une « existence assez sainte par elle-même pour justifier par surcroît une immensité de souffrance » (Nietzsche)
Love streams est le dernier film de Cassavetes, le plus bordélique, qui parachève une bonne fois pour toutes les thèmes de son univers, prend un dernier surplomb moral et stylistique sur eux, avant que le maître d’œuvre ne jette l’éponge quelques années plus tard, mourant d’un cancer à 59 ans, non sans nous avoir fait un petit signe de la main dans le dernier plan.
Il paraît que Cassavetes n’avait pas prévu de jouer le rôle principal, qu’il y a été contraint par la défection de l’acteur prévu. Dès les premières secondes pourtant sa présence est décisive : visage creusé, longs sillons poignant les joues, mimiques et tiraillement ininterrompus, énorme rire nietzschéen, corps cassé gardant des traces de coup ou de chute, démarche par saccades qui puise son indéfectible verticalité dans les cigarettes : non pas un corps souffrant ou extatique mais un corps qui empoigne la vie - et à qui la vie rend le bien.
Une fois de plus, John Cassavetes isole quelques situations de vie d’une densité extrême, et fait table rase de tous les éléments narratifs, chronologiques, psychologiques qui pourraient nous fournir un surplomb rassurant sur elles et l’impression de les saisir. Il découpe - et son génie est de nous donner l’impression qu’il le fait au hasard - dans un fourmillement inouï de vie, une profusion telle qu’à la sortie de ce film de deux heures on a très exactement le sentiment de s’être plongé quelque temps dans Proust (dont il partage, nous y reviendrons, le souverain mépris des enchaînements plausibles) : on est épuisé par l’excès de force, l’excès de sève de cet univers où chaque atome est saturé. (1)
Cassavetes rejoint ici, dans cette production ex nihilo de situations qui partout ailleurs sembleraient invraisemblables (2) ce principe bien connu qu’explicitait Koltès à propos de Quai Ouest - où il partait du désir de suicide de Koch en s’épargnant la question du Pourquoi ? (trop floue, autorisant des centaines de réponses contradictoires) pour se concentrer sur le comment (d’une âpreté concrète bien plus stimulante). Pareillement, la trajectoire destructrice du Bad Lieutenant de Ferrara est un point de départ que personne ne songerait à discuter : elle le définit en tant que personnage, il n’existe pas en dehors d’elle. Love streams quant à lui est construit sur une série de blocs entretenant des rapports très distraits, très aériens avec la chronologie - blocs où surnagent deux personnages inquiétants, inhumains, immenses, deux personnages-continents au sein desquels coexistent beaucoup de peuplades primitives dans des forêts opaques : Robert Harmon (interprété par John Cassavetes) et Sarah Lawson (Gena Rowlands), frère et sœur dans le film, mari et femme dans la vie. (3)
LA PROFUSION OU : MAIS QU’EST-CE QUI SE PASSE ?
C’est toujours dans les moments de grande fatigue, de grande lassitude, qu’on a le temps de se demander ce qui se passe. C’est toujours après-coup, parce qu’on a parfois besoin de croire qu’on est une grande personne avec des fins et des stratégies. Car au cœur de l’événement : ça nous échappe de toutes parts, ça déborde, aucune prise n’est possible. Vous rencontrez une femme, vos os sont revêtus soudain d’un nouveau corps amoureux... vous ignorez tout alors ou presque de ce qui a lieu, aucune distance n’est possible. Dès que quelque chose se passe, plus rien ne se passe, au sens où aucune segmentation chronologique, psychologique ou logique n’est plus possible. " Comme la souffrance va plus loin en psychologie que la psychologie " (4). Vous êtes agi plus que vous n’agissez, comme Georges Perros disait : je ne travaille pas, je suis travaillé. Et c’est tout le contraire de la passivité ou du renoncement.
Il en va de même dans la plupart des films de John Cassavetes. Sur l’écran sont montrés des personnages (et même ce mot est trompeur - même l’écorce physique des acteurs est tordue en tout sens) en train de franchir le cap Horn - qu’il n’y a qu’une seule façon de passer : très vite. Mais si les films précédents, où la plupart des événements étaient déjà perçus à travers la conscience ivre et suraiguë d’un Geoffrey Firmin hilare, ménageaient quelques minimes plages de repos et d’exposition, quelques scènes où les personnages s’expliquaient, Love streams n’est plus que collisions ininterrompues.
