Le coeur dans la boîte en carton - La Revue des Ressources
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Le coeur dans la boîte en carton 

dimanche 4 novembre 2012, par Konstantin Konstantinov et Svetoslav Minkov (Date de rédaction antérieure : 1 av. J.C.).

Ce sont les martyrs du tourisme, du régime sec, les maniaques de la photo d’amateur ou de collection. Ils ont parcouru des milliers de kilomètres, ils ont même traversé des océans pour parvenir jusqu’ici, munis de jumelles, de kodaks, de Baedeker, un stylo dans la poche extérieure, un carnet de Traveller’s check dans la poche intérieure. Et, une fois sur place, des agences de tous poils leur proposent un large choix de promenades, d’attractions et d’aventures : " Paris en trois jours " pour les plus occupés, " Paris en sept jours " pour les autres. Le soir venu, de silencieux autocars " Paris by night " les mènent vers les quartiers mystérieux de la ville mystérieuse où, après avoir absorbé mille et une boissons différentes, ils s’enfoncent dans le pays paradisiaque où l’abstinence n’existe pas, où, dans des bouges souterrains, des apaches à casquette et des femmes à écharpe rouge se transpercent chaque soir " oh yes ! " - à coups de véritables couteaux munis de lames courbes, aux sons d’un harmonica en folie et sous les sifflets de l’assistance.

L’express gronde à travers les plaines de France. Des gares ensommeillées, des petites villes avec des clochers dans le lointain, des vastes prairies vert foncé s’évanouissent dans le clair-obscur de l’aurore. Le soleil émerge au-dessus de l’horizon barré de collines et accroche quelques lueurs jaunes aux vitres cristallines du train. Un rideau de wagon-lit se soulève, deux yeux fiévreusement écarquillés regardent au dehors. La chaussée d’asphalte court le long de la voie ferrée et une automobile se perd au virage. De grands panneaux publicitaires "Bénédictine" et "Chocolat Meunier" planent au-dessus des champs de blé. Le train pousse un cri aigu d’oiseau au passage des petites stations qu’il traverse sans s’arrêter. Sur les quais, des voyageurs attendent d’autres trains : Sens... Melun... Corbeil ...
Soudain, les wagons plongent dans une masse grise qui vient à leur rencontre comme une marée montante. Le soleil disparaît, la machine halète au milieu d’innombrables rames de marchandises, pénètre dans des rues de banlieue loqueteuses, fait trembler les ponts et les aiguillages. Au loin, grandissent des cheminées, de hauts édifices, des places aux cafés ouverts, un tramway sonne, un remorqueur tire des chalands sur le fleuve qui scintille. Une grande flèche rouge sur un viaduc - Paris à 3 km - puis une autre flèche - Paris à 2 km - et, enfin, une troisième - Paris à 1 km -. Le train ralentit son allure et s’immobilise sous la baie vitrée de la gare de Lyon.
D’un wagon de première classe, sur lequel reluit "Istanbul-Paris-Calais", descend un jeune homme pâle, une valise dans la main droite, un pardessus jeté sur le bras. Il lance des regards anxieux autour de lui, ses lèvres sont sèches et pincées, mais il parvient à conserver un air de parfaite assurance. Après tous les autres voyageurs, il sort à son tour dans la vaste cour pavée de la gare et s’arrête un instant sur le trottoir au milieu de la foule. Un tourbillon d’images et de bruits l’assaille et le prend à la gorge. Les fenêtres des grands immeubles en face, les comptoirs et les petites tables des cafés brillent dans le matin serein, le soleil salue sa première visite à Paris. Valérian Plaménov enfin à Paris ! Les avertisseurs des automobiles, le fracas des camions de livraison, le bruit de la ville immense qui s’éveille, tout s’arrange ainsi qu’il l’imaginait dans ses plus beaux songes. Oui, c’est tout juste comme cela qu’il se figurait son arrivée dans cette ville de rêve. Mais pourquoi n’éprouve-t-il aucun enthousiasme ni même la satisfaction du désir enfin assouvi ? Pourquoi ne sent-il plus en lui la brûlante envie d’autrefois mais à peine un vague frisson de curiosité somnolente ?
"Circulez, s’il vous plaît !" Un policier se tient devant lui et lui indique la sortie.
Notre héros revint à lui, monta dans le premier taxi et dit :
"Rivoli, Hôtel des Américains."
La voiture s’engage sur le quai. Le poète s’installe confortablement, allume une cigarette et retrouve son calme. Il tourne la tête à droite et à gauche pour observer la ville. Un tramway, marqué d’un grand chiffre 19 peint en orange, roule parallèlement au taxi. Il boit des yeux les inscriptions : Gare de Lyon... Chambre des Députés... Place de la Concorde... Avenue Henri Martin...
C’est cela, ce n’est donc que cela - Paris, la Chambre des Députés, la Place de la Concorde où l’on se rend avec ce vieux tramway déglingué... dire l’idée qu’on s’en faisait à distance ! Le tramway reste loin en arrière et, sur la gauche, le fleuve apparaît avec les bouquinistes et, plus loin, la masse grisâtre de Notre-Dame.
Dix minutes plus tard, à la réception de l’hôtel, le Directeur, qui a ouvert le passeport du nouveau client, s’incline à nouveau et répète :
" Monsieur Plaménov - oui, oui, Monsieur ! Nous sommes avertis ! On vous attendait ! Mais Monsieur Black est parti hier. Votre appartement est prêt. Oui, oui Monsieur ! "
Un ascenseur emmène Monsieur Plaménov, sa valise et son pardessus au troisième étage où se trouve son appartement qui comprend une chambre, un cabinet de travail et une salle de bains.
Une heure après, conduit par la voiture de l’hôtel, Plaménov arrive à la Banque Harrow & Co et tire un chèque sur les cinq mille francs du compte qu’il vient d’ouvrir. En rangeant les billets mauves dans son portefeuille, Valérian Plaménov sent grandir en lui force, assurance et courage. Il se redresse et des flammes brillent dans ses yeux. Sans bredouiller, il demande au chauffeur, à haute voix et en détachant les syllabes, de retourner à l’hôtel. Il se persuade une bonne fois pour toutes qu’il connaît la langue et les moeurs de ce pays aussi bien que les autochtones eux-mêmes. N’a-t-il pas lu tout Maupassant et Proust dans le texte ? N’a-t-il pas en vérité traduit une anthologie de la poésie française et ne place-t-il pas en exergue de ses propres vers quelque brève citation de Rimbaud ou de Valéry ?
Et maintenant, en avant toute ! Il doit tout d’abord adapter son apparence extérieure à cette culture étrangère et soigner sa mise. Après cela, il sera temps de se tremper dans Paris.
Le soir même, arrivèrent à l’hôtel plusieurs grands paquets, adressés par un tailleur au nom de Monsieur Plaménov. Ils contenaient un superbe costume anglais, un smoking, un pardessus et, plus généralement, tout ce qui est nécessaire à un client de l’hôtel des Américains. Sur la table de nuit traînent deux prospectus d’ " Autocar-Service " : Paris en trois jours et Paris-nuit.
Vêtu d’un pyjama de soie bigarré comme une queue de paon, rasé, coiffé, baigné et manucuré, Valérian Plaménov éteint la lampe surmontée d’un abat-jour futuriste, sourit et sombre dans un profond sommeil sans rêves au milieu du grondement sourd de la ville noctambule.

