Assayas l’a répété dans de nombreux entretiens, la télévision permet aujourd’hui de produire ce que ne peut pas produire le cinéma. Pour Carlos, qui est sorti en salles dans une version de moins de trois heures (contre plus de cinq à la télévision), la polémique cannoise était mal venue... Alors que les séries télévisuelles inondent le grand écran (songez à Sex and the City 1 et 2, la future adaptation de 24 Heures Chrono, l’infect Chapeau melon et bottes de cuir, Charlie’s Angels, Starsky et Hutch, Miami Vice, X-Files, Les Brigades du Tigre, L’Agence Tous Risques, mais aussi l’excellent Mission : Impossible de De Palma), une série devient l’objet d’une polémique dans un festival de cinéma, alors qu’elle ne bénéficiera que d’une seule saison, et ne deviendra pas une franchise. Elle reste tout au plus un téléfilm. Mais le réalisateur, au tout début du premier épisode, insiste et fait répéter le mot « film » trois fois pour présenter son œuvre et rappeler la part de fiction du long-métrage (obligation regrettable, syndrome des films aux sujets sensibles et historiques et des réalisateurs consciencieux) … Pour bien comprendre le ridicule de la polémique, il faut considérer le cinéma comme de l’anticinéma par rapport à la télévision, au même titre que Godard voyait le court-métrage comme de l’anticinéma par rapport au long-métrage[1]. Ou plutôt la durée cinématographique comme antinomique à un sujet si large. Ainsi, traiter d’un terroriste qui aura incarné les interrogations et les actions politiques de la seconde moitié du XXe siècle, du Japon à l’Allemagne, de Cuba à la Palestine, ne mérite pas la durée habituelle d’une œuvre cinématographique. Devant la densité du sujet, une densité de la pensée s’impose.
Au fil de ses trois parties, l’intérêt du film grandit autant que le personnage de Carlos et son interprète Edgar Ramirez. Toute la première partie semble converger vers un point de non-retour, un cliffhanger comme on dit pour les séries : la prise d’otages de l’OPEP à Vienne en 1975, son coup d’éclat politique, son coup d’éclat médiatique. Tout ce qui nous est montré illustre comment Carlos tente de devenir un homme et non plus un gamin, aux yeux de son chef, Wadie Haddad. Cette première partie veut le montrer téméraire mais discret, entreprenant mais discipliné, charismatique et efficace ; prêt à donner des ordres et à en recevoir. Le terroriste doit se différencier du gauchiste petit-bourgeois mais aussi du kamikaze. Ainsi, il comprendra son engagement et l’extrémisme de celui-ci.
L’engagement politique n’est pas l’unique exigence pour que Illich devienne Carlos, celui du 21 Décembre 1975. Il faut qu’il soit également une figure médiatique, un ennemi public reconnu. Après les trois meurtres de la rue Toullier, Illich vient voir une amie à son domicile, et lorsqu’elle lui demande ce qu’il se passe, il lui rétorque immédiatement : « Tu liras le journal ». Le lendemain, à l’aéroport, une autre amie le reconnaît avant qu’il ne quitte la France. Il se dirige alors vers la zone d’embarcation, le journal à la main, se retourne et offre le journal à son amie. « Match « Carlos » DST : 3-0 ». Tout ceci n’arrive pas aussi brutalement dans le film. Assayas prépare le spectateur comme Illich prépare la presse : par avertissements. Illich exécute ses actions terroristes dans des aéroports, chez des particuliers, dans les rues de Londres et de Paris. Pour souligner l’importance des médias dans le film, Assayas offre aux actualités d’époque un format 2.35. Les images de fiction et les images du réel sont ainsi au même niveau, au même format.
Si Illich n’est plus un soldat aux yeux de son chef Haddad, il admet qu’il est une star, un mythe médiatique. Son physique et son oisiveté ne lui permettent pas de diriger une opération qui aurait été commanditée par Saddam Hussein. Sa notoriété médiatique semble être garante de sa légitimité en tant que chef. Mais, pour asseoir cette notoriété, Illich ne devra pas être seulement dans une forme physique irréprochable, mais « incarner » sa cause. L’incarner par une image, par ses vêtements. Ainsi, plusieurs jours avant la prise d’otages de l’OPEP, il se « déguisera » en Che. Pour l’image. Ernesto Guevara et Illich Ramirez. Le Che et Carlos.
