ÉDITO DE L’INSTALLATION : J’avoue m’être demandé pourquoi Pacôme Thiellement ne disait pas grand chose à l’adresse de ses amis sur Facebook, lorsque la mort de David Bowie fut annoncée, le 10 janvier. Sinon le temps passé avec quelques une des musiques et des chansons qui avaient accompagné ses propres mouvements. J’avais déjà ce dernier livre de l’auteur, Cinéma Hermetica, tout juste paru, et encore en plein lancement aujourd’hui. Un livre rare que nous ne quitterons pas, dont nous ne cesserons pas d’explorer le « labyrinthe » multiple parce que nous penserons toujours qu’il nous cache encore quelque chose, une voie, pas sans issue (chaque chapitre est un « labyrinthe » qui s’emboîte dans les autres, et à la fois le « miroir » déformant des autres — le « miroir des sorcières » [1] [2]). Nous explorerons imaginairement les ruines d’une Babel dont les chemins escarpés et nombreux nous impliqueront concrètement, dans notre corps existentiel, exténué par le « rêve ». Parce que ce livre détient peut-être quelques secrets que nous voulons percer, le « rêve des rêves » [3] immémoriaux des temps actuels que nous traversons (qui nous habitent). Un monde entre mondes qui nous transverse, émergé d’une interprétation à la fois sensible et philosophique, ni esthétique ni critique mais symbolique du cinéma — son corps propre, la mort, à l’abrupt des vies de la vie. Autrement dit ou ressenti, les vies disparues de la photographie, dont les silhouettes sont les fantômes, deviennent les morts réanimés du cinéma, des vampires. Si le 7ème art poursuit de s’animer dans le 8ème art, c’est que les arts médiatiques rêvent du cinéma. Où il arrive que le plomb advienne techniquement, psychiquement, imaginairement, en or. L’écriture de Cinéma hermetica [4] à l’instar des images mais sans image est une création de magie abstraite, née de l’existence figurée de la peur, des frustrations, et des pulsions — le cinéma — et tout ce qu’on peut imaginer des raisons d’écrire pour les reconnaître et l’apprivoiser — apprivoiser le cinéma magique en soi et en nous. L’innovation d’une connaissance de l’invisible en point de fuite par l’essai sur le cinéma, avec les reflets des vies qui l’ont créé et donné à comprendre hors cadre (en ellipse) — quand on l’explore avec le « miroir de Dracula » [5]. Tout cela est mieux dit par l’auteur dans sa préface, que l’on peut considérer comme la règle du jeu. Onde de choc. On ne peut s’empêcher de penser que le premier chapitre, pour mémoire des dates d’écriture, d’édition, et de parution du livre, s’ouvre en flash-back sur un pressentiment de la disparition prochaine de David Bowie. (L. D.)
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Pacôme Thiellement, Cinéma Hermetica, Paris, Super 8 éditions, 7 janvier 2016 ; 297 pages. Ce livre de création, que l’auteur traduit comme une scénarisation de l’essai, inspiré par les photographies d’un cinéma construit en plein désert du Sinaï au début du siècle dernier et détruit depuis, se compose d’une présentation et de onze chapitres traversés par le décryptage sans chronologie d’un certain nombre de films (12 : un par chapitre) et de leurs créateurs. Les pages suivantes sont les bonnes feuilles du début du premier chapitre « Le cinéma est un fantôme de la nuit », notamment les pages consacrées à Nosferatu de Murnau, publiées ici avec l’accord et sous le copyright de l’auteur et de l’éditeur. (On peut voir là, dans La RdR, la version française intégrale de Nosferatu ainsi qu’une intervention de Pacôme Thiellement à Nîmes en 2014, qui a anticipé son essai et permet d’en retracer un fil créatif.)