*

Trois heures de l’après-midi. La ville se liquéfie sous les rayons ardents d’un soleil insensé. Les énormes immeubles, toutes les paupières de leurs volets baissées, gémissent d’impuissance. Les vieux platanes, poussiéreux et rabougris, jettent des ombres bleues sur le trottoir. Les lointains étincellent comme du verre brisé. De temps à autre, pareils à des insectes verts paresseux, arrivent en rampant des autobus qui poussent un soupir las avant de disparaître au tournant.
A cette heure où seule l’haleine des édifices chauffés à blanc souffle sur les boulevards déserts, où, sous les parasols des cafés, les rares clients essuient leurs visages en sueur tout en buvant de la citronnade glacée, où les midinettes, habillées de vêtements transparents sous lesquels se dessinent leurs membres frêles, se précipitent vers les bouches réfrigérées du métro, une poche de glace à la main, à cette même heure, un flambant véhicule de la Compagnie des Autocars de Paris vogue sur l’avenue de l’Opéra en direction du Palais-Royal et de la rive gauche.
Confortablement assises dans les sièges en cuir et alignées telles les friandises assorties d’une bonbonnière de Félix Potin, trente personnes jouissent en silence du spectacle des rues et des places de Paris.
" Ladies and gentlemen !...Meine Damen und Herren !...Mesdames et Messieurs ! Regardez par ici ce monument historique... ". Alors, comme sur un ordre, toutes les têtes, les lorgnettes et les jumelles se tournent dans la direction en question et des exclamations fusent :
" Oh yes !... colossal !...o, Ja !... "
Ce sont les martyrs du tourisme, du régime sec, les maniaques de la photo d’amateur ou de collection. Ils ont parcouru des milliers de kilomètres, ils ont même traversé des océans pour parvenir jusqu’ici, munis de jumelles, de kodaks, de Baedeker, un stylo dans la poche extérieure, un carnet de Traveller’s check dans la poche intérieure. Et, une fois sur place, des agences de tous poils leur proposent un large choix de promenades, d’attractions et d’aventures : " Paris en trois jours " pour les plus occupés, " Paris en sept jours " pour les autres. Le soir venu, de silencieux autocars " Paris by night " les mènent vers les quartiers mystérieux de la ville mystérieuse où, après avoir absorbé mille et une boissons différentes, ils s’enfoncent dans le pays paradisiaque où l’abstinence n’existe pas, où, dans des bouges souterrains, des apaches à casquette et des femmes à écharpe rouge se transpercent chaque soir " oh yes ! " - à coups de véritables couteaux munis de lames courbes, aux sons d’un harmonica en folie et sous les sifflets de l’assistance.