Le jour de la prise d’otages à Vienne, Carlos prend le tramway avec ses complices ; métamorphosé, son rendez-vous avec l’Histoire est inéluctable. Il sera développé dans la deuxième partie du film. La première s’achève par le même plan que celui qui ouvrira la seconde. La convergence vers ce moment décisif de la vie du personnage est évidente, et le traditionnel cliffhanger est ici plein de sens. Sans être une figure de style imposée, il est simplement évident, naturel. Mieux, il permet d’appuyer pour la première fois le point de vue du cinéaste, qui a désiré réaliser un film sur la politique et non pas un film politique[2]. Le thème de fond du film étant la Guerre Froide, Assayas appuie, par la répétition de deux plans (qui a ici une valeur équivalente à un fondu enchaîné), cette idée qu’il y a des rapports de force conséquents entre pays aux intérêts (financiers et pétroliers dans ce cas) divergents.
C’est ainsi que Carlos va mettre en scène le monde selon une conception très simpliste et radicale : les pays neutres, les pays amis et les ennemis de sa cause. Carlos semble alors tout puissant : il permet aux ministres de se lever, de se déplacer et permet ainsi la création de plans. Bien qu’ils soient inutiles dans l’absolu[3], ils permettent néanmoins de sectoriser les pays, en les rassurant sur leur sort (les pays amis au fond à gauche, les pays neutres al fonde izquierda et les pays ennemis au centre). Les pays dits ennemis (le Qatar, l’Iran, les Emirats et l’Arabie Saoudite) sont alignés tels des morts dans l’attente de l’exécution. Cette macabre mise en scène va néanmoins être rattrapée par le réel : les sirènes de la police autrichienne, à l’extérieur.
Carlos, personnage de fantasme, est rattrapé par la réalité. Lorsqu’il doit y faire face, c’est pour perdre. Alors qu’une secrétaire relit le communiqué[4] dicté par Carlos, l’un des terroristes, Angie, blessé et armé, s’effondre à terre. Ce plan n’est en aucun cas un faux plan ; il résume à lui seul la cause défendue par Carlos et son état. Blessé et fragile, Angie voudra rester alors que son état ne fait qu’empirer. Assayas mélange curieusement fiction et réel lors de la conférence de presse du chef d’Etat autrichien. L’image est en noir et blanc, abimée, au format 2.35 mais Bruno Kreisky[5] est représenté sous les traits d’un acteur. Le plan suivant, filmé par le cinéaste, montre un bus réclamé par les terroristes. Il subit le même traitement que le plan précédent mais se colorise progressivement. Cet effet du plus mauvais goût tente de lier la fiction au réel, ou plutôt le réel à la fiction. Il est ridicule de réduire les images du réel à un simple noir et blanc ou à une mauvaise qualité d’image. Cet exemple de « désaturation » de l’image en est l’illustration. Mais là encore, une fois dehors, Carlos se réapproprie un terrain du réel (la rue dans laquelle s’étaient massés les policiers) pour en faire un objet de fantasme auprès des médias. Devant eux, il va tirer en l’air en criant la célèbre phrase révolutionnaire Hasta la victoria siempre ! , avant de monter dans le bus qui le conduira à l’avion qu’il a réclamé, l’avion de toutes les désillusions.
Lorsqu’il décolle, il est filmé en noir et blanc (toujours ce style documentaire / documenteur, pour nous rappeler la véracité de l’événement mais aussi pour suggérer l’issue de cette opération, qui ne pourra pas être favorable à un homme qui fantasme sans prévoir le réel). Ce plan est entouré de deux désillusions pour Carlos : l’impossibilité pour le DC-9 (l’avion) d’arriver jusqu’à Bagdad, puis l’état de santé de son camarade Angie. Là encore, le terroriste semble fuir toute forme de rationalité en indiquant à un autre complice : tout va bien. Sur ce plan où il semble si seul, un ministre l’interpelle pour lui demander un autographe. Le mythe médiatique existe toujours, malgré les difficultés qui s’accumulent pour le soldat. L’Algérie, première destination des terroristes, souhaite négocier avec Carlos la libération de tous les otages. La seule issue non-violente, évidemment diplomatique, se trouve à Alger. L’avion atterrit, filmé en couleurs. Tout reste encore possible… Mais encore, Carlos ne prévoit pas, sa vision reste une vision de l’immédiat ; alors que son bras droit parle au futur[6], lui parle au présent[7]. Homme d’action mais pas homme de raison, Carlos se fait mauvais négociateur et scelle le destin de son opération, qui sera son échec.