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Le cinéma est un fantôme de la nuit
F.W. Murnau, Nosferatu (1922)
Werner Herzog, Nosferatu fantôme de la nuit (1979) Cinéma hermetica, pp. 19-42
C’est drôle comme les secrets voyagent
J’ai commencé à croire quand j’ai commencé à saigner
David Bowie, « I’m deranged » [6]
La scène se passe à la 21e minute du film. Hutter, l’employé du marchand de biens Knock, est en route vers le château du comte Orlock. L’insouciance de Hutter ressemble à de la possession ; sa décision semble maudite ; il est comme « conduit » vers la mauvaise lumière. Apparaît alors le passage du pont qui marque le point de basculement du récit réaliste au récit fantastique. « Dès qu’il eut franchi le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre » disait la traduction légendaire. « Dès qu’Hutter eut passé le pont, ses craintes ne tardèrent pas à se matérialiser » dit désormais la nouvelle traduction. « Kaum hatte Hutter die Brücke überschritten, da ergriffen ihn die unheimlichen Gesichte, von denen er mir oft erzählt hat » dit le texte allemand, un passage étrange où apparaissent des gesichte, « visages » ou « visions », unheimlich, de cette « inquiétante étrangeté » omniprésente dans la littérature romantique allemande et dont parla Freud dans un texte célèbre. Le Unheimlich est un « loin de chez soi ». C’est un dérangement comparable à celui de la chanson de David Bowie. Les fantômes de Hutter sont des images inquiétantes, et le monde occulte s’allégorise dans la technique cinématographique elle-même. Le cinéma est « dérangeantes visions », « visages fantomatiques venant à la rencontre ». Une amie n’a pas tort de voir dans ce passage la préméditation de la propre mort de Murnau : « Ou bien alors ce fantasme le suivit au point qu’il le réalisât lui-même ? » L’amie rapporte d’ailleurs la « version » de Kenneth Anger au sujet de celle-ci, mort vampirique s’il en est puisqu’elle serait due à la pipe que Murnau aurait taillée au conducteur de la voiture du crash qui lui coûta la mort, un jeune employé philippin de 14 ans nommé Stevenson. L’image enregistrée est une contre-épiphanie. C’est une matérialisation de l’apparition, et non, comme l’épiphanie, une image sans support matériel.
C’est ce pont de fantômes qui obséda les surréalistes ; et le film s’introduit dans les rêves de André Breton jusqu’à devenir une « cravate Nosferatu » dont un vendeur lui dit qu’il ne reste aucun spécimen, mais que le pape du surréalisme retrouve dans des lots : « C’est une cravate grenat sur les pointes de laquelle se détache en blanc et, au moins sur la pointe visible – le nœud fait –, par deux fois le visage de Nosferatu qui est en même temps la carte de France vide de toute indication et dont la frontière de l’Est, très sommairement tracée en vert et bleu, si bien que je crois plutôt à des fleuves, figure d’une façon surprenante le maquillage du vampire. » L’auteur des Vases Communicants interprète l’éventuelle rupture de stock de la cravate comme l’image de la disparition longtemps déplorée du négatif du film, et la crainte que la copie en circulation ne devienne inutilisable. Mais comme le remarque Fabrice J. Petitjean, il fait surtout passer la contre-épiphanie dans le vase communicant de l’épiphanie en prophétisant la disparition du support du cinéma lui-même, la pellicule, dont la conservation à long terme est beaucoup plus aléatoire qu’on ne pensait et qu’il faut alors inscrire dans la mémoire des hommes « comme une traduction approximative qui demeure alors que la langue originale a disparu » (Petitjean). Si ce passage fascinait autant les surréalistes, comme l’a rappelé Ado Kyrou, c’est probablement parce qu’il introduisait à la fameuse « question des châteaux » : l’interrogation sur l’attraction érotique et magnétique des lieux hermétiquement fermés et qui expriment, dans leur architecture même, une dimension qu’on devrait dire « hors du monde ». Ce qui est important dans ce pont, c’est l’image qui le suit immédiatement : dans une succession d’images en accéléré, on peut voir le carrosse conduit par Nosferatu dans sa première contre-épiphanie, et l’image est renversée. Elle est en négatif. Le ciel est blanc et la caravane noire. Le monde dans lequel nous entrons, le monde des « visions fantômes », est un monde-miroir, un monde renversé, qui est celui du négatif photographique.
