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Le sens des affaires : Neuf. 

samedi 6 mars 2010, par Rodolphe Christin

Le soleil tapait sur sa joue droite. De lisse et confortable, la route était devenue chaotique. Les yeux fermés par le foulard qui enserrait sa tête, Hector Dumenclin transformait chaque sensation en information, dans l’espoir que sa mémoire noterait les détails de l’itinéraire. S’il se fiait à certains films qu’il avait vus, cela pouvait s’avérer utile. Il s’efforçait de cultiver cette attention d’aveugle depuis qu’ils avaient quitté l’appartement de Clara. Mathilde (Clara s’appelait Mathilde, il venait de l’apprendre) et Kévin (jusque là son Directeur des Ressources Humaines, désormais son ravisseur) avaient cessé de bavarder depuis quelques précieux instants. Ils semblaient ne jamais vouloir s’arrêter, alors qu’Hector avait besoin de silence pour penser à sa nouvelle situation, désastreuse, et aux inévitables conséquences qui s’ensuivraient. Et Simone, qui allait la prévenir ?

Heureusement son vœu de silence s’exauçait, même si le climat général de son existence tournait à l’effondrement. La route exigeait toute l’attention de Kévin, qui conduisait la voiture avec brio. Hector ne savait rien du paysage alentour mais à coup sûr ils gravissaient des montagnes. La pente calait son dos contre la banquette du véhicule à quatre roues motrices qui bondissait et rebondissait sur ce qui devait être une piste.

Ses ravisseurs semblaient ne pas lui vouloir de mal, il était plutôt bien traité. Clara se montrait bienveillante et Kévin, depuis l’épisode de l’empoignade, ne dérogeait plus à sa politesse habituelle. A présent les pendules étaient à l’heure et Hector respecterait les règles du jeu. Du moins tant qu’il n’aurait pas davantage de prise sur les évènements.

Quant au client d’Hector Dumenclin, il s’était évanoui, depuis ce rendez-vous auquel Hector ne s’était pas rendu. Aucun appel téléphonique n’avait retenti pour excuser ce manquement.

Georges Dufour, responsable des régies d’immeubles Immo 3500, s’était étonné de cette défaillance ; cela n’allait pas avec la réputation du personnage qu’il attendait ce jour, en vain. On disait pourtant Hector Dumenclin âpre au gain, son sérieux dans les affaires était établi. Georges Dufour devait chercher des explications en remontant proche de la source : Madame Simone Dumenclin, sa maîtresse depuis bientôt sept mois, aurait peut-être quelque explication sur ce rendez-vous qu’avait raté son idiot de mari. Se pouvait-il qu’Hector ait eu vent de leur aventure ? Peu probable. Et puis Hector Dumenclin n’était pas du genre a passer à côté d’une affaire pour une simple question sentimentale. Un porte-monnaie à la place du cœur ! Voilà la vérité de cet homme, pensait Georges Dufour, qui ne l’avait jamais rencontré mais qui estimait en savoir assez long sur le personnage. Douter de l’exactitude et de l’objectivité de ses informations ne lui venait pas à l’esprit. Après tout, au-delà des affaires de chaudières à bois, ce qui l’intéressait chez Hector Dumenclin, c’était avant tout sa femme.

Elle n’était pas vraiment belle pourtant, la cinquantaine alourdie par des excès de sucreries, couverte de bijoux clinquants des oreilles aux poignets (des bijoux clinquants et, bien sûr, très onéreux — il fallait que cela se sache). Elle n’était pas vraiment intelligente non plus, elle se contentait de répéter ce qu’elle entendait autour d’elle et cela lui tenait lieu de pensée. Comme elle fréquentait des milieux cultivés, elle pouvait, par imprégnation, donner le change, parler de tout et de rien avec l’air de connaître rien sur tout, ou plutôt tout sur rien. Pour le reste, être l’épouse de Monsieur Hector Dumenclin, des chaudières Dumenclin, grand maître des granulés de bois Dumenclin, patron de l’entreprise Dumenclin et bientôt des filiales du même nom, tout cet état-civil, donc, rehaussait son prestige et lui conférait un semblant de légitimité sociale pour espérer être écoutée lorsqu’elle parlait. Cette aura mondaine, qui érigeait Simone Dumenclin en personnage important, dotée d’une corpulence socio-économique indéniable, faisait l’essentiel de son charme aux yeux de son amant Georges Dufour, lui-même épris d’arrivisme et possédé par l’esprit de convoitise. A cela s’ajoutait chez Madame Dumenclin une insupportable exubérance qui la rendait remarquable. Elle déclamait d’une voix forte, qu’elle faisait claquer dans tous les salons qu’elle sillonnait, tantôt roucoulante et mielleuse, tantôt sûre d’elle et péremptoire. Une voix ponctuée d’éclats de rire qui résonnaient à l’infini dans son corps énorme de citerne. Et c’était tout. Mais cela paraissait beaucoup.

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