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Le sens des affaires : Quinze. 

samedi 17 avril 2010, par Rodolphe Christin

Comme prévu, le six juin arriva le lendemain du cinq juin. Les jours précédents avaient été suffisamment sombres pour que ce maudit anniversaire ne soit ni un jour de joie, ni un jour de gloire.

Dehors le ciel était gris, traversé de quelques nuages noirs boursouflés par les excès, venus de l’est et lourds d’une pluie qui tomberait plus tard. L’intérieur de la cabane était obscur. Les ouvertures étaient réduites à une unique fenêtre qui donnait sur la pièce principale où se tenait une table sommaire griffée de graffitis gravés au canif, quatre chaises et, surtout, un poêle à bois. Une autre pièce se trouvait derrière, avec des lits superposés pour quatre personnes. Une échelle conduisait à une mezzanine qui pouvait accueillir des dormeurs supplémentaires. C’était là qu’Hector avait passé la nuit, un duvet déroulé sur le plancher de sapin. La promiscuité lui pesait, surtout que ses compagnons lui renvoyaient l’image de sa propre détresse intérieure, sans qu’il en connaisse la cause. Pourquoi étaient-ils si tristes ? Quoi qu’il en soit, il trouvait là-haut sous le toit un peu de cet isolement réparateur dont il éprouvait le besoin.

Il fut toutefois surpris de se retrouver seul avec Mathilde au réveil, Kévin ayant déserté le chalet rustique qu’il avait lui-même choisi. Mathilde sortit un bref instant mais revint sans l’avoir aperçu, même de loin. De là où ils séjournaient, au débouché de la forêt, la vue était large sur la vallée d’altitude. Ils ne s’en inquiétèrent pas outre-mesure, estimant que Kévin reviendrait dans le courant de la matinée. Après tout, peut-être marchait-il sous le couvert des arbres en conversant avec les hêtres et les sapins, en quête d’un peu de sérénité ?

Je devrais profiter de cette absence, songea Hector. En marchant vers le bas, toujours vers le bas, en dévalant les pentes à perdre haleine, je finirai bien par trouver un village, une ville, des habitations… Peut-être ? Subsistait un doute, comme toujours dans ce genre de situation. La logique de son raisonnement était pourtant parfaite.

Prudent, il décida de s’accorder quelques heures, pour voir quelle tournure les évènements allaient prendre. Une intuition le tenait pourtant, qui le poussait à s’étonner de cette absence de Kévin, qu’il devinait bizarre et, pour tout dire, définitive. Peut-être Kévin avait-il décidé d’abandonner la partie ? L’espoir reprit, Hector retrouvait un peu de force et d’initiative.

Assis face à face, Mathilde et Hector prenaient leur petit-déjeuner de pain et de miel. Ils avaient fait bouillir de l’eau dans une casserole posée sur le poêle, des sachets de thé aromatisé à la bergamote trempaient dans leurs bols. Mathilde consulta sa montre : neuf heures, voici maintenant deux heures que Kévin avait déserté le refuge. Ils parlaient peu, comme si se retrouver subitement seuls les laissaient gênés et hésitants.

- Crois-tu qu’il va revenir ? interrogea soudain Mathilde. Elle faisait preuve d’une franchise sur son état intérieur qui surprit Hector. Elle s’adressait à lui comme s’ils étaient dans la même situation, tous les deux complices. Elle lui parlait sur un même pied, sans masque.

-J’ai un doute mais je ne sais pas pourquoi, répondit l’homme d’affaires avec la même franchise. Cet échange le troublait, ces quelques mots contrariaient ses plans. Ce n’était pas une affaire de contenu mais de tonalité relationnelle. S’il devenait un confident, était-il encore un captif ? L’était-il toujours d’ailleurs, depuis qu’il avait accepté de toucher une part de l’argent ? Mais pouvait-il refuser cet argent, lui qui à présent manquait de tout ? Et s’il n’était plus seulement captif, pourquoi s’enfuirait-il ? Les choses devenaient confuses, les rôles n’étaient plus très clairs. Peut-être pourrait-il attirer Mathilde de son côté, contre Kévin ?

