Tout commence le 14 février 1766 dans le Surrey, contrée de la verte Angleterre. Thomas Robert Malthus est la sixième graine plantée par son géniteur, chef d’une famille fortunée et éclairée. C’est un ami personnel de David Hume et l’un des correspondants de Jean-Jacques Rousseau… Le petit Malthus étudie à l’université de Cambridge où il obtient une chaire en 1793. Puis il devient pasteur anglican en 1797. Cultivé et religieux, donc. L’année suivante, il publie Essai sur le principe de population, qui connaît un immense succès et déclenche de nombreuses polémiques. Il prédit que la population augmente de façon exponentielle (1, 2, 4, 8, 16...) tandis que les ressources progressent arithmétiquement (1, 2, 3, 4, 5...). Il n’y aura jamais assez de grains pour tout ce monde. On cours à la catastrophe ! Pour éviter de grands malheurs, il propose de contrôler les naissances.
L’Europe vient de prendre conscience de la délicate équation planétaire qui associe populations et ressources. Après la mort de Malthus en 1834, son Essai sur le principe de population qu’il avait réédité et retravaillé à de nombreuses reprises devint la bible d’un premier courant de pensée qui nous intéresse particulièrement. Le « malthusianisme » du XIXe siècle, entre les mains d’un groupe puissant, répandit l’idée que la reproduction des classes les plus favorisées n’était pas un problème, contrairement à celle des classes pauvres et des indigents. Fallait-il stériliser les masses laborieuses de la révolution industrielle ?
Par la suite, les choses évoluèrent et la petite graine tant questionnée par Malthus un siècle plus tôt trouva d’autres jardiniers pour se pencher sur sa croissance. A la fin du XIX° siècle, quelques esprits libertaires s’éprirent de « néo-malthusianisme ». C’était pour eux le meilleur moyen de ne pas fournir la chair à canon des conflits qui s’annonçaient. C’était également le moyen de réfléchir le corps et la dignité des classes laborieuses et de revendiquer, pour les femmes, le droit à l’avortement.
Durant tout le XX° siècle, on a entrevu des malthusiens ici et ailleurs, d’une obédience ou d’une autre. Et, pendant ce temps, l’équation planétaire populations / ressources mise en lumière par Malthus prenait une acuité toute particulière. Ni le « Péril jaune » ni la « bombe démographique » que nous prédisaient les démographes de la seconde moitié du XX° siècle n’ont finalement bouleversé la population mondiale. Aujourd’hui, les analystes avancent que le nombre de terriens continuera certes d’augmenter pour atteindre environ 9 milliards en 2050. Mais, à partir de la seconde moitié du siècle, elle amorcera une décrue spectaculaire. En fait, un nouveau phénomène dont nous allons beaucoup entendre parler est déjà à l’œuvre dans plusieurs pays : la dépopulation. Ce phénomène va modifier de fond en comble le monde dans lequel nous vivons, depuis la taille et la puissance des nations jusqu’aux facteurs de croissance économique, en passant par notre qualité de vie. C’est ainsi que la discrimination sociale par le contrôle des naissances a perdu son sens ontologique. Une partie de l’équation de Malthus rencontre une solution mais quid de l’accroissement des ressources ? La Terre pourra-t-elle nourrir neuf milliards d’êtres humains ?