*

Ils se promènent ainsi - victimes résignées du " Thomas Cook & Son " - le visage figé en un rictus d’idiot du village et rapporteront dans leurs valises des tours Eiffel miniatures, des chimères en plâtre, des statuettes en faïence à l’effigie des beautés dénudées des Folies-Bergères et des poudres " Houbigan " comme autant d’authentiques preuves de cette invasion qui leur permit de connaître en profondeur la France et les Français - " oh, yes !... oh, yes ! "...
Mais nous avons quelque peu battu la campagne et complètement perdu de vue l’essentiel de notre histoire. Laissons d’ailleurs les aventures de ces braves gens en pâture aux romanciers d’outre-Atlantique et revenons-en sans plus tarder à notre héros.
Le voilà, au deuxième rang sur la droite du grand autocar qui, à cet instant, emprunte l’avenue Victoria vers la place de l’hôtel de Ville. Au premier rang se trouvent un jeune pasteur méthodiste et deux couples légitimes du Kentucky qui célèbrent leurs noces d’argent par ce voyage dans le Vieux Monde. Près de Valérian Plaménov est assise une petite Miss, parée de perles, qui promène son fils de vingt ans - Jimmy - rose comme un goret et costaud comme un boxeur, tout en riant et jacassant entre ses dents avec ses voisines de gauche, deux dactylos du roi du jambon de Chicago coiffées de billy-duffs. Les deux sièges arrières sont occupés par une bande haute en couleurs de touristes allemands à lunettes de corne jaune et, au dernier rang, sourit énigmatiquement, comme un mystérieux oiseau exotique, le visage pâle d’un japonais vêtu d’un complet noir au col d’une blancheur aveuglante. Quatre individus de nationalité indéfinissable, basanés et moustachus, complètent le tableau.
Le véhicule vogue sans bruit sous le soleil, s’immobilise un instant ça et là, le tuyau nasille invariablement " Ladies and Gentlemen... ".
Ils passent ainsi près de Notre-Dame, traversent l’île de la Cité, tournent vers la place de la Bastille puis dévalent le fleuve en direction de la Mosquée et s’arrêtent un peu plus longuement au Jardin des Plantes. Quelques instants plus tard, cramoisis et haletants, ils se ruent dans le plus proche café et s’effondrent autour des tables. Des bouchons de champagne sautent pour les Américains, les Allemands sirotent de la bière et écrivent dans leurs agendas, le petit Japonais avale un café glacé et Valérian Plaménov commande une orangeade. Mais, dehors, le cornet acoustique bat le rappel ; le monsieur galonné, une montre à la main, ouvre la portière de l’autocar, les installe à leur siège, se place à nouveau près du chauffeur et donne le signal du départ.

