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Le sens des affaires : Vingt. 

samedi 22 mai 2010, par Rodolphe Christin

Ils en étaient proches à présent. Il était là, dans leur collimateur. Deux-cents mètres à vol d’oiseau. Un toit de tôle sur des murs de pierre. Certains d’entre eux avaient été récemment consolidés, on voyait les joints de ciment, neufs et gris, entre les blocs.

Le Pic de l’Etincelle projetait son ombre sur le Refuge du Loup sans parvenir à l’enlever aux regards. Mathilde et Hector se tenaient à plat ventre dans l’herbe couchée par le vent. De ce poste de guet, ils observaient les alentours silencieux du refuge. Ils avaient trouvé l’observatoire idéal, un chaos de rochers longeant une butte sur laquelle se dressait un sorbier aux oiseleurs qui mettait à peine ses feuilles. L’été tardait à venir à ces altitudes. Les rochers parsemés ici et là leur fournissaient autant de cachettes, et la butte les dissimulait à la vue de qui se serait tenu dans les parages du refuge. Ils devaient gravir cette butte en rampant, pour jeter un coup d’œil de l’autre côté, où se tenait le refuge. Ici, donc, devait se dénouer une étape essentielle de leur aventure. De l’endroit où ils étaient, ils avaient également une large vision sur le sentier qu’ils dominaient. Ils pouvaient donc surveiller à leur guise les allers et venues des randonneurs.

Le ciel était clément et promettait une nuit à la belle étoile particulièrement froide. Au moins il ne pleuvrait pas.

Mathilde et Hector se tenaient assis, l’un à côté de l’autre, ne conversant qu’à voix basse derrière un amas de trois énormes rochers, s’efforçant de rester invisibles du sentier. Ils évitaient les déplacements inutiles, de manière à ne pas se faire repérer. Tout deux avaient enfilé des vêtements militaires de couleur kaki, parkas et pantalons. Hector avait récupéré l’ensemble de Kévin, dont il avait retroussé les extrémités, manches et jambes, légèrement trop grandes pour lui. Au moins pouvait-il glisser ses mains dans ses manches pour lutter contre le froid, accentué par le vent, à la manière d’un moine tibétain militarisé.

Ils voulaient voir mais ne pas être vus. Avoir la maîtrise complète des évènements.

Blottis dans l’attente.

A l’affût, la vigilance tendue comme un arc.

Souvent silencieux à ruminer des pensées insolubles.

Ils étaient installés depuis près de deux heures lorsqu’ils entendirent des éclats de rire, en provenance du sentier. Ces sonorités leur parurent à tout deux familières ; interloqués, ils se regardèrent en fronçant les sourcils. L’un à gauche, l’une à droite, Mathilde et Hector se faufilèrent de part et d’autre de l’amas de rochers afin d’ausculter la source de leur étonnement.

C’était donc eux.

Décidément, il est des chemins qui se croisent pour le meilleur et se recroisent au plus mauvais moment. Voici une croisée qui leur parut pour le moins surprenante. Mathilde esquissa un sourire de demi-satisfaction. Hector poussa un soupir, à mi-chemin entre la lassitude et la colère.

Chassons-les, dit-il à voix basse en faisant mine de partir à découvert dans leur direction. Mathilde le retint d’un geste brusque, chargé de violence et d’irritation. Elle lui agrippa le bras : Arrête, imbécile ! Et si c’était eux ?

Hector piqua un fard de colère. C’était la première fois que Mathilde lui parlait de la sorte, avec aussi peu de ménagement. D’un ton que Simone, en revanche, n’hésitait pas à employer à son égard. Cette idée renforça encore sa colère mais il ne la laissa pas s’échapper. Il devait tenir bon pour ne pas exploser au milieu de cette montagne. Ils devaient rester discrets. Hector souffla longuement, fortement, pour évacuer son irritation tandis que Mathilde le surveillait du coin de l’œil. Elle y était allée un peu fort. Impulsive, parfois.

Décidément, ces deux hippies prenaient leur temps : Grazziella et Tob’ arrivaient au refuge seulement maintenant ! Hector imagina leurs cabrioles érotiques derrière chaque buisson, ce qui avait dû, de toute évidence, ralentir leur progression. Mathilde et lui n’avaient pas eu ce loisir, songea-t-il avec une pointe de regret.

Quelque chose le contrariait profondément, qui n’avait rien à voir avec le récent propos de Mathilde. Que Simone eût confié une mission aussi sérieuse à ces deux personnages inconséquents le laissait pantois. Mais Simone, après tout, n’avait jamais fait preuve de beaucoup de pertinence et de réflexion ; il devait bien en convenir même s’il s’agissait de son épouse. De sa lointaine épouse, se reprit-il, en songeant à toute l’ambiguïté de cette précision de vocabulaire.

Quoi qu’il en soit, Grazziella et Tob’ semblaient décidés à passer la nuit au refuge. La coïncidence était troublante ; Mathilde avait peut-être raison, après tout : ils sont déjà sur place et demain ils partiront après avoir déposé leur affaire. Aussi simple que cela ! Mais peut-être pas, rien n’était certain. Et s’ils étaient là par hasard ? Ne dérangeraient-ils pas le vrai porteur de la rançon, qui hésiterait à laisser son colis en leur présence ?

Afin de se rassurer, Hector ausculta la carte de près. Il n’y avait qu’un seul sentier en cul de sac pour le refuge, et ils surveillaient ses abords. Rien ne pouvait leur échapper. Il leur suffisait d’être suffisamment vigilants pour contrôler les allées et venues de quiconque passerait par ici. Hector proposa un tour de garde, une rotation toutes les deux heures. Mathilde trouva cette proposition judicieuse. Il s’est décidément pris au jeu, elle constata, un demi-sourire au visage.

En guise de dîner, ils ouvrirent une boite de cassoulet dont Hector avait envie depuis longtemps. Ils le firent mijoter à feu doux un long moment grâce au réchaud à gaz de Kévin, en se réchauffant de courts instants les mains au bord de la flamme bleue.

Le ventre plein, Hector songea à Grazziella et Tob’ à l’abri dans le refuge. Les imaginer lui donna des idées. Et puis il se sentait détendu à présent, l’atmosphère était tout simplement belle. La nuit tardait à cette époque de l’année, ils étaient dans l’herbe fraîchissante, toujours baignés de la lueur du soleil, pourtant disparu derrière l’horizon. Le ciel était bleu foncé, sauf au-dessus des montagnes, entre l’orange et le rose. M athilde pouvait bien se faire pardonner son indélicatesse de tout à l’heure. Hector hasarda sa main sur sa cuisse.

Elle ne dit rien.

Puis il caressa sa jambe, gentiment.

Elle ne bougea pas.

Il resta ainsi, une minute peut-être.

Elle n’enlevait pas sa jambe.

Il remonta un peu en direction de sa hanche.

Alors Mathilde prit sa main, doucement :

- Non, Hector. Ce n’est pas le moment, je pense.

-Mais avant, lorsque tu étais Clara, tu…

-Les choses étaient alors très différentes, Hector… Tu as dû t’en apercevoir.

Le froid s’abattit soudain sur eux comme une pluie de givre.

Je prends le premier tour de garde, s’ordonna-t-il à lui-même d’un ton aiguisé comme un couteau.

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