Le fantastique, c’est ce qui reste une fois que les principes métaphysiques traditionnels qui structuraient l’existence spirituelle ont disparu. Il apparaît au siècle des Lumières, comme l’expression de ce qu’elles tentaient d’enrayer et la conséquence métaphysique expérimentale de leur juridiction – à savoir la disparition progressive, non de la royauté et du christianisme, mais des procédures carnavalesques que la royauté et le christianisme conservaient ; non de l’inégalité sociale et spirituelle, mais des procédures carnavalesques qui la compensaient. Ce à quoi nous avons eu à faire ces trois derniers siècles, ce n’est pas à la diminution mais bien à l’accroissement des inégalités, à l’accroissement de la misère. Quand il n’y aura plus de moments consacrés pour que les procédures carnavalesques puissent s’exercer, alors le monde aura passé le « pont de Hutter » et basculé dans l’horreur. Et les fantômes mêmes fuiront à notre vue.
Le roman gothique d’abord (Horace Walpole, Ann Radcliffe, Mathurin), puis le roman ou la nouvelle fantastique au XIXe siècle (Hoffmann, Cazotte, Chamisso, Hawthorne, Poe, Meyrink), et bien sûr toute la littérature du XXe et du XXIe siècles, de H.P. Lovecraft à Stephen King, ont donné une expression extrêmement exacte, parfaitement informée et consciencieusement détaillée, de ce que les âmes vivaient. Depuis désormais deux à trois siècles, ce que nous vivons n’est ni chrétien ni antique, ni juif ni musulman ni bouddhiste ni hindouiste. Ce que nous vivons n’est pas rationaliste, positiviste ou psychanalytique non plus. Depuis désormais deux ou trois siècles, « le fantastique est devenu la condition de notre existence » (Jakuta Alikavazovic). Le fantastique est notre expression spirituelle ; c’est la réalité métaphysique de notre vécu psychique – que nous le voulions ou non.
Le cinéma a été la terre promise du fantastique. Parce que le cinéma se jouait dans l’obscurité, parce qu’il permettait la mise en état d’une hypnose relative entraînant à voir le mouvement à partir d’une succession d’images fixes, et parce qu’il était l’expression d’un monde que l’on ne pouvait jusque là voir qu’avec les yeux de l’âme (voir « à la place » des oiseaux ; voir « à la place » des âmes), le cinéma a été le lieu parfait pour exprimer, tout d’abord, ce que cette hypnose était – une mise en suspens de la conscience – ensuite à quoi cette hypnose répondait, à savoir une âme déjà disloquée, déjà abîmée, déjà « perdue » ou se perdant dans les labyrinthes de passions mal comprises, et les identifications à des spectacles de malheur.
Si René Guénon subdivise les Temps Modernes en deux périodes distinctes, une première de solidification (rationalisme, matérialisme, positivisme) et une seconde de dissolution (théosophisme, spiritisme, occultisme), il nous faut subdiviser à notre tour cette seconde période en deux temps : un moment théorique et un moment pratique. Le moment théorique est celui de la fin du XVIIIe siècle, du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle. Il correspond à une galaxie de noms qui va, en gros, de Fabre d’Olivet (né en 1767) à G.I. Gurdjieff (mort en 1949), en passant par Eliphas Lévi, Saint-Yves d’Alveydre, Stanislas de Guaita, Papus, Aleister Crowley, pour ne citer que les plus célèbres – une ère où abondent les sociétés secrètes et les ébauches du futur syncrétisme New Age qui détourneront la véritable métaphysique orientale et l’installeront dans une sorte de parodie grimaçante, pleine de goules, de succubes, de mauvais sorts. Le moment pratique de la période de dissolution est celui de l’apparition du cinéma et des images en mouvement qui vont mettre en scène, de façon renversée, le « monde de l’âme » visé par les mystiques. Plus exactement, ces images vont donner corps à la vérité symbolique funeste de ce que nous vivons. Le cinéma est un fantôme de la nuit.