Si Hector avait été un chevreuil, comme celui qui circulait dans les fourrés à quelques mètres au-dessous de la branche du hêtre, tandis qu’il se restaurait en compagnie de Mathilde, il aurait su plus tôt le sort de Kévin. Seulement voilà, Hector n’était pas ce chevreuil, il ne possédait que son intuition et elle avait deviné juste. Il avait eu terriblement raison de douter du retour de Kévin. Inquiet de cette curiosité suspendue, le chevreuil huma l’air, ses muscles tremblants de tension, puis fila d’un bond dans les taillis.
C’est en empruntant le sentier sur lequel il commençait à prendre des habitudes qu’Hector vit à hauteur de ses yeux les deux chaussures de marche de Kévin Forgeron. Elles oscillaient lentement, doucement dans la brise, et ses deux yeux ronds comme des billes suivirent un instant ce mouvement hypnotique. Il s’agissait de grosses chaussures de marche, toutes de cuir brun, aux lacets beiges, à la semelle crantée, rigide, aux bouts griffés, heurtés de centaines d’heures de marche en terrains accidentés. Une pensée, morbide mais néanmoins réaliste, traversa aussitôt l’esprit d’Hector. Ses genoux fléchirent lorsqu’il leva les yeux, découvrant le corps pendu de Kévin dans cette journée de printemps qui décidément n’était ni un jour de joie, ni un jour de gloire. Il en va ainsi de certains anniversaires. De sinistre mémoire.

Lorsque Mathilde apprit la nouvelle, elle acheva de s’effondrer et simultanément reprit du poil de la bête. Toucher le fond lui fut salutaire, elle retrouva des ressources comme le plongeur donne un coup de pied sur le sable pour remonter à l’air libre. La nature humaine est pleine de mystères insondables et de paradoxes insolubles.

Une heure plus tard, elle répondit à l’attente discrète d’Hector qui sollicitait son aide pour décrocher le corps. Il ne voulait pas que celui-ci heurte brutalement le sol, il aurait eu l’impression de commettre un sacrilège, une profanation. Approcher la mort rendait les êtres mystérieux. On approchait d’un monde dont on ne savait rien mais qui pouvait retentir de conséquences néfastes et malheureuses. Peut-être même vous faire venir à lui, vous engloutir dans son inconnu. Quelqu’un devait donc retenir le cadavre de Kévin lorsque la corde serait décrochée. Ils discutèrent pour savoir à qui reviendrait la désagréable tâche de réceptionner dans ses bras la dépouille du défunt, tâche qu’ils trouvaient tous les deux rebutante. Après quelques minutes de débat Hector se dévoua, par galanterie, oubliant que dans cette affaire il était la principale victime. Il faisait preuve d’une certaine forme de gentillesse qui aurait pu surprendre son entourage. En revanche, il laissait à Mathilde le soin de déshabiller le cadavre déjà raide et glacial. C’était une manière de lui faire payer le prix de son intimité avec le défunt Kévin Forgeron.

Evidemment le petit-déjeuner d’Hector ne résista pas. Il trouva le chemin de la sortie sitôt le travail funèbre de réception du corps terminé. L’homme d’affaires en déconfiture resta de longues minutes penché sur les buissons de myrtilles afin de purger son estomac. Il craignit même un instant que ses entrailles partent avec le reste. Pâle comme un linge, il trouva pourtant la force de creuser une tombe peu profonde sous le couvert des arbres tandis que Mathilde mettait le corps à nu, et récupérait au passage, dans la poche de chemise de Kévin, le contrat qu’ils avaient tous les trois signés. Elle était une femme avisée. Tout deux souhaitaient en finir une fois pour toutes et ne plus avoir à y revenir.

Aucune oraison funèbre ne fut prononcée, Mathilde n’ayant que cette phrase, vindicative, à l’esprit : Le meurtre du Vengeur était vengé à présent. Mais cette conclusion ne franchit pas le seuil de ses lèvres.

Il pleuvait par intermittence lorsqu’ils prirent en sens inverse le chemin de la cabane, tandis que midi approchait.

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