*

La voiture bleue flotte, telle un fantôme insaisissable, sur l’océan en fusion de la ville infinie. Elle apparaît près du Panthéon après avoir longé à toute allure le Jardin du Luxembourg et, un instant plus tard, s’arrête devant le tombeau de Napoléon. On la voit sous les arches de la Tour Eiffel. On la voit descendre vers le Trocadéro. Elle passe le cimetière de Passy puis suit les quais. Sur le fleuve, la réverbération est éblouissante, une odeur de vase se répand, depuis les bains en plein air arrivent des cris joyeux et des rires. Quelques minutes plus tard, l’autocar s’arrête devant l’entrée principale du Louvre. Dans les salles silencieuses de l’immense édifice règnent la fraîcheur et une lumière douce. A cette heure, les visiteurs restent assis sur les canapés et contemplent les tableaux sans mot dire. Soudain, dans le lointain, se fait entendre de plus en plus nettement un piétinement que l’on dirait annonciateur d’une proche invasion. Le parquet crépite sous d’innombrables pieds et, brusquement, à la manière d’un troupeau, débouchent les passagers de la voiture bleue. Ils passent, presque en courant, de salle en salle. L’homme au cornet énumère sans reprendre son souffle quantité de peintres et d’oeuvres, désignant du doigt les immenses toiles accrochées sur les deux côtés. Les têtes se tournent, soit à droite, soit à gauche, sans que les regards ne quittent la bouche du guide pour s’efforcer de saisir ses paroles. Certains s’attardent et le guide rebrousse alors chemin pour les ramener au bercail et passer plus loin.
Valérian Plaménov va parmi les autres, abattu et taciturne. Il n’entend plus rien, ne comprend plus rien. Tout vacille et s’embrouille devant ses yeux : statues, médaillons, tableaux un brouillard rose. Brusquement, il s’arrête, l’air stupéfait, devant un tableau d’apparence quelconque apparu sur sa droite. Le troupeau, dont le piétinement ébranle déjà une autre salle, poursuit sa marche en avant tandis qu’il reste cloué sur place. Il ne peut détacher son regard de ce visage qui semble le regarder droit dans les yeux au-dessus d’un large col en dentelle et de ces mains jointes si singulières, semblables à des lys. Hors d’haleine, il s’approche d’un gardien qui lui répond tranquillement :
"C’est le portrait d’Anne d’Autriche peint par Rubens."
"Anne d’Autriche !"
Mais il connaît ce tendre ovale, ces yeux en amande, ce sont ceux du cadre doré sur sa table ! Seigneur Jésus ! Est-ce une hallucination ou a-t-il perdu la raison ? Anne d’Autriche !
Cependant, l’homme au cornet apparaît au fond de la salle, l’air renfrogné, et Valérian Plaménov, complètement déconcerté, rejoint les autres en courant.

*

La voiture bleue est maintenant sur la place Vendôme. Elle s’arrête conformément à l’horaire...trois minutes ! Et le guide explique :
" ... Une des places les plus monumentales et les plus aristocratiques de Paris... là, en face de vous, se trouvent les magasins des plus grands parfumeurs : Guerlain, Chanel, Coty. Au milieu, la colonne Vendôme, bâtie en l’honneur de la Grande Armée avec mille deux cents canons pris à l’ennemi... au sommet, la statue de l’Empereur... "
Les têtes se tournent, les jumelles se braquent à la verticale, les Kodaks se déclenchent et la petite dactylo, assise au bout du rang, crie avec enthousiasme à son amie :
"Oh Maud, regarde, regarde là-haut, au sommet de la colonne, c’est la statue de Mister Coty, l’Empereur des parfums..."
Et elle sort de son sac à main un tube de rouge à lèvres carmin... La voiture dévale vers l’obélisque de la Concorde. Sous les rayons déclinants du soleil, les grands jets d’eau renvoient mille feux. En face, brillent les chevaux d’or du pont Alexandre III. Un bourdonnement ininterrompu flotte au-dessus de l’immense place : deux interminables files d’automobiles glissent avec indifférence de part et d’autre de l’obélisque.
"Ladies and Gentlemen !... Meine Damen und Herren !... Mesdames et Messieurs ! Voici l’illustre obélisque de Louxor, déterré dans le désert égyptien et transporté au coeur de la France... remarquez les hiéroglyphes qui y sont inscrits, taillés il y a 3.000 ans..."
Les tritons et les nymphes, ruisselants et luisants, émergent des bassins et sourient aux gens qui commencent déjà à haleter.
Les Allemands prennent des notes dans leurs agendas, le pasteur approuve chaque phrase avec un doux sourire et, pendant ce temps, Jimmy, toujours aussi rose, saute du car, sort de sa poche un mètre métallique et entreprend de mesurer la base du monument. Il mesure, note, mesure à nouveau, renote, hoche la tête en souriant et remonte dans le car. Ses compagnons le considèrent avec curiosité. Il se tourne vers les deux dactylos et déclare solennellement :
"Vous allez voir, Miss, dans un mois, à Charleston, Virginia, je ferai ériger un obélisque de béton en tous points semblable. Pourquoi n’y aurait-il de pareils monuments qu’à Paris ?"
Les filles applaudissent avec enthousiasme et la mère pose affectueusement sa main sur le genou du géant aux anges :
"Oh, my boy, my boy !..."
Le car remonte déjà les Champs-Elysées. Devant, derrière, en face, tout autour, passent en trombe des taxis, des autobus, des voitures de luxe, lancés à des allures folles, liés entre eux comme les deux chaînes d’une monstrueuse machine courant sans répit dans les deux sens. Le soleil se couche et, sur le fond du ciel rouge sang, l’Arc élève sa masse sombre et grandiose. Sous sa large voûte règne une quasi obscurité. D’un trou situé juste au milieu des plaques qui pavent le sol sortent des flammèches, vives et dansantes telles des fleurs de feu poussées du sein même de la terre. Quelques fleurs fraîches et quelques couronnes à demi fanées, ornées de rubans, entourent la veilleuse éternelle du Soldat Inconnu. Un gendarme s’est abrité contre le mur. Une vieille dame en deuil dépose un bouquet et se redresse lentement.
Les voyageurs de l’autocar bleu entrent sous la voûte, têtes nues et admiratifs. Le pasteur ouvre la marche. Il ouvre un petit livret, lit rapidement une prière puis se retourne vers les deux couples du Kentucky et, désignant des yeux la dame en deuil, leur dit sur un ton confidentiel :
" C’est certainement la mère du Soldat Inconnu. Nous devrions lui faire nos condoléances."
Et tous les cinq s’approchent de la femme, lui serrent la main pour exprimer leur compassion et la consolent : tout de même, elle doit être bien fière d’avoir enfanté un fils qui repose en un endroit si célèbre " Oh, yes ! " au-dessous de cet arc bâti par les Césars romains...
Et, contents d’eux, le visage empreint de solennité, ils se rassoient dans le car qui tourne lentement au milieu des vertigineux remous nocturnes du carrefour de l’Etoile.