Le basculement de Hutter à Orlock dans Nosferatu correspond au basculement entre la phase de solidification et la phase de dissolution chez Guénon. Hutter est entièrement « matière » : il est stupide, gras, rigole et mange bruyamment ; il n’a aucune dimension spirituelle. Orlock, lui, est spirituel, mais de façon renversée ; il ne mange pas, ne boit pas, se nourrit de sang et de tractations commerciales. Le Nosferatu de Murnau est un pivot à la fois de l’occultisme et du cinéma, car il fonctionne comme la genèse de ce second moment et son apocalypse. Il donne une forme, pour la première fois, aux ambitions cinématographiques de l’occultisme et, dans un même élan, les révélant au grand jour, il les met en pièces. C’est un geste comparable à celui des poètes de cette ère, un geste comparable à ceux de Gérard de Nerval ou Antonin Artaud, qui traversèrent l’occulte et le mirent en pleine lumière – détruisant son emprise.
Dans Le Miroir Obscur, Stéphane du Mesnildot montre bien comment, dans son Bram Stoker’s Dracula, Francis Ford Coppola associe, dans une scène mémorable, la grande Geste vampirique et l’apparition du cinématographe. En les enregistrant, en se nourrissant de leur réalité, de leur sang, le cinéma transforme les vivants en non-morts, en éternels revenants. Avec le cinéma, la télévision, la vidéo amateur, Internet, désormais, nos images nous encerclent, nous préfigurent, nous survivent et the Undead outnumber the Dead. La caméra suce le sang de la vie et, en retour, dans les salles obscures où elles font apparaître leurs charmes, les images nous séduisent par leur extraordinaire sex-appeal inorganique ; elles nous « vampent ». Cette association a dû cependant attendre 1922 et le film de Murnau pour devenir tangible, et dans des circonstances suffisamment étonnantes pour qu’on s’y attarde. Quand bien même le cinéma avait débuté depuis un bon quart de siècle, Nosferatu est le véritable « commencement » métaphysique du cinéma. Ce que son producteur, décorateur et initiateur, Alban Grau, appelait le « premier film véritablement occulte » et qui, de notre point de vue, serait le premier film viscéralement métaphysique sur la nature de l’image enregistrée.
Qui était F.W. Murnau ? La personnalité du cinéaste reste aussi énigmatique que son étrange sourire et son regard doux, dont on ne sait s’il révèle de la compassion ou de la cruauté, de la gentillesse ou de la perversité. De son vrai nom Friedrich Plumpe, né le 18 décembre 1889 en Westphalie, Murnau était un enfant rêveur, lecteur boulimique (à douze ans, il était familier de Nietzsche, Dostoïevski et Shakespeare), obsédé par l’art et les spectacles. Il avait un petit théâtre de marionnettes avec lequel il faisait des représentations pour sa famille et ses amis ; puis il construisit un théâtre avec ses frères, avec un éclairage et une trappe.
Son frère racontera combien Murnau était impressionné par le fait que sa famille descende de deux sorcières brûlées vives à Recklinghausen en 1650. Pendant ses études à Heidelberg, il met en scène des pièces écrites par les étudiants. II fait un doctorat de philosophie, étudie la musique et intègre la troupe de Max Reinhardt. Aviateur durant la guerre, le major Wolfgang Schramm le décrit comme un « curieux mélange de bohémien errant et de gentleman civilisé et cultivé ». Murnau se lie d’une amitié particulière avec Hans Ehrenbaum, dont la mort au front l’affectera particulièrement. Est-ce lui le Undead qui hante Nosferatu et semble doubler l’amitié particulière de Bram Stoker pour l’acteur Henry Irving qui traverse le roman Dracula ? Ou encore la fascination de John Polidori, l’auteur de The Vampyre, pour Lord Byron ? L’homosexualité plus ou moins assumée des trois « premiers auteurs » du mythe est une des énigmes propres à cette découverte.