Aujourd’hui, la nourriture est un marché. L’Organisation des Nations Unies, avec la Food and Agricultural Organization, la FAO et surtout le Programme Alimentaire Mondial (PAM) est un acteur du marché. L’alimentation de l’Humanité est un enjeu planétaire, comme le contrôle des naissances, l’eau ou l’énergie. L’historien Emmanuel Le Roy Ladurie faisait récemment remarquer que les difficultés d’approvisionnement, les disettes, la cherté des denrées de première nécessité, et pour finir, les crises alimentaires, accompagnent les situations prérévolutionnaires. En d’autres termes, quand les peuples ont faim, les gouvernements sautent. On comprend pourquoi n’y a pas grand monde pour appeler la Révolution de ses vœux. C’est pour cela que l’on nourrit les indigents. Et, de là à penser que l’on nourrit les bouches affamées parce qu’elles sont potentiellement dangereuses, il n’y a qu’un pas…
On connaissait les crises alimentaires conséquences des catastrophes climatiques, des guerres et des tensions politiques. Voici la crise alimentaire globalisée, en proie aux marchés et à une violente déréglementation voulue par l’Organisation Mondiale du Commerce. Voici le temps de l’agriculture sans agriculteurs, comme en Argentine où les paysans et les sociétés rurales du cône sud ont été repoussées aux marges pampéennes, loin de leurs terres. Le soja transgénique a tout envahi. Des lots de milliers d’hectares sont proposés, le temps d’une récolte, sur les grandes places boursières du monde. On achète pour six mois cette terre et sa production comme un produit financier. On spécule sur la nourriture du monde. Voici le temps ou les fruits et les légumes qui poussent hors-sol sont disponibles en toute saison. Voici le temps ou la Corée se propose d’acheter un million cinq cent milles hectares à Madagascar pour assurer ses approvisionnements en riz. Le temps où l’on prévoit qu’en 2048, les pêcheurs ne remonteront plus que des méduses du fond des mers dévastées par une surpêche chronique …
Voici l’impérieux moment où nous devons résoudre la seconde partie de l’équation de Malthus : la question des ressources.
De la crise alimentaire que nous vivons devra sortir la réponse à deux questions qui engagent l’avenir de l’Humanité : comment nourrir les 9 milliards que nous seront en 2050 et avec quelle qualité, quel type de nourriture ?
Encore les graines…
La suite est l’histoire de ce que nous mangeons, de la discrimination dont sont victimes ceux qui ne mangent pas et de la bêtise de ceux qui mangent trop. Ainsi, le professeur John Peterson Myers, chercheur en sciences pour la santé environnementale, présente les choses de la manière suivante lorsqu’il s’exprime en public :
« Si vous pensez à votre famille et à vos amis proches, combien d’entre eux ont été directement ou indirectement atteint d’un cancer ? Levez la main…
Atteint d’un diabète ?...
Des parents ou des amis stériles ?...
Maintenant, j’aimerais que tous ceux qui ont levé la main au moins une fois lèvent la main de nouveau. »
Les trois quarts du public ont la main en l’air.
« Regardez autour de vous, vous verrez qu’un pourcentage important de gens qui habitent notre planète est atteint d’une maladie que la science croit liée aux facteurs environnementaux. Un scientifique américain a constaté le printemps dernier que la nouvelle génération d’enfants est la première de l’histoire moderne à être en moins bonne santé que ses parents ! »
Les populations des pays riches ont des problèmes de fertilité à cause de la qualité dégradée de leur alimentation : les malthusiens qui prônaient la stérilisation des pauvres doivent se retourner dans leurs tombes !
La première « révolution verte », celle de l’après Seconde Guerre mondiale, était dirigé par le secteur public. Les institutions publiques et les gouvernements contrôlaient la recherche, le développement agricole et les politiques agraires. La seconde « révolution verte », celle des biotechnologies et des Organismes Génétiquement Modifiés, est dirigée par une firme privée américaine : Monsanto. Premier semencier du monde, premier fournisseur de graines… La première « révolution verte » était bâtie sur l’utilisation massive de produits chimiques et d’équipements motorisés, mais son objectif ultime était tout de même de fournir plus de nourriture et d’assurer la sécurité alimentaire de la planète. Aujourd’hui, le bilan est là. Pour paraphraser Winston Churchill : « Il est fini le temps des promesses douteuses et des négociations stériles, voici venu le temps des conséquences ». Les sols appauvris, les pollutions massives, la qualité des aliments produits qui s’effondre et, pour finir, de nombreux problèmes de santé dans les populations. Et que dire des agriculteurs, maraîchers et autres viticulteurs atteints de leucémies, de leurs enfants souffrant de malformations congénitales après des années d’exposition familiale aux produits phytosanitaires utilisés massivement ?