*

Cette journée ne prendra-t-elle donc jamais fin ? Valérian Plaménov tourne la tête et voit le garçon incliné qui lui répète :
"On vous appelle, Monsieur."
Devant le garçon, un autre homme avec un chapeau à galon s’incline à son tour en souriant :
" Monsieur est prêt ? Nous partons."
Le poète ne comprend toujours pas. Il vient tout juste de dîner, le Cointreau lui pique encore agréablement la langue. Une douce fatigue l’écrase dans son fauteuil en cuir, il rêve de se retrouver au lit. Sans réfléchir, il se lève de la petite table, allume une nouvelle cigarette, suit l’homme et, arrivé sur le seuil de l’hôtel, il réalise enfin. Devant la porte d’entrée est garé un autocar noir avec un petit écriteau " Paris by night " . Tout le monde est à l’intérieur et attend. Il pousse un soupir résigné et monte. Le car démarre aussitôt.
La fraîcheur de la nuit sur ses tempes dissipe la fatigue. Les rues sont emplies d’un grondement assourdi et, dans l’obscurité, au-dessus des rubans luisants de l’asphalte, brillent, s’éteignent, se rallument, se poursuivent et tourbillonnent par milliers les feux multicolores des enseignes publicitaires.
Le car descend en silence de vastes boulevards éclairés puis plonge dans la pénombre d’allées ombragées, traverse des ruelles désertes et débouche à nouveau sur des carrefours bruyants. Ils s’arrêtent au " Lunapark " , grimpent sur les montagnes russes et " La chenille " , rient à perdre haleine devant les miroirs déformants, se jettent dans " La cataracte " . Puis ils partent pour Montmartre. Ils passent par la Place de Clichy, près du Chat Noir et des Deux Anes, s’arrêtent un instant devant les ailes rubis du Moulin Rouge, éblouis par les lumières de Pigalle et des cabarets russes avec leurs Cosaques debouts à l’entrée. Ils visitent au passage l’auberge délabrée de la Mère Catherine et ses petits rideaux à carreaux rouges et blancs où tout le public les accueille avec des cris, des chansons et des carafes remplis de vin de Cassis. Ensuite, ils descendent lentement jusqu’au Sacré-Coeur.
Insensiblement, le bruit, les lumières et le brouhaha s’éteignent, noyés dans la profonde obscurité qui les entoure. Au-dessus d’eux, brille le front de la basilique blanche comme une étoile dans le ciel sombre. En contrebas, tel un port à l’infini, scintillent les feux de la ville immense et une sourde rumeur vibre dans l’air immobile. Au loin, presque au bout de l’horizon, la Tour Eiffel s’allume et s’éteint régulièrement comme un phare inscrivant dans la nuit noire les lettres enflammées : Ci-tro-ën... Ci-tro-ën...
Ils redescendent vers minuit.
Maintenant le car part pour la rive gauche, vers les mystérieux repaires des Apaches et l’illustre taverne de Robespierre près des quais du Quartier Latin. Les rues sont calmes et luisent comme de noirs miroirs. Le car passe prés des magasins endormis du Printemps et leurs poupées de cire expressionnistes en vitrine, puis en trombe devant l’Opéra baigné de la lumière mystique des rideaux mauves et, quelques minutes plus tard, quitte la place Saint-Michel pour s’engager dans l’étroite ruelle Saint-Séverin jusqu’à une taverne à l’éclairage tamisé. A l’intérieur sanglote un harmonica, un homme en bras de chemise apparaît à la porte :
"Entrez, Messieurs, entrez ! C’est la taverne historique des Jacobins. Vous verrez les taches de sang sur les murs et le billot sur lequel on a saigné les Girondins..."
L’homme au cornet rassemble le groupe et tous entrent. Seul Valérian Plaménov reste dehors. Il ressent une fatigue mortelle, sa tête tourne, ni le sang ni les Jacobins ne lui disent grand chose. Il monte dans le premier taxi et retourne à l’hôtel, tombant à moitié de sommeil.