Ainsi, une fois avoir libéré les otages non-arabes, l’avion redécolle pour Tripoli. La caméra est très éloignée, la focale est courte, l’avion est petit. Il ne représente plus rien. Pour se convaincre du contraire, Carlos consommera de la drogue, à l’abri des regards. Ce rideau, futilement fermé par ses soins, n’a aucune importance puisque personne ne le regarde. La Lybie exige simplement la libération de son ministre, et refuse de parler ou d’écouter les revendications. Les terroristes, sans moyens de pression, sans véritable appui politique, n’existent plus. Seul le ministre algérien des affaires étrangères de l’époque Abdelaziz Bouteflika accepte d’échanger avec Carlos, non pas par considération, mais par calcul diplomatique. Il tente d’impressionner le ministre en affirmant que ses cigares viennent de la réserve personnelle de Fidel Castro, nouvel apparat pour se donner une crédibilité déjà bien amochée. Bouteflika va cependant lui rappeler les faits et les issues possibles[8], qui n’offrent que de l’argent à la cause défendue. Ce qui était vu comme une insulte à l’OPEP est vu ici comme la seule issue possible pour ne pas mourir[9]. Le refus des pilotes de serrer la main au terroriste est une nouvelle humiliation qui donne au film un ton pesant et triste. Alors qu’il reste une vingtaine d’années au « Chacal » avant d’être arrêté, Assayas choisit de le montrer en pleine disgrâce politique. L’ambition de faire un film sur la politique est déjà honorée, alors qu’elle le sera encore plus dans la troisième et dernière partie du film.
En quittant l’Algérie dans un convoi spécial, Carlos est encore vu comme une star. Harangué et photographié par les journalistes, il pose avec son cigare et ses lunettes de soleil légèrement abaissées. Un échec de soldat se transforme en victoire médiatique, le terroriste étant toujours vivant après une mission suicide[10]. Soldat, il ne le sera plus. Durant un entrainement, il fait sauter trop tôt une bombe pour effrayer un autre soldat et s’amuser. Carlos est convoqué par son chef Haddad, qui le renvoie de son organisation suite au fiasco de la prise d’otages de l’OPEP. Isolé de ses camarades face à Haddad, il devient une cible, une matérialisation de la trahison et de la lâcheté. Ce choix de réalisation d’une séquence en trois plans d’espaces (l’espace d’Angie, Bonie et Brigitte, des terroristes amis de Carlos, l’espace de Haddad, le chef, et l’espace de Carlos, le banni) est simple, efficace, et prouve le détachement du personnage face aux exécutants. Désormais, il ne travaillera plus pour mais avec les pays concernés.
C’est donc en toute logique qu’il rencontrera le chef du KGB autour d’une table où sont conviés d’autres chefs terroristes parmi lesquels Haddad, malade. Moins par ses échecs que par sa notoriété, Carlos s’est hissé au même niveau que ceux pour lesquels il exécutait des missions. Il n’a plus besoin de se déguiser en homme d’action mais en homme de décisions, et troque donc son costume de Che (béret, barbe et cigare) pour revêtir celui d’un « homme important » (costume cravate). Mais son mentor le prévient : il aura du mal à trouver sa place. Le problème de Carlos dans le film est d’avoir toujours couru sans jamais s’être posé ou avoir regardé dans quelle direction il allait. Semblable à l’oiseau sans pattes cher à Wong Kar-Waï, il ne peut s’arrêter pour s’établir dans ce qu’il faut bien appeler un commerce (Haddad emploie le terme de business). Mais contrairement à cet oiseau, c’est cette constante mobilité qui causera sa perte.
Pour l’heure, Carlos fortifie son réseau et une image de chef. Il rappelle même inconsciemment Wadie Haddad lorsqu’il dit à une recrue : It is not you to judge if an operation is worth or not[11]. Par les informations obtenues par la Stasi, ses contacts avec le KGB et la Syrie, il est désormais couvert diplomatiquement, se rangeant du côté de l’URSS, dix ans avant sa dissolution. Ce cliffhanger qui clôt la deuxième partie est dans une logique rythmique inverse à celle de la première. Alors que Carlos s’apprêtait à prendre en otage les membres de l’OPEP à Vienne, il est ici couvert par un pays. Le mouvement révolutionnaire s’oppose à l’appui politique tout comme l’attente à l’acquis.
Un autre acquis, présent depuis la fin de la première partie, est une nouvelle fois illustré dans une courte scène où le terroriste se confie à un journaliste. Ce dernier va résumer en une phrase, osée, ce qu’est Carlos en 1978 : Whitout the newspapers, you don’t exist. Ce à quoi l’intéressé répondra par un rire signifiant sans doute la vexation, mais aussi l’admiration d’une franche personne. L’entretien avec le journaliste rappelle un autre biopic, raté, L’Ennemi Public Numéro Un de Jean-François Richet, consacré à Mesrine. Les deux films convergent avec cette scène, sensée se dérouler à la même époque, et dans la vision qu’ont les protagonistes de leur mort ; ils se voient tous deux abattus. L’un le sera, l’autre est actuellement emprisonné. Cet autre, Carlos, n’aura même pas le « privilège » d’une « mort médiatique », renforçant un peu plus son mythe, comme l’eut Mesrine.