Avant Nosferatu, F.W. Murnau a réalisé sept films que nous avons aujourd’hui perdus. Tout d’abord il y a Le Cavalier Bleu (où une gitane séduit un châtelain et lui vole une pierre bleue) puis Satanas (un film en trois parties, dans le genre de Intolérance, et basé sur un scenario de Robert Wiene, l’auteur du Cabinet du Docteur Caligari), Senshust, Le Bossu et la danseuse, Le crime du docteur Warren (une adaptation libre de Dr. Jekyll et Mr. Hyde, avec Conrad Veidt et Bela Lugosi), L’Emeraude Verte et enfin Marizza. Après Nosferatu, Murnau réalise Phantom et au moins trois très grands films : Le dernier des hommes, Tartuffe et Faust. Son œuvre est divisée en deux temps : celui des films allemands et celui des films américains. Il déménage pour les U.S.A. en 1926 où il tourne un de ses chefs d’œuvre, L’Aurore, rencontre Robert Flaherty avec qui il fonde une maison de production et part tourner dans les Mers du Sud. De là il écrit à sa mère : « Je ne suis nulle part chez moi, dans aucune demeure, dans aucun pays… » Il a quand même l’intention de vivre à Punaavia, sur l’île de Tahiti, où il fait construire des bâtiments sur un sol sacré, un sol considéré comme tabou depuis fort longtemps. Il ignore alors, semble-t-il, les avertissements des tahitiens qui lui prédisent qu’il lui arrivera malheur, à moins qu’il ne tente volontairement le sort. Une dizaine de jours avant la présentation de son film Tabou sa voiture tombe du haut d’une falaise à Santa-Barbara. Encore une histoire de mauvais sort : « Par superstition et crainte des prédictions d’une diseuse de bonne aventure, raconte H.G. Weinberg, Murnau prit une autre route que celle qu’il avait projetée. » Stevenson ou non, la Mort aurait retrouvé cet homme mi-Jekyll mi-Hyde jusqu’à Samarkand. Il meurt le 11 mars 1931 à 42 ans. Onze personnes assistent à son enterrement.
Retournons en 1920, quand F.W. Murnau rencontre le décorateur et costumier Albin Grau qui collabore sur le film La Marche dans la nuit. Murnau et Grau s’intéressent tous deux à l’expression des sentiments humains à partir d’images symboliques : mer, nature, orage, en montage parallèle avec les personnages pris dans des convulsions. Albin Grau est un personnage très mystérieux. C’est un membre de la Loge des Pansophistes à Berlin et un proche ami de son président, Heinrich Tränker. L’importance de cette Loge fut telle que Tränker accéda à la direction d’une des branches de la « secte des sectes », l’O.T.O., tapageusement appelée « la société secrète la plus dangereuse du monde », en compagnie de Aleister Crowley (pour l’Angleterre) et Papus (pour la France). Pour Nosferatu, Grau monte une société de production de films, Prana, qui sera également une revue d’inspiration occultiste et une maison d’édition. C’est de lui que vient l’idée d’adapter le roman de Bram Stoker, Dracula, et Grau dessine les esquisses des scènes, influencé par les dessins de Hugo Steiner-Prag pour Le Golem de Gustav Meyrinck (en particulier le visage du Vampire).