*

Il est plus de onze heures. Ce soir encore, Black n’est pas venu. Assis à la terrasse près de l’entrée de La Rotonde, Valérian Plaménov scrute le visage des passants. Que s’est-il passé avec l’homme magnétique ? Un léger frisson d’inquiétude parcourt le poète comme s’il se voyait soudain abandonné et menacé par des milliers de dangers inconnus. Cela fait trois soirs de suite qu’il attend ici, conformément aux indications de " celui qui veille ", mais le grand Américain rougeaud ne se montre pas. La foule s’agite, gaie, colorée, cosmopolite. En face, La Coupole et Le Dôme jettent des lueurs orangées et bleutées. Que fait donc Valérian Plaménov au milieu de cet océan de gens étrangers et inconnus, dans cette ville immense, mystérieuse et sournoise, seul, avec ce verre vide devant lui ? Qu’en est-il du voleur inconnu sur la piste duquel Tommy Black l’a attiré ? Mais peut-être n’a-t-il vu tout cela qu’en rêve et se trouve-t-il à la fois prisonnier et personnage principal d’une étrange fata morgana ?
Il tâte dans sa poche le passeport, le carnet de chèques, regarde ses ongles soigneusement taillés, un paquet de cigarettes Turmac et comprend qu’il ne s’agit pas d’un rêve et qu’autour de lui bouillonne le Paris nocturne. D’ailleurs, qu’a-t-il besoin de ce détective bizarre et de toute cette histoire où il l’a entraîné ? En quoi est-ce que l’intéressent ce mystérieux voleur et ce coeur stupide dont il ne ressent même plus l’absence ? Existe-t-il quelque chose de plus délicieux et de plus intense que d’être jeune, libre et à son aise dans cette ville unique dont toutes les beautés secrètes n’attendent que son bon plaisir ?
Il commande un quatrième verre de Cassis glacé et balaye la salle du regard. Les miroirs reflètent des milliers de têtes, une dame, décolletée jusqu’aux reins, monte vers le dancing à l’étage supérieur. Des vendeurs de dattes et de noisettes passent. Non loin de lui, un jeune homme au teint blême et aux cheveux longs dessine le profil de notre héros et le lui présente cinq minutes plus tard. Valérian Plaménov lui jette négligemment cinquante francs et examine l’esquisse en fronçant les sourcils. A cet instant, il sent une poitrine tendre et chaude contre son épaule. Un nuage de parfum l’entoure et une voix chantante laisse tomber dans son oreille :
"Est-ce que cette chaise est libre, Monsieur ?"
Le poète lève les yeux et ne peut s’empêcher de répondre :
"Non, j’attends quelqu’un, Madame."
Il s’en mord aussitôt les lèvres. A la table voisine, un homme invite la dame à s’asseoir. Maintenant Valérian Plaménov voit un visage hâlé, couvert de poudre ocre, un front haut, des cheveux au henné coiffés en arrière, des yeux noirs où dansent de petites flammes sournoises, une bouche perverse et attirante au-delà de toute expression, billet rouge foncé, et une main nue qui frappe doucement une cigarette sur la table. Les yeux sont braqués sur lui d’un air railleur et insolent. Agacé, il se détourne, demande l’addition et se lève. Un chaud frisson court sur ses reins. La rue, les terrasses, les salles retentissent de rires et de propos galants. Des couples enlacés sortent du métro et s’embrassent au coin des rues. Du premier étage dévalent des cascades de musique langoureuse et sensuelle. La nuit palpite dans une débauche de chair jeune, vive et douce. Des femmes, des femmes, des femmes, magnifiques et à portée de la main. Dans cette nuit d’été parisienne, il demeure solitaire.
Il hausse nerveusement les épaules et part au hasard, sans direction précise, décidé à s’en remettre à la bonne fortune. Dans un coin obscur, un aveugle somnole avec son chien dans l’ombre d’un grand immeuble. Il met deux francs dans la casquette posée à terre et s’éloigne. Plus loin, un individu coiffé d’un chapeau melon s’approche de lui, allume une cigarette et lui demande :
"Vous êtes étranger ?
Oui.
Peut-être que cela vous intéresse ?" et il montre sous son pardessus un lot de photographies pornographiques déployées en éventail. Plaménov hoche la tête et fait mine de s’éloigner.
Mais l’homme continue :
"Ou bien les mystères de Paris ? Une nuit chez Messaline ? Ou bien les Jardins d’Astarté ? Ou peut-être le Bateau des Rêves ?
Le Bateau des rêves !
Comment, vous n’en avez jamais entendu parler ? Oh, mon cher Monsieur, c’est la suprême béatitude, l’union de l’homme avec Dieu, le rêve qui devient réalité ! Rappelez-vous les paradis artificiels de Charles Baudelaire ! Oh, je vous en prie, je vous en prie, suivez-moi Monsieur !" Peut-être notre héros se serait-il une nouvelle fois éloigné avec indifférence, comme il l’avait fait bien souvent par le passé, de l’imprévu que la Providence plaçait sur son chemin. Peut-être que s’il avait poursuivi sa route, la chance - cet oiseau au plumage multicolore et changeant - aurait-elle réservé une autre surprise, plus inattendue et plus passionnante, un véritable tournant de son existence. Mais les voies du Destin sont impénétrables, comme l’on dit généralement en pareil cas. Voilà pourquoi notre poète, entendant le nom de Baudelaire en cette heure parisienne tardive, décide subitement qu’il s’agit d’un bon augure. Et il suit l’inconnu qui le mène silencieusement par des rues sans fin, étroites et obscures vers l’incertain...