En admettant que, dans Carlos, les médias s’opposent au fantasme d’une révolution anti-impérialiste, lui offrant plus de rationalité, parce qu’ils captent le réel (journaux télévisés) ou le questionnent sur la valeur de son engagement (le journaliste), ils participent alors à une évidence : celle que Carlos n’est pas assez efficace et rapide. Ainsi, l’assassinat du chef d’Etat égyptien Sadate, préparé depuis deux ans, est tout bonnement annulé parce que les islamistes l’auront exécuté avant lui[12].
Cette troisième partie résonne avec la première, dans le retard de l’exécution, mais aussi dans un geste simple auquel on ne croyait plus : celui de la revendication téléphonique. A Paris, il contacte l’AFP comme il le faisait à ses débuts, afin de revendiquer un attentat et réclamer la libération de deux de ses complices : Magdalena Kopp et Bruno Bréguet. La nuance importante entre ces deux parties, entre le début et la fin du film, réside dans le réseau. Au début, Illich n’a pas de réseau, il est un exécutant qui doit faire ses preuves. Désormais, il peut organiser (et ne plus exécuter) un attentat avec le soutien de la RDA, qui lui fournit des passeports, et de la Syrie, qui souhaite faire exploser la rédaction d’un journal, Al Watan Al Arabi. Cette prospérité ne sera que de courte durée dans le film, alors qu’en réalité, elle aura duré presque dix ans. Là où la doxa aurait jugé intéressant de présenter un terroriste flamboyant, terrible et efficace, Assayas choisit de s’attacher davantage à ses échecs fatals, intimement liés à l’Histoire. Le subtil tour de force concernant les images du réel et celles de fiction arrive lors de la fin de la Guerre Froide. Symbole d’ouverture économique mais de tensions diplomatiques et de guerres d’indépendance, synonyme de crise « commerciale » pour Carlos et de changements profonds qui le mettent hors course[13], ce moment crucial arrive comme un coup de grâce pour Carlos, qui est condamné à la contrariété et à l’échec. Les images mondialement célèbres de la chute du mur de Berlin sont montrées, toujours en 2:35, avant de se substituer à des images de fiction, au même format, qui montrent la destruction du quartier général de la Stasi, l’un des soutiens de Carlos. Ici, même la fiction arrive à contrarier l’idéal du révolutionnaire, condamné à la lucidité. Son nom de guerre est oublié, par deux fois, mais à des fins antagonistes[14]. Sa fierté d’homme atteinte, Illich (puisque c’est comme ça qu’il se fait appeler maintenant, malgré lui) devient orgueilleux[15], en sachant sans doute qu’il ne représente plus rien[16] aux yeux des autres, victime du « nouvel ordre mondial ». La fierté d’Illich est amoindrie jour après jour, il prend « du recul », pour échapper à l’évidence : la disparition de Carlos en même temps que celle du bloc soviétique. Rejeté de pays en pays, vivant sous une fausse identité (Illich est devenu Carlos qui est redevenu Illich pour finir « Monsieur Abdallah »), avec une nouvelle (jeune) femme, loin de son épouse et de sa fille, il se tourne vers la révolution islamique iranienne, qui s’opposait (et qui s’oppose aujourd’hui encore) clairement aux Etats-Unis. Mais ce soutien n’est qu’un artefact. Illich veut se prouver qu’il sert encore ses idéaux et sait y rester fidèle. Sa cause disparaît, l’Histoire disparaît, les dates disparaissent. Nul besoin de savoir que le général Rondot traite avec la CIA en 1993 ou en 1994 ; un simple portrait de Bill Clinton suffit à situer le spectateur. Seule la date de son arrestation (Août 1994) sera affichée puisqu’elle introduit la conclusion du film, où le spectateur est informé du sort des protagonistes de la plus plate des manières…
Ironie d’une célébrité : le Carlos photographié en Algérie par des journalistes en 1975 est, dans les années 1990, photographié par les services secrets français, avec la même volonté de mettre un visage sur un nom. Alors qu’ils étaient une fin pour les photographes, les clichés ne sont plus que des moyens de reconnaissance pour les services secrets. Enlevé, ligoté puis mis à bord d’un avion, il n’aura même pas le privilège du dernier plan[17]. Carlos subissait sa première désillusion sur le terrain en 1975 à bord d’un avion. Sa dernière aussi, dix neuf ans plus tard. Le temps qu’il faut à un gamin pour devenir un homme.