On doit ajouter que le roman de Stoker est déjà nourri d’occultisme, et aujourd’hui encore on ne sait pas le degré d’implication du romancier dans la Golden Dawn, la société occultiste la plus hype d’Angleterre, dont firent également partie W.B. Yeats, Arthur Machen, Algernon Blackwood et bien sûr Crowley qui contribua fortement à l’affaiblir et à la dissoudre (Crowley sera également le modèle du personnage de Caswall, dans le dernier roman de Stoker, Le Repaire du ver blanc). Pour Dracula, on considère généralement que Stoker s’est inspiré à la fois de son cher et terrible Henry Irving (qui détestera le résultat ; lorsque Stoker tentera une adaptation pour le théâtre et organisera une lecture, celui-ci se contentera d’un seul mot d’appréciation : dreadfull), des récits du professeur Arminius Vambery, racontant non seulement les récits de goules et de vampires dans les pays de l’Est mais également la geste du voïvode valache Vlad IV, l’Empaleur, et enfin de la personnalité de l’aventurier Sir Richard Burton – pour l’apparence du vieux Dracula, ses longues moustaches blanches et ses dents proéminentes. Dans quelle mesure Sir Richard Burton – qui sera plus tard le héros de Robert Plant, le chanteur de Led Zeppelin, et celui du personnage John Locke dans Lost – a également imprégné de son « orientalisme » le personnage du comte, cela reste un mystère. Mais Mathieu Dupré a raison de voir dans l’image de Dracula déambulant incognito dans les rues de Londres une rémanence de Burton déguisé en arabe à la Mecque. Ainsi le vampire serait l’image-miroir de la « culture impérialiste, réfléchie sous la forme d’une monstruosité » et Dracula le « personnage le plus occidental du roman » (Stephen D. Arata). Dracula est aux Occidentaux ce que l’Occidental est aux Orientaux. C’est l’Extrême-Occident.
Réserve sur les altérations du son (il ne s’agit pas du plan correspondant à cette seconde apparition — et seconde version — de la chanson dans le film, où elle est attachée au générique de fin, mais nous avons choisi cette intégration de YouTube parce qu’elle ne comprenait pas la musique additionnelle du commencement du générique de fin et parce que l’image n’était pas déformée)...
« I’m deranged », Lyrics (paroles originales en anglais), http://www.lynchnet.com.
P.-S.
La photographie en logo est un portrait américain de Murnau à la fin de sa vie, extrait de l’article « Murnau the silent innovator », dans le site midnightpalace.com.
Le livre est accessible dans toutes les librairies urbaines et les librairies en ligne parmi lesquelles @ Decitre
Notes
[1] Ici, le miroir des sorcières est à entendre dans un double sens, à la fois conférant aux sorcières et aux miroirs convexes donnant une vision élargie de l’environnement qu’ils reflètent, qui leur empruntent le nom.
[2] Pacôme Thiellement, Cinéma hermetica, Paris, Super 8 éd., 7 janvier 2016. Labyrinthe, miroir noir (où se reflètent les plus sombres présages de l’humanité), miroir de la sorcière (lentille convexe), miroir de Dracula (le miroir où on ne voit pas son reflet), in « Présentation », op. cit.
[4] Chaque chapitre constitue un essai comme s’il inaugurait l’ouvrage, en commençant par une citation en exergue. Composition de l’emboitement baroque rythmé thématiquement et morphologiquement (au sens linguistique et intégrant la typographie) en canon, qui selon une structure musicale installe et développe en nous des espace-temps imaginaires (abstraits). L’exergue général du livre est une citation de Twin Peaks par David Lynch et Mark Frost.
[5] Le miroir ordinaire où le le vampire n’a pas de reflet, ce qui constitue une métaphore de son statut imaginaire parmi le monde des reflets visibles — dont ainsi par une rhétorique elliptique, il signifie poétiquement la vanité. Tout en désignant l’invisibilité de la spiritualité par rapport au monde des réalités objectives, mais aussi d’autres mondes — l’altérité.
[6] David Bowie est mort le 10 janvier 2016, exactement quatre jours après la présentation officielle de l’ouvrage de Pacôme Thiellement, qui le cite en exergue ainsi que dans le corps du texte du premier chapitre.
La citation contient les deux premiers versets du premier couplet des paroles de David Bowie pour la chanson composée avec Brian Eno, « I’m deranged », (album Outside, 1995), inspirée d’un thème antérieurement composé par Bowie également avec Brian Eno pour l’album Lodger (1979), et dont Bowie fera deux éditions différentes pour le film Lost Highway de David Lynch, en 1997...
Additional sound + David Bowie, « I’m deranged », bande son du film de David Lynch Lost Highway (version intégrale du générique de fin) https://www.youtube.com/embed/pD3_9yd72Ks David Bowie, « I’m deranged », bande son du film de David Lynch Lost Highway (version intégrale du générique d’ouverture) https://youtu.be/NI61MEUT_ak.