Il faut bien comprendre que la dernière fiction de Martin Scorsese fait partie de ces quelques films essentiels qui risquent de dessiner les contours du cinéma de demain. Avec The Brown Bunny, Redacted et Les Herbes Folles, Shutter Island semble interroger le cinéma sur ce qu’il donne à voir, et par la même occasion le spectateur sur ce qu’il voit. Le cinéma, jusqu’alors consistait principalement en une formule d’une simplicité enfantine : voir = croire.
Certains films amorçaient déjà une réserve sur cette formule ; le plus notable d’entre eux était L’Homme qui tua Liberty Valance de Ford, puisqu’il prétendait montrer la réalité et non pas la légende... Ainsi, Liberty Valance n’était pas tué par un homme simple, mais par un tireur expérimenté.
Question de point de vue. Dès 1962, et peut-être bien avant, le cinéma s’attachait à se détacher du point de vue unique offert par la caméra-vérité afin de donner une plus grande ampleur au récit et à ses personnages. L’exemple mythique ne date pas de 1962, mais de 1941, avec Citizen Kane, qui tentait de déchiffrer la complexité d’un homme, Charles Foster Kane, avec sa dernière parole prononcée avant de mourir. Le personnage de Thompson n’obtenait pas la clé de l’énigme Kane, mais le spectateur, grâce à la caméra baladeuse, pouvait comprendre le grand drame du milliardaire malheureux avec le plan final sur le traîneau... La caméra baladeuse, qui était durant les deux heures du film et les milliers d’heures qui constituaient jusqu’alors le cinéma, devient caméra-vérité avec ce plan final. Pourtant, Citizen Kane est davantage reconnu aujourd’hui comme un film qui a su complexifier le récit cinématographique que comme une oeuvre ayant su détacher le point de vue du spectateur à celui du personnage principal. Cette voie ne fut pas suivie par tous (rappelons-nous de La Dame du Lac, qui offrait au spectateur le seul point de vue d’un personnage grâce à une "caméra subjective", mais finalement totalement neutre), mais Welles a su insuffler à son art une complexité qui a su et pu le rendre "sérieux", ne cherchant pas forcément à créer de l’émotion mais de la réflexion.
Aujourd’hui encore, Orson Welles est une source pour de nombreux cinéastes dont Scorsese. Avec Shutter Island, il affirme s’inspirer du Procès, réalisé la même année que le film de Ford. Néanmoins, la thématique de l’enfermement n’a jamais été aussi poussée que dans le film de Scorsese ; à la fois diégétique et extra-diégétique, l’enfermement se répand comme une véritable maladie faisant vite oublier la première séquence, l’une des seules à présenter un "horizon"... Le bateau conduisant les deux marshalls ne peut faire marche arrière et le spectateur, la caméra et les personnages arrivent inexorablement vers un endroit dont on ne peut réchapper. Cette thématique est bien évidemment au coeur de l’intrigue (ou plutôt des deux intrigues du film, symptôme du cinéma moderne, héritage de "l’aventure" d’Antonioni), mais aussi et évidemment au coeur même de l’esprit tourmenté du spectateur à la fin de la projection, totalement déboussolé par le retournement final, qui vaut à l’oeuvre une seconde lecture s’avérant obligatoire. Car en effet, comment interpréter le film ? Comment le ressentir lorsque le spectateur se sent trahi par une mise en scène (celle des personnages ou du "metteur en scène" Scorsese) ? Le spectateur ne sait plus ce qu’il faut croire et vit alors une crise spectatorielle voire identitaire. Beaucoup de questions l’assaillent, tout est relativisé, l’histoire est retournée dans tous les sens, le film est remonté en un temps record grâce à des débats palpitants mais une réponse peut être trouvée par chacun et pour chacun en choisissant de s’enfermer à nouveau dans une salle de cinéma et sur l’île folle pour mieux en ressortir, satisfait et lucide, comme Teddy Daniels dans l’avant-dernier plan du film.
Il n’y a effectivement pas de réponse officielle aux probables interrogations qui naîtront avec la révélation finale comme il y en eut une avec la dernière séquence de Taxi Driver... Travis Bickle était un monstre... La reconnaissance de la société pouvait brouiller les pistes, mais l’acte de barbarie dont il fait preuve dans le dénouement du film est condamné avec le regard final dans le rétroviseur, faisant même fausser l’élégante partition de Bernard Herrmann... Ainsi que l’écrivait (ou plutôt le suggérait) Michael Henry "hors champ" dans le titre de son excellent article paru dans Positif, Qui veut faire l’ange... (fait la bête). Ce qui paraissait acquis en 1976 ne l’est plus en 2010. On ne peut plus juger quelqu’un sur ses actes car même s’ils sont montrés, sont-ils vrais ? La fameuse formule "voir = croire" ne marche plus avec Shutter Island, à cause de certitudes mises en place dès le premier acte de l’intrigue, celui de la présentation des personnages, du lieu et des enjeux... Le spectateur prend connaissance de deux marshalls, d’un asile psychiatrique et d’une disparue. Le miracle scorsésien vient de notre regard qui, à la deuxième projection de la même oeuvre, sera totalement orienté vers une hypothèse qui rejette catégoriquement ces mêmes "certitudes". Cette capacité du spectateur à se remettre absolument en cause semble être l’un des traits du cinéma de demain... De même que l’intrigue des Herbes Folles, le doute est probable quant à ce qui nous est raconté... Alors que chez Resnais le doute ne restait qu’hypothétique et finalement démenti (l’histoire ramenait le spectateur au parking dans lequel Georges Palet venait de trouver le portefeuille, source de toutes les actions entreprises dans l’histoire), Scorsese rend le doute non pas probable mais existant. Ce miracle d’un réalisateur capable de rendre vrai et palpable ce qui est au départ faux puisqu’inexistant est tout simplement la marque d’un film important pour l’histoire du cinéma.
Le cinéma moderne ne consiste plus à savoir comment raconter une histoire mais à savoir si l’on peut croire au récit énoncé. Remettre en cause ce qui nous est montré dans un film (point de vue du réalisateur, le Créateur) pourrait apparemment revenir à remettre en cause l’existence de Dieu (le Créateur). Le réalisateur, une fois invisible resterait vivant grâce à ses films, et Dieu, invisible, resterait vivant grâce à l’humanité qu’il aurait faite... Ainsi, renoncer à croire à ce que l’on voit serait une forme d’athéisme cinématographique. Cette vision, partagée dans un premier temps, est en réalité un sophisme car elle revient à dire qu’il n’existe pas de réalisateur. Or, Scorsese existe derrière Robert Richardson et Thelma Schoonmaker... Il conserve son propre avis sur une histoire qui le dépasse mais reste maître de son récit. En ce sens, on ne peut que croire en Martin Scorsese, qui semble léguer ici, plus de quarante ans après The Big Shave, des clefs nouvelles aux cinéastes et aux spectateurs sur notre cinéma.