La seconde « révolution verte » est dirigée par Monsanto, le roi de la graine. La seconde « révolution verte » n’a rien à voir avec la sécurité alimentaire. Encore moins avec la souveraineté alimentaire des Etats. Son but ultime est de contrôler le vivant à travers une série de brevets. Les OGM sont un moyen de privatiser la nourriture de l’Humanité et Monsanto est en position de quasi-monopole. « Nous vous possédons, nous possédons tous ceux qui achètent nos produits », déclarait un représentant de Monsanto, lors du procès que la firme intentait à un paysan américain qui refusait payer les royalties de semences qui lui avait été imposées.
Les OGM de Monsanto sont présents dans le monde entier grâce à une politique commerciale particulièrement agressive incluant la corruption de gouvernement (en Indonésie) ou de commission scientifique (au Canada), la falsification de documents (dans le magazine Science) ou l’empoisonnement de population, comme à Anniston, au Texas. Autant de comportements et de méthodes qui rappellent étrangement les politiques coloniales. Ainsi le brevetage du vivant serait une autre forme de colonisation. Selon la physicienne indienne Vandana Shiva, interrogée par Marie-Monique Robin, le brevetage du vivant est dans la continuité de la première colonisation. Le mot « patente » qui signifie « brevet » en anglais, en espagnol ou en allemand, vient de l’époque de la conquête. C’était par une « lettre patente » (du latin patens, ouvert, évident) portant le sceau des souverains d’Europe, que ceux-ci accordaient un droit exclusif à des gens d’armes pour qu’ils conquièrent des terres étrangères en leur nom. Au moment où l’Europe colonisait le monde, les « patentes » visaient une conquête territoriale, tandis que les brevets d’aujourd’hui visent une conquête économique à travers l’appropriation des organismes vivants par les nouveaux souverains que sont les multinationales comme Monsanto. Les brevets d’hier et d’aujourd’hui reposent sur un déni de la vie qui préexistait avant l’arrivée du colonisateur. Lorsque les Européens ont colonisé l’Amérique, les terres du Nouveau Monde ont été déclarées terra nulius, littéralement « terres vides », sous entendu « vides de nous, les colonisateurs ». De la même manière, le brevetage du vivant est fondé sur une hypothèse de « vie vide », car tant que les organismes vivants n’ont pas été modifiés génétiquement en laboratoire, ils n’ont pas de valeur. C’est un déni du travail et du savoir-faire de millions de personnes qui ont entretenu la biodiversité de la vie depuis des millénaires et qui, de surcroît, en vivent.
Ainsi, pour en arriver à ce stade, depuis la fin de la seconde guerre mondiale, on a sélectionné, irradié, défolié, bombardé les graines et les semences afin qu’elles donnent toujours plus. Mais plus de quoi ? Plus de nourriture ou plus de cancers et de diabètes ?
En février 2009, l’Agence Française de Sécurité Sanitaire des Aliments a rendu un avis favorable à l’introduction du maïs génétiquement modifié pour résister aux insecticides. Les tests ont concerné une génération de rats alors qu’il est avéré que les problèmes de santé induits par les OGM apparaissent après consommation par plusieurs générations…
L’essayiste Naomi Klein me confiait récemment lors d’une interview que ce n’est pas la première fois que nous assistons à ce type de comportement de domination commerciale. Il y a déjà eu de nombreux exemples, et c’est à cela qu’elle fait référence en parlant de « doctrine du choc ». De manière quasiment systématique, au cœur des crises contemporaines, qu’elles soient financières, pétrolières, ou encore alimentaires, et même dans le cas des catastrophes naturelles, on se retrouve face au programme des néo-libéraux. Ce n’est pas un secret, ce n’est pas un complot : il y a une certaine vision du monde prônée par les grandes institutions comme l’Organisation Mondiale du Commerce, ou le Fond Monétaire International. Mais ce modèle n’a pas réussi partout, il y a encore des résistances, des politiques à travers le monde qui ne s’y plient pas, et du coup, ce qui se passe en temps de crise est perçu par ces institutions comme une formidable opportunité d’imposer leur vision néo-libérales du monde. Les vieilles recettes ressurgissent, et en étant simplement reformatées, elles sont proposées comme étant soudainement les réponses à la crise, comme étant les « solutions » à la crise.
