Ce texte est une inspiration libre ; il ne prétend ni illustrer ni être illustré par ces 7 photographies de Marc Bonneville qui ont servi de détonateurs à mon imaginaire :
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Les gens s’étaient rassemblés en une colonne qui s’étirait pour traverser la ville. Des groupuscules isolés cherchaient l’émeute et trottaient dans les ruelles dessinées selon la rigueur soviétique, à l’écart des drapeaux qui flottaient sur les têtes comme des étendards de tempête. Ici et là, des éclats de béton gisaient assemblés et témoignaient des récents tremblements de terre qui avaient secoué le sol. Bruts et massifs, les gravats avaient été dressés en barricades par des soldats venus directement de l’intérieur afin de protéger la ville des invasions nomades. Il y avait pourtant longtemps que les mongols n’étaient pas venus jusqu’ici. En provenance du sud, les pistes des migrations guerrières avaient été effacées de la steppe par les derniers soubresauts du monde. Certaines mémoires en détenaient encore les codes, mais personne n’était capable de dire à qui elles appartenaient précisément. On disait qu’un jour le dégel de la toundra révélerait des noms et qu’un renouveau pourrait alors advenir. En attendant, il fallait attendre.
Il était difficile de savoir comment les choses tourneraient. Les devins eux-mêmes hésitaient, ils auscultaient les augures mais ne pipaient mot, le regard profond et immobile. Ils remuaient les cendres des feux de leurs doigts crochus et ruminaient les pensées éternelles, reclus dans les caves et les appartements délabrés. Le vent soufflait comme une rumeur, il tirait les cheveux de la foule en passant en trombe entre les tours de ciment au pied desquelles des femmes, des hommes, des enfants de tout gabarit se rassemblaient avec dans les yeux de l’inquiétude. Certains s’embrassaient pourtant, tenaillés par un résidu de joie tenace et mystérieuse. Sa lumière tournait dans leur ventre et inondait leurs yeux, elle ouvrait leurs bouches sur des cris obscurs qui étiraient encore davantage leurs yeux asiatiques.
Trois faucons crécerelles observaient la scène avec une altitude souveraine. Ils voletaient sur place en battant rapidement des ailes, le regard planté bien à l’aplomb dans le sol, au niveau de la gare routière n° 255.
Mishamita Olianov était belle et mystérieuse. D’ordinaire elle voyageait dans les livres d’Antoine Volodine, son écrivain préféré, le seul homme qu’elle acceptait de fréquenter avec assiduité, par livres interposés. Lui seul savait quels étaient les secrets de son univers. Ses ancêtres aussi savaient mais tous étaient morts depuis belle lurette. Ses lectures la faisaient vivre plus haut qu’à l’ordinaire et elle adorait ça, surtout les nuits d’orage. Les choses étaient devenues sérieuses depuis deux jours longs comme des vies de métamorphoses entre les mondes. Mishamita n’avait pas moins de 150 ans, répétait-elle à qui voulait l’entendre, mais elle en paraissait 34 et ses interlocuteurs repartaient avec le doute à l’esprit. Ils observaient avec envie sa bouche pleine et sensuelle en se disant qu’ils ne la sentiraient jamais contre leurs lèvres de carton et que la vie était décidément mal faite. Certains soupçonnaient l’influence tacite de Volodine sur l’esprit indocile et tortueux de cette femme. Elle semblait forte et fragile, comme tous ceux qui reviennent de loin avec l’exil dans le cœur et des signes fugaces à la surface des paupières.
Du regard elle suivait le vol des faucons, ses émissaires. Leurs plumes prenaient une couleur rouge brique sous les rayons de lumière obliques, filtrés par le ciel gris diaphane. Mishamita tirait des renseignements rien qu’à les regarder, c’était une question d’angle et de perspective, prétendait-elle. « Je tiens cette propension à la jeunesse et cette disposition au dialogue avec les faucons de mes ascendances sino-mongoles et sibériennes », affirmait-elle pour justifier ce qui pouvait passer pour les errances de son esprit. Son prénom ne prit des sonorités japonaises qu’après des années de pratique du Bouddhisme zen. Elle était très fière de cette transformation. Lorsqu’il s’en aperçut, l’ex-commissaire du peuple Andreï Machinovsky tordit la bouche en soufflant une plainte de mots opaques : « décidément le matérialisme historique n’est plus ce qu’il était. »
Il y avait donc deux journées longues comme des nuits qu’elle avait fui en direction du fleuve. Le ciel était vaste comme l’immensité sibérienne et elle sentait l’Asie pénétrer ses bronches et la soulever comme si elle n’avait été qu’un jet de poussière. De temps en temps, lorsqu’elle croisait l’ombre d’un homme portant chapeau sur le fond du ciel, elle se retournait pour vérifier qu’elle n’était pas suivie. Il n’aurait manqué plus que ça, être suivie à présent, alors qu’elle vivait seule depuis des décennies. Elle remontait son écharpe et couvrait sa bouche, le froid venait à peine mais il était bien présent, il cherchait à s’infiltrer entre ses dents. Le vent effilait ses cheveux et elle tenait fort contre sa poitrine un livre de A.V. Elle n’en savait plus le titre, elle songeait à autre chose. Peut-être était-ce le Rituel du mépris, ou bien Des Enfers fabuleux, ou bien Le Port intérieur - non, elle n’avait plus les idées claires. Le livre c’était sa vie à présent, il n’y avait plus d’écart de langage pour les séparer. C’était sans importance, ce titre. Elle devait quitter la ville et sa désolation, elle devait échapper à la dégringolade qui tranchait un à un les câbles d’alimentation et qui finirait par éteindre, l’une après l’autre, les cheminées industrielles qui crachaient alentour. Elle voyait déjà ce quai tourné vers nulle part, l’eau qui faisait horizon et les collines que rongeait le brouillard. Elle sentait la larme qui filait sur sa joue tandis qu’elle se dirigeait vers la sortie et qu’elle s’apprêtait à tourner la page, dans un paysage puissant écrit de noir et de blanc. C’était un sanglot ou une larme de pluie - elle ne savait plus à l’instant car les contours se brouillaient tandis qu’elle puisait au large la force de son envol.