acharnée, compte tenu du fait que la teneur qu’on peut généralement atteindre est de 56%. Sûr de lui, il a déposé ici et là son curriculum vitae de chocoman officiel, mais personne n’a voulu le recruter.
Ce n’était pas sans mal qu’il était devenu choco, mais les temps avaient changé et on préférait désormais de loin les cheesemen.

— Voyons voir, la tendance est plutôt au fromage, n’est-ce pas ?
ou bien :

— Faut dire que le chocolat laisse un arrière-goût fétide,
lui déclarait-on sans vergogne avant de le récuser.

— Non mais tu te rends compte ?
s’est indigné C., venu me rendre visite.

— Je veux dire, côté fétidité, le fromage, c’est quand même autre chose !
Concluant qu’il n’avait pas d’autre choix que de devenir cheeseman, il s’est inscrit à un cours professionnel qui lui a coûté une fortune. Cela s’appelait « parcours intensif de fermentation B ». Il s’agissait d’un processus de recyclage des chocomen. J’étais incapable d’imaginer combien cela devait être difficile. Après avoir sacrifié plusieurs années pour devenir un chocoman, il lui fallait s’astreindre à une toute autre formation pour renaître en cheeseman. Quiconque sait que le chocolat et le fromage n’ont pas du tout la même conformation peut me comprendre.
Après une année d’efforts extrêmes, C. s’est resocialisé en tant que cheeseman.
Mais entretemps, les tendances avaient évolué et un vent rétro avait ramené le choco sur le marché.

— Que vais-je faire ?
s’est écrié C., en cachant dans ses mains son visage superbement fermenté, genre camembert. D’après les nouveaux interviewers, le choco aurait une meilleure concentration, une façon de travailler mieux rodée. Il serait donc plus efficace. D’autre part, dur juste comme il fallait, il pouvait être cassé net sans outil particulier, ce qui semblait être considéré comme un avantage.

— Qu’est-ce que tu en penses, toi ?
a demandé C. Qu’est-ce que je pensais de quoi, l’ai-je interrogé.

— J’attends que les tendances évoluent ? Ou je redeviens chocoman ?

— Tu vas redevenir chocoman ?

— Ben, je vais suivre une nouvelle formation.
C. insistait pour connaître mon opinion, mais je ne voulais pas lui répondre, de peur qu’il m’en veuille plus tard. Les temps étaient comme ça.
©Hwang Jung-eun, 2008


G

— Je te l’ai dit ? En réalité, je ne suis pas F,
a dit F.

— Qui es-tu alors ?
ai-je demandé.

— C’est-à-dire que je suis une souris transformée en humain après avoir avalé une rognure d’ongle de F,
a dit F.
Nous étions en train de boire de l’alcool de riz dans un bar appelé « Odeng [1] » où nous avions décidé de faire une halte en sortant du bureau. Dehors, la neige qui avait commencé à tomber dans la journée formait déjà une couche assez épaisse. Nous avions les jambes lourdes, car nos chaussures et le bas de nos pantalons étaient mouillés.

— Alors, que fait F ?
ai-je demandé.

— En train de se couper les ongles,
a dit F.

— Tout en se plaignant de choses et d’autres.
La vapeur montait en nuage de la marmite posée sur la table, où cuisaient des brochettes d’odeng. Celles qui étaient allongées étaient de type A, celles qui étaient en boule comme des poings les B et celles qui étaient creuses les C. Le patron, qui portait un tablier, a jeté dans le récipient une poignée de brochettes ainsi que des algues [2].
Mais on ne peut pas se couper les ongles indéfiniment, a dit F tout en se frottant les yeux.

— J’aimerais bien que le corps d’origine retrouve ses esprits. Ça me démange de redevenir une souris. Penser à des choses comme les garanties ou l’efficacité, bref vivre en humain, ce n’est pas très réjouissant.

— Tu veux dire vivre en F.

— Peu importe.
En tout cas, a dit F en trempant un morceau d’odeng dans de la sauce de soja.

— Il ne faut pas se débarrasser avec désinvolture des choses mystérieuses.
Après avoir fini sa phrase, F (la souris transformée en humain après avoir avalé un ongle) a crié énergiquement en direction de la cuisine : Deux autres brochettes B, s’il vous plaît !
De retour chez moi, l’effet de l’alcool de riz dissipé, mon corps était ramolli et mes pieds à nouveau mouillés. Sur la porte d’entrée qui m’attirait comme une sorte d’aimant était fixé un post-it rose. Je l’ai collé à mon index et amené à l’intérieur. Il annonçait le montant de la consommation d’eau. Le total s’élevait à 103 270 wons. Notre immeuble comptant onze habitants, chacun est prié de payer sa part, disait le mot. Voyons voir.
103 270 divisés par 11 égalent 9 388,1818181818181818181818181818181818181818…
Soit 9 388 par personne en ignorant ce qui venait après la virgule des décimales. Il fallait ensuite multiplier le résultat par le nombre d’habitants de chaque famille et puisqu’au quatrième étage, il n’y avait que moi, cela donnait 9 388 wons X 1=9 388 wons.
Restait le problème des 8 wons, mais comme huit pièces de 1 won, ça n’allait pas être très pratique pour celui qui allait collecter, j’ai décidé d’arrondir et de payer 9 390 wons. Les pertes et les profits qui doivent se répéter partout tous les mois au niveau des unités ! ai-je pensé tout en tendant l’oreille vers un bruit de chauffage provenant de je ne sais où. J’ai pris dans le tiroir un coupe-ongle avec l’intention d’en faire usage. Après avoir étalé un journal, j’ai raccourci tous les ongles des mains et j’attaquais celui du gros orteil, quand une rognure en forme de petit arc est tombée à l’extérieur du journal. Je l’ai ramassée pour l’examiner. C’était un ongle irréprochable, compact, a priori lisse d’apparence et pourtant non dépourvu de modelé. Je l’ai roulé entre deux doigts avant le balancer par-dessus mon épaule.
Tuk ! Le bruit que fait une chose en se fendant a résonné.
Tu le sais bien, a dit tout bas dans mon dos ma propre voix :

— Je viens de l’avaler.

©Hwang Jung-eun, 2007

P.-S.

En illustration : œuvre de l’artiste Nick van Woert, Untitled, Plaster bust and plastic, 14 x 14 x 8 inches, 2009

Notes

[1Quenelles de poisson.

[2Pour donner du goût au bouillon.

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