Si l’on reprend le problème de la crise alimentaire, du point de vue des attentes néo-libérales, on sait quelles politiques n’ont pas totalement fonctionné. L’une d’entre elles, qui vise tous les pays du monde, est la campagne pour autoriser la modification génétique des aliments. Il y a des pays dans lesquels, à la suite d’une forte mobilisation des agriculteurs, des associations écologiques ont réussi à faire passer des lois pour bloquer l’importation de semences génétiquement modifiées. Cela a créé une très grande frustration chez les grandes firmes agro-alimentaires. Il y a également des pays en voie de développement qui refusent de retirer totalement les moyens de protection qu’ils accordent à leurs industries agricoles nationales, en particulier parce que l’Europe et les Etats-unis continuent à subventionner leurs exportations. Ces protections publiques des agricultures nationales forment LE principal obstacle à la progression des politiques néo-libérales. C’est le grand point de frictions entre les pays africains, l’Inde et les Etats-Unis suivis par l’Europe. Depuis l’échec des négociations de Seattle, lors du sommet de l’OMC, c’est devenu LE problème majeur des néo-libéraux.
Aujourd’hui, dans le contexte actuel de crise alimentaire mondiale, de famine, de panique dû à cette crise, on assiste à un nouvel assaut néo-libéral. Une nouvelle pression de la part des grandes firmes du business agro-alimentaire américain et européen qui tentent d’éliminer les aides indispensables et élémentaires mises en place par certains Etats pour préserver leur souveraineté alimentaire. A la faveur de la crise alimentaire, le FMI, la Banque Mondiale et d’autres institutions internationales exercent de très fortes pressions afin que les Etats qui ont un besoin vital de capitaux lèvent les restrictions concernant l’importation d’OGM, les barrières qui protègent leur agriculture nationale, pour qu’ils libéralisent leurs économies. La complicité des institutions internationales avec cet état de fait a poussé de nombreux gouvernements d’Afrique et d’Amérique Latine a lancer un appel pour défendre le droit à la souveraineté alimentaire qui est réellement menacée. Cet appel revendique l’idée que la nourriture est un droit humain et non une marchandise que l’on peut traiter comme un bien de consommation. En effet, considérer la nourriture comme un simple bien est extrêmement dangereux.
L’une des ripostes au néo-libéralisme à été de relancer le débat sur le droit à la nourriture ; qu’elle ne soit pas considérée comme un produit commercial, mais envisagée comme un droit essentiel de l’Humanité. Les institutions internationales, les Nations Unies, n’ont pas défendu ce droit aussi ardemment qu’elles auraient dû le faire, elles n’ont pas pris la responsabilité qui est la leur, car la nourriture est inscrite en tant que droit fondamental dans la déclaration des Droits de l’Homme des Nations Unies.
La nourriture est en train de devenir un bien de plus en plus précieux, donc une industrie d’autant plus lucrative. Aujourd’hui, les choix politiques des gouvernements occidentaux sont clairs et les populations semblent sous le choc. Cependant, les quelques déclarations d’intentions et la couche de peinture verte passée à la hâte sur la cupidité des grands industriels de l’agro-alimentaire peuvent pousser les populations vers une pensée plus radicale. Une pensée qui amènerait à la possibilité de quitter le modèle agricole actuel.
Dans un environnement de changement climatique, de raréfaction de l’eau et de crise, les grands semenciers ont une opportunité formidable d’étendre leur pouvoir sur le monde au détriment d’une nourriture de qualité, de l’environnement et du droit inaliénable de l’Humanité que représente l’accès aux ressources alimentaires.
Allons-nous laisser faire ?