Robert Harmon (John Cassavetes) le visage marbré de coups (on apprendra plus tard que c’est une chute) déambule dans une grande maison avec une petite fille, tandis que sa femme lui reproche sa lâcheté et de se cacher derrière l’enfant. Mais cette petite fille est ma copine rétorque l’homme. On ne peut pas décemment parler d’exposition - la petite fille ne réapparaît pas, et la mère si peu. S’inscrit seulement ici en acte le principe de Robert Harmon (et de sa sœur) : la largesse, qui fait s’approcher plus facilement des enfants et des vieux que de toute autre catégorie de gens (Robert Harmon le dit à son très jeune fils justement : il n’aime pas beaucoup les hommes, va dans un snack sur le bord d’une route et tu verras ce que c’est qu’un homme lui dit-il, c’est pas très intéressant, à la réflexion il n’aime pas beaucoup les femmes non plus, il préfère les enfants et les vieux - en fait Robert Harmon traite tout le monde comme les rois homérique traitent leurs mendiants : magnifiquement, mais à condition de leur faire dévaler le talus de temps à autre).
Suit une séquence où Robert Harmon chez lui discute avec une série de jeunes femmes, leur demande ce qu’elles aiment, leur définition de " having a good time ", si elles ont besoin d’être avec quelqu’un pour cela, etc. Une d’entre elles, âgée de 18 ans, répond aux questions comme pour un examen, un peu butée et renfrognée. On ne saura jamais qui sont ces femmes (4 ou cinq), si ce sont des filles qu’il s’est achetées quelques jours ou non (un certain Jean-Baptiste Morain dans les Inrockuptibles dit que oui, il sait lui d’où il est que ce sont des putes que " le riche écrivain accro à la débauche " s’est payées - Jean-Baptiste Morain a beaucoup de chance). On aperçoit Robert Harmon au lit avec deux d’entre elles. Deux autres ou les mêmes s’aspergent d’eau et de grands éclats de rire dans la salle de bain. Quand elles partent de chez lui il signe un chèque à chacune d’elles. Cette intrusion soudaine de l’argent - et son éventuelle capacité scandaleuse à soulever le voile sur une relation - est une caractéristique très constante de John Cassavetes, et on mesure toute l’évolution depuis l’ouverture de Faces, son premier film fleuve. Au début de Faces, deux hommes discutent avec une jeune femme (Gena Rowlands), et des triangles de séduction se dessinent dans une ivresse générale et une légèreté très belle. Un des hommes soudain demande à Gena combien elle prend, et casse le dispositif - on a là une beau retournement fictionnel, la phrase impeccable qui crève une situation et bouleverse les rapports des personnage entre eux. Mais dans Faces, la situation est vécue comme un choc par les protagonistes - l’argent vient les rattraper, les apparences sont trompeuses, l’enfer guette, il n’y pas de spontanéité etc. Bien sûr Cassavetes ne fut jamais pontifiant et déjà Faces s’attachait à des corps grands vivants avant de vouloir tenir le moindre discours sur eux. Love streams néanmoins va plus loin : il laisse totalement de côté cette question (la puissance morale, l’efficacité narrative de cette question qui nous fait accoler des prédicats sur les personnages) et réussit à la faire oublier au spectateur. Là où Faces utilisait plusieurs fois ce mécanisme du retournement pour révéler des êtres à eux-mêmes et faire tomber les masques (qu’on songe à ces quatre femmes entre deux âges qui reviennent de boîte avec le jeune dragueur interprété par Seymour Cassel, et qui franchissent en un quart d’heure toutes les étapes du désir et de la fuite devant le désir), Love streams nous montre simplement des corps entre lesquels de temps à autre se glisse un carnet de chèque (celui de Robert Harmon toujours). Tiens, il signe un chèque. Soit Robert Harmon qui en signe cinq ou six pour les femmes qui partent de chez lui (qui rappellent autant la procession des jeunes filles en fleur sur la plage chez Proust que le groupe piailleur de petites filles qui terrorisent Joseph K dans le Procès de Welles), Robert Harmon encore qui en signe un à sa femme qu’il ne voit plus et qui lui demande de garder leur fils, qui en signe deux à nouveau dans une voiture à des filles trouvées à Las Vegas (5) (et c’est la seule scène où le rapport de prostitution est le plus évident - c’est à dire très peu malgré tout, tous les trois étant totalement hilares). Le plus terrible ici, c’est l’absence totale de cynisme. Le spectateur, à moins d’être lui-même très sombre, et de résister à la bourrasque de vitalité qui traverse le film, ne s’attarde pas sur la question du rapport financier dans ces situations. Se poser cette question, ce serait rétrograder vers des questions de narration, vers des personnages : va-t-il tomber amoureux d’une des filles ? une des filles va-t-elle tomber amoureuse de lui ? est-il un salaud ? Pour autant, l’univers de Cassavetes n’est pas une bouillie mièvre, il est traversé seulement par une dureté et une cruauté toute aussi fortes que sa joie, il est affirmation virile de ce qui est, de tout ce qui est.
