La Revue des Ressources
Accueil > Masse critique > Carte blanche > Parlez-leur de nous : pour Arnaud Pelletier (1976-2005)

Parlez-leur de nous : pour Arnaud Pelletier (1976-2005) 

mardi 25 août 2009, par François Richard

Publié le 12 juin 2006, ce texte nous parle d’Arnaud Pelletier, bien trop vite oublié.

/...

 « La mort, c’est un excès de vie. Vous voulez avoir une connaissance plus intime de la mort et si possible la magnifier. Les premières statuaires préhistoriques représentaient des divinités engendrées par la peur de la mort. Vous savez que vous pouvez mourir plusieurs fois et rester vivant. Vous pouvez mourir quand vous l’avez décidé. La mort a une odeur de lumière blanche. Vous devez, tel que vous avez vécu, vous préparer sérieusement à la mort. [...] Et puis cette hypothèse : mourir en pleine santé, au sommet de la vie et de l’amour. Périr d’une insupportable excitation des cellules qui font la vie. »

V.I.T.R.I.Ø.L.

Le premier anniversaire de la mort d’Arnaud Pelletier (1976-2005) approche ; un décès accidentel traumatique pour ceux qui le connaissaient, ceux qui aussi vécurent le commencement de son œuvre sombre et fulgurante, empreinte d’un autre traumatisme. Ses deux premiers livres sont sortis le jour de sa mort le 24 juin :
V.I.T.R.I.Ø.L. (Caméras Animales) et L’Origine du désir (Dumerchez). François Richard, son ami et son co-éditeur, livre un témoignage, encore à vif, de l’expérience de sa proximité.

... /...

 Vous voulez que je vous dise ? Soir d’automne deux-mille trois, peut-être début mi-octobre, ou avant, ou après. Un premier message sur le répondeur ; une voix grave déterminée où quelques brisures imperceptibles, un motif d’appel qui sonne un peu prétextuel (« je voudrais savoir si vous pouvez joindre Medhi Belhaj Kacem, sur qui je prépare un travail universitaire ») laissent entendre beaucoup d’autres choses, relatives à l’inquiétude et la fièvre, la folie, peut-être, on réfléchissait encore trop, pas là. Il est tard, on le rappellera demain. Le lendemain on part tôt dans ses marches et ne repasse par l’appartement que vers midi ; sur le répondeur il y a plusieurs tentatives d’appels avortées, et une demande un peu agacée d’être rappelé. On pose son sac, le téléphone sonne, c’est lui. Il explique qu’il est un ami d’Hubert Haddad et que c’est lui qui a donné le contact. Il a peut-être trente ans ; le vouvoiement reste, très vite il y a une gêne du côté de l’appelé car l’appelant se focalise sur lui-même comme possédé par un orgueil de séduction, oscillant entre théoriques et rhétoriques quand il évoque son travail, toujours dans ce débit qui aurait pu devenir réellement sûr, mature et fort et où de plus en plus de mots dissonent vers un abyme sidéralement proche moite (« c’est sacral mais j’y pane que dalle »). « Et vous, vous écrivez ? » lui demande-t-on au coup de fil du soir du même jour. Son débit s’ente à une érogénéité d’extrême orgueil à autoflagellation extrême, le nom Marcel Moreau, puis celui de Vanessa l’amour suicidé pour qui il aurait écrit un texte merdique jouissif et important, d’autres noms surgissent, et c’est peut-être là qu’il dit à soi que de son côté il s’est enfoncé deux fois un cutter dans le cou et soi, on lui dit que Hubert a dû lui dire que Mathias et soi créions un bouge d’éditions, que même sans ça on voudrait le lire. Il dit qu’il peut provisoirement passer par Internet. Au moment de se quitter il demande à ce que ce soit soi qui rappelle car il est sur le portable de son amie Audrey, qui vient d’être internée, ils sont sur Paris mais les autres fois il se morfond à Chaumont sur Marne, Audrey, est en psychiatrie, et le forfait est bientôt fini. Soi, on commence à comprendre, à se sentir un peu décorporé, on sort depuis un an de l’enfer et de la folie, de la chambre d’Hölderlin, se retrouve ici maintenant à mesurer le chemin, se retrouve face au double de celui qu’on était. Une antichambre du monde dont on ne voulait plus même entendre parler, d’où le quittant on songea que si un interlocuteur tout juste sorti de là avait été avec soi dans cet « ici là-bas » on serait peut-être passé moins près d’y rester. On s’est saisis, on s’est dit des rires, a évoqué des amours idéelles qui ressemblent tant à des chimères, que les ténèbres et l’étrange se jouxtent, on lui a dit de rappeler à n’importe quelle heure. Ha oui ? dit-il. -Oui ; à une époque je ne dormais que deux heures, quand j’étais anorexique. -Moi c’est pareil, je ne dors pas », s’enthousiasma-t-il, négligeant que de l’autre côté on avait évoqué ça au passé. De là sont parties vos nuits, les nuits de Vers à mort, les poèmes qu’il y écrivit. Un coup de fil annonçait l’envoi d’un nouveau poème par Internet. Il se mit à appeler de plus en plus tôt, ou tard. Il annonça l’envoi de ses ensembles précédents. Des textes que l’on n’eut pas le temps de lire dans l’instant ; des mots sur le fil. L’un des jours entre les nuits on lit l’un des textes que l’on a imprimés, V.I.T.R.I.Ø.L. C’était dans un bar, on eut des remontées de nausées, plusieurs fois le réflexe de sauter des lignes ou une page, pourtant non isolables à ce seul effet -il y a un point où il n’y a plus tôt, ni tard, dans la profondeur duquel quelque chose fraye démesurément, phosphène noir viscéral dangereux de pore à pore internes. On reçoit un mail de Mathias, à qui on a transféré le message. « C’est inouï, je ne comprends pas tes réticences, c’est le prochain texte qu’on doit publier ». On ne sait plus si on a fait part de ce message à Arnaud, le soir. Il parle de sa situation qui mue vers le critique à n’importe quelle heure. A côté de l’amitié il vit dans l’état de l’urgence, la vampirisation de soi comme don de soi. La Passion on en aurait faite la plus simple amitié (de pôle à pôle). Comme le corps qui écoute et danse la musique se souvient qu’il n’est que le temps, pétrifié. Penser à toi des fois c’était être Deux, des fois c’est être un, chaque fois c’est reconnaître un peu mieux le Sacré. Il se sécrète quelque chose de janusien et de jardin-culte à partager les maux du dernier degré de l’exténuation, inconsolidables, ou une lettre un matin appelant soi de détresse.