*

Le petit homme en kimono, au visage parcheminé et aux yeux bridés, ouvre une porte au fond du couloir et l’introduit. La pièce est spacieuse et enfumée, tapissée de couleurs sombres, décorée de lourds rideaux et d’un tapis bariolé. Un éclairage invisible diffuse une lumière discrète sur quelques ottomanes et de volumineux fauteuils anglais rangés le long des murs. Sur une table placée au centre de la salle brûle, tel un feu alchimique, la flamme bleue d’une petite lampe.
Deux hommes sont allongés sur des ottomanes, un troisième s’est installé dans un fauteuil, la tête rejetée en arrière, les yeux vitreux à demi-clos. Le silence enveloppe les choses et les gens. Pas un bruit n’arrive d’au-dehors. De temps à autre, un son étouffé, un gémissement plutôt qu’un soupir, se fait entendre du côté des trois personnes taciturnes.
L’homme au kimono, à la démarche souple et silencieuse, désigne un fauteuil vide à Plaménov, ouvre un coffret noir incrusté d’arabesques et embroche sur une grosse aiguille un fragment d’une substance inidentifiable. Puis il prend une autre aiguille sur la table et approche de la flamme bleue le morceau embroché. Un léger grésillement emplit la pièce. L’homme ôte le fragment de l’aiguille et le pétrit jusqu’à lui donner la forme d’une bille grosse comme une lentille qu’il fourre dans sa pipe. Et, s’inclinant, le vague sourire d’une idole sur le visage, il tend la pipe au nouveau venu et dit :
"V’la, Missi..."
Valérian Plaménov aspire profondément la première pipe du Bateau des rêves. Un panache de fumée flotte dans l’air, grandit lentement et le capture tout entier dans son odeur forte et âpre. La fumée stagne longuement et tend autour de lui un voile gris transparent. Peu à peu apparaissent d’autres volutes, l’odeur devient plus dense, un poids vient peser sur la poitrine du jeune homme, de légers spasmes contractent son estomac - mais soudain la sensation se dissipe et, devant lui, les objets et les murs de la chambre s’éloignent sans bruit et se perdent finalement dans un lointain bleuté. Alors, des quatre coins de l’horizon, surgissent, en une chorégraphie rythmique, d’étranges ondes saupoudrées de millions d’étincelles argentées, chacune résonnant d’une manière indiciblement calme et suave comme une comptine en sourdine. Elles s’approchent, s’unissent, se raidissent, emplissent l’espace et se balancent en cadence, légères comme les vagues sonores d’un océan aérien qui aurait submergé l’univers entier. La tête appuyée contre le fauteuil, Valérian Plaménov sent par tous ses pores l’éclat magique qui illumine son être entier. Son corps, devenu immatériel, se décontracte, porté par des ailes invisibles. Il est seul dans ce monde neuf et merveilleux qui n’existe que pour lui et en éprouve une béatitude inexprimable. Un rayonnement inconnu transforme tout. Il baigne maintenant dans la transparence mélodieuse de cieux d’un vert jamais vu. D’énormes nuages oranges, bleus, violets et écarlates, passent au travers de lui, tintent, s’éloignent, reviennent, s’épanouissent comme des fleurs gigantesques et se fondent en ondes nacrées.
Une musique radieuse, toujours aussi lointaine, ruisselle au long de fils invisibles parmi ces ondes qui naissent à la même source que les couleurs magiques. Mais l’éclat et le doux tintement s’évanouissent et se noient dans une brume jaunâtre. Dans le crépuscule, les contours un peu flous des murs et des trottoirs d’une rue vaguement familière tremblent doucement. Au coin, l’on entrevoit la tendre silhouette d’une jeune fille qui le regarde de ses yeux splendides, uniques au monde. Il bruine légèrement et, dans l’obscurité humide, les calmes yeux en amande de la jeune fille se détachent plus nettement encore dans le visage pâle. Oh, l’image dans le cadre doré - et leur première rencontre fatale en cette lointaine soirée d’automne. L’amertume et une joie tumultueuse emplissent simultanément son coeur, il pousse un gémissement et tend les bras pour retenir la vision qui s’évapore dans le brouillard jaune. L’homme au kimono place une seconde pipe dans la main du jeune homme.

*

Quand Valérian Plaménov rouvre les yeux, il n’y a plus personne dans la pièce. L’aurore perle au travers des rideaux. Une terrible fatigue écrase tout son corps. Son front est pris dans un étau, ses jambes ne lui obéissent plus. Le taxi glisse par les rues désertes en cette heure matinale. Dans les caniveaux courent de petits ruisseaux, les premières lampes s’allument dans les cafés, des ouvriers, un paquet sous le bras, se pressent vers les portes du métro.
Les couloirs du grand hôtel sont obscurs et silencieux. Il parvient tant bien que mal à se déshabiller, se laisse tomber sur son lit et ferme les yeux. Mais il ne peut s’endormir. Devant lui grandissent les tours de Notre-Dame qu’escalade bientôt la Mosquée jusqu’à leur sommet. Elles commencent à tourner lentement, lui font une révérence, disparaissent, réapparaissent et, subitement, prennent la forme du tombeau de Napoléon. De part et d’autre de la porte d’entrée sont dressés d’innombrables miroirs déformants de tous les modèles possibles où se reflètent des milliers de visages défigurés par d’atroces grimaces. Sur les larges marches, un flamand rose du Jardin des plantes claque du bec et crie : " Anne d’Autriche !... Anne d’Autriche !.. " , au même instant, dressée sur trois pieds, pourvue d’un visage humain et d’une pipe, passe la Tour Eiffel qui enchaîne rapidement quelques pas d’une danse grotesque, passe, revient, repasse, revient à nouveau et lance au ciel des salves de feu : Ci-tro-ën...Ci-tro-ën...
Tout s’engloutit ensuite au plus profond de la terre et ne demeure qu’une épaisse pénombre où s’éteignent les sons et les lumières.
Tard dans la soirée, un garçon d’étage réveille le jeune homme pour lui remettre ce télégramme :
" Attendez 29 juin Venise Lido Hôtel Excelsior. "
Black.

*

Notre héros attendit quelques jours le mystérieux représentant de l’agence américaine. Il se promena sur les canaux, resta allongé sur le sable de la plage parmi les rois de la conserve et les acteurs venus d’outre-Atlantique, se fit photographier sur la place Saint-Marc au milieu des colombes, mangea des spaghettis au parmesan. Le quatrième jour arriva un nouveau télégramme :
" Trace à nouveau perdue. Point. Attendez à Sofia. Point. "
Black.

P.-S.

Konstantin Konstantinov (1890-1970) et Svétoslav Minkov (1902-1966) sont deux des plus importants écrivains bulgares du XXe siècle. Le coeur dans la boîte en carton (1943) est le seul roman bulgare écrit à deux mains. La première parution en français de ce roman a été proposée par les éditions L’Esprit des Péninsules en 1994 (traduction de Kracimir Kavaldjiev et Eric Naulleau).

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