C’est seulement après-coup (par exemple en se brossant les dents avant de se coucher - moment de toutes les faiblesses) qu’on se pose la très bête question du pourquoi, de la vraisemblance et des motivations. Pourquoi au fait ces jeunes femmes étaient-elles toutes chez lui ? et qui est cette secrétaire, accompagnée d’une petite fille, censée noter les adresses des adolescentes ? et pourquoi son ex-femme débarque-t-elle avec le fils qu’il n’a pas vu depuis sa naissance ? et pourquoi une autre femme, Sarah, se réfugie-t-elle chez lui ? Pourquoi cette dernière est abandonnée par son mari et sa fille ? L’art de Cassavetes, c’est de rendre ces questions caduques, de nous faire honte de nous les poser. Dans ses films, les rencontres et les dialogues ont une puissance autonome, capable de faire voler en éclat tout ce qui leur préexistait, très proches à tous les moments du jour d’une discussion entre deux inconnus ivres morts à cinq heures du matin, qu’un seul mot suffit à faire basculer dans l’étreinte ou les coups. (6) Les dialogues, Cassavetes et Gena Rowlands acteurs, nous plongent dans des situations d’une densité telle que toutes les questions habituelles sur les intentions, les fins et les moyens, n’apparaissent qu’après coup, comme on se rattache à du connu su pauvre, comme la conscience n’est toujours qu’un éclairage tronqué de ce qui la dépasse de toutes parts. (7)
Là où Faces, et presque tous les films précédents, avaient pour marque de fabrique une caméra ivre en apparence, abolissant toute distance entre les visages, isolant à travers des kilomètres de bande la merveilleuse expression juste d’un visage ou d’un corps (8), Love streams progresse par plans fixes et lents travellings.
Sarah Lawson, à qui sa fille devant le juge vient de dire qu’elle préférait vivre avec son père, se lève, marche à travers l’ignoble petite pièce blanche, fait se lever un avocat pour s’asseoir à sa place, ouvre la porte, quitte la pièce, avance dans une pièce plus grande entre des gens qui tapent sur des claviers, se couche très lentement sur le sol. Robert Harmon entre dans un nightclub désespérant où des hommes seuls sont figés debouts, une égale trouée de vide sépare tous les corps, un éclairage dru viole les visages, la musique jouée sur scène fait rêver d’une éternité de silence sous deux mètres de terre très épaisse et bien noire - Robert Harmon regarde la danseuse. Sarah Lawson essaye dans un rêve de faire rire son mari et sa fille qu’elle a réunis au bord d’une piscine, elle multiplie les tours de farce et attrape devant leurs visages parfaitement impassibles (pas exaspérés, impassibles), elle décide de parier qu’ils seront hilares dans trente secondes, il veut bien risquer un dollar, elle jette dans la balance " l’amour, la mise maximale ", elle est toujours seule à rire de ses blagues, pour finir elle monte sur le plongeoir et après un double salso arrière tête baissée plonge.
LES VASTES FONDS MARINS
" Si nous disons pour les besoins de l’argumentation qu’il est fou, alors j’aimerais mieux être fou que sage...j’aime tous les hommes qui plongent. N’importe quel poisson peut nager près de la surface, mais il faut une grande baleine pour descendre à cinq milles et davantage... "
Melville
Dans un des derniers plans du film, Robert Harmon est victime d’une hallucination due sans doute à une crise de delirium tremens. Un homme est assis en face de lui qui le regarde fixement. Et Robert Harmon est pris d’un énorme fou rire (la caméra fixe le rire avant de montrer la vision), traversé par un rire tonitruant que rien ni personne (surtout pas une apparition) ne peut arrêter. Tout le parti pris de Robert et de sa sœur Sarah est là : nier la folie et la mort, comme l’écuyer du Septième sceau niait avoir vu le clown blanc funèbre dans la dernière séquence du film de Bergman. Il n’y pas de mort (vivons en immortels), il n’y pas de folie (« Non pas du tout qu’on veuille faire semblant d’être fou, mais on le deviendra à notre manière et à notre heure, il ne faut pas nous bousculer » (9)). Ou comme dit Pialat citant Van Gogh : la tristesse durera toujours, mais c’est la tristesse des autres.
De même le discours de Sarah est dans une magnifique hétérogénéité quand il est confronté aux instances qui prétendent la fixer, la retenir ou la guider (le juge, le psychanalyste). Cette trouée effectuée par la présence de Gena Rowlands dans les discours sociaux normopathes rappelle le passage aérien de Charlottes Rampling, dans Sous le sable, à travers les préoccupations petites bourgeoises de son entourage. Il n’y a aucune espèce de rencontre possible entre les deux univers. Et Sarah n’est d’ailleurs dans une aucune sorte de mépris pour ces discours (10) : j’ai tout mon temps dit-elle à la juge - mais de quoi voulez-vous donc parler demande cette dernière, d’amour répond Sarah tranquille.
Le psychiatre parle à Sarah de relations sexuelles, d’excès d’amour (Votre amour est trop grand pour votre famille - si vous ne les oubliez pas, vous risquez le cabanon), amorce des stratégies, des buts et des fins : univers étranger à Sarah qui lui répond flux d’amour, flux continu, ininterrompu. On ne se retourne pas beaucoup sur soi chez John Cassavetes : on n’en pas le temps. On ne se demande pas beaucoup si on est aimé - le très dangereux traquenard - on aime et on désire d’abord, quoi qu’il arrive. Sarah a une confiance totale en ses sensations et décide de rejoindre sa famille après un rêve de réconciliation (très beau, très mélodramatique, sur une scène d’opéra). De même Robert Harmon met dehors le médecin venu observer Sarah. Sarah est pourtant comme hors d’elle-même (I don’t know who I am), pas très éloignée de l’état d’Une femme sous influence - et l’attitude de son frère qui refuse l’aide du médecin peut paraître terriblement irresponsable. L’est sans doute. Mais quelle espérance - et quelle réussite ! C’est justement tout de suite après qu’elle rêve de la réconciliation qui lui fait prendre séance tenante un avion pour rejoindre ceux qui la repoussaient.
La folie chez John Cassavetes peut se glisser dans l’importance donnée à la moindre discussion, dans l’incapacité foncière de Sarah à distinguer entre des moments importants et d’autres qui seraient négligeables. Tout est pris à bras le corps, choses et gens, et rien d’étonnant à ce que ça chavire de temps à autre. Elle entre dans un bowling et raconte au caissier qu’elle est très inquiète pour sa fille, vraiment très inquiète (il comprend, il a une fille lui aussi), mais elle prend les choses en main, oh là là pas de souci, elle n’est pas du genre à se laisser abattre, d’ailleurs elle n’est pas venue pour jouer, I’m looking for sex you know. La plupart des gens chez Cassavetes (si on excepte les juges, les médecins, les psychiatres) ont rejoint le point de solitude tout à fait salvateur où l’échange avec le premier venu devient possible, par le rire, par les coups si vraiment il n’y plus le choix.
Controns encore une fois les esprits chagrins : dans de très belles pages, Sarraute fait du mot de Katherine Mansfield (« this terrible desire to establish contact » (11) ) la clé de toute la littérature contemporaine, elle décrit Dostoïevski comme le Primitif de ce courant où des personnages barbares et monstrueux (le père Karamazov par exemple) essaient de retenir désespérément l’attention de l’autre, quitte à s’arracher le bras pour en tirer une réaction. Mais elle y voit quelque chose de très sombre, tout à fait sinistre et sans issue. Non seulement Dostoïevski sait être très drôle (dans ses piques contre le flou romantique ou les nihilistes), mais Cassavetes montre qu’avec les mêmes prémisses (oui, ses personnages crèvent de solitude, oui Robert Harmon absorbe des quantités ahurissantes d’alcool, oui on s’empoigne dans Love streams et tous les autres films beaucoup plus souvent qu’on ne s’embrasse) on peut faire de toutes autres choses : l’appétit de vivre de ses personnages ne se dément jamais, on n’en surprendra jamais un seul à se lamenter sur sa condition - le renoncement, la fuite dans le désert, Dieu, le suicide (à l’exception de la tentative de Faces qui se résout dans le plus beau réveil jamais filmé) sont des catégories tout à fait inconnues chez John Cassavetes.
***
Comme dans les films de Pialatfile :///E/GERME/no4/lovestreams_complet_fr.html - 12 (12) , on se tape dessus allègrement dans les films de Cassavetes. Robert Harmon ivre mort dégringole un escalier (ce qui fournit accessoirement, en passant, pour ceux qui ont le temps, une explication de son visage tuméfié dans les premiers plans), Robert Harmon encore est frappé par le nouveau mari de son ex-femme, son fils se cogne la tête délibérément contre une porte. Mais il faudrait tordre le coup à toute interprétation qui y verrait du désespoir. Ce sont les accidents de parcours des grands vivants (13). Il y a dans la perception de Cassavetes la même démarcation que chez les lecteurs de Kafka ou Beckett. Il y a les esprits tristes qui y projettent leur propre tristesse, parlent d’univers désespéré, de théologie négative, toute l’armada blanchotienne (très belle par ailleurs, mais qui nous éclaire plus sur Blanchot que sur Kafka). Et il y a ceux qui rient, du grand rire naïf par le groin dit Beckett, le seul possible. (14)