... /...

 On s’est rencontrés physiquement trois fois, toute la réalisation de notre sorte de lien préexistant s’est esquissée par les différentes voies de messagerie. Vers ce qui est devenu aujourd’hui ses derniers jours, moins de deux ans après, tandis que V.I.T.R.I.Ø.L. passait sous presse, je lui disais mon effondrement, toujours par rapport à ce plan affectif idéel et punitif, et par un mouvement drôle la situation assistant/assisté des premiers mots s’était inversée, c’est lui qui m’avait géré, livrant à perte de Secret son propre vécu. Quelques jours après, lui qui était mort vingt fois, lui me dit sa découverte de l’amour le plus pur, le plus beau, le plus inespéré. Le présent touché par l’irrésistible s’ouvrait. Ce qui est la victoire, vers mai deux-mille cinq, un peu avant notre rendez-vous au marché de la poésie à Paris (la troisième fois). Ce jour-là, dans l’après-midi, au café avec Morgane (son aimée), Jérôme (en face de qui il est mort), je croyais au Vivre vif, je repensais à une conversation bouleversante au moment où nous travaillions sur le contenu du livre (auquel il s’est donné avec une lucidité, une attention, une rigueur enthousiaste totalement inhabituelles, viviers de promesses) où, après un début convenu, il m’avait soudain parlé comme à un seul autre moment il m’a parlé, dans une tension désespérée et sereine à la fois, comme s’il allait mourir -Ecoute-moi. Fais-moi le plus beau cadeau que tu puisses me faire. Fais-moi un livre avec une couverture en noir et rouge. Publie V.I.T.R.I.Ø.L. et Annah. Le reste je m’en fous, tu comprends ? -Pour Annah, il faut qu’on lise d’abord...Et puis tout ça va mettre du temps. -Je m’en fous, maintenant que je suis mort, j’ai l’éternité. Comme les deux autres fois son regard muré de ténèbres moites dut se fendiller, de lueurs, de santé, de la joie de la reconnaissance, d’être ensemble. Il allumait les autres tables, et puis les passants, il était le soul, le sacrement, il était au rendez-vous donné à sa naissance. Il avait tenu la promesse à ses morts qui une à une lui avaient accordé de rester. Tout avec les verres sonnait tellement, rétrospectivement, comme un chemin sensuel sensitif entraînant jusqu’à l’âme dans l’équinoxe qui meurtrit les délais, la distanciation-pluralité des soi ou de ce « on » qui les englobe en un singulier primal. Je repensais, les yeux de plus en plus vitreux, à l’épisode terrible du premier rendez-vous à Paris, manqué, après les échanges nocturnes de quand il squattait chez Audrey -nous voulions, à l’occasion de nous voir, partir sur un projet d’entretiens avec Hubert Haddad. Après avoir attendu avec Irène à la Maison de la Radio longtemps, j’ai su après -par Hubert- que les parents d’Audrey l’avaient renvoyé le matin, avec ses affaires, dans le train ; et puis on n’a plus eu de nouvelles pendant près de trois mois. Il avait repris contact de manière catastrophique -sur le mode de la demande d’aide matérielle, pour revenir de Rennes. D’autre l’avait vu y faire la manche, j’imagine le sentiment double d’affliction et de fascination qu’il dégagea là. Sa connivence avec la noirceur était ressortie par sa voix de chant avant de sortir dans l’écrit, une voix comme le frisson au contact d’un diamant dur glacé. Il s’était fait jeter de la voiture de Géraldine, une de ses plus chères amies (« il ne supportait pas que ça devienne beau, il foutait tout en l’air à ce moment-là »), après qu’il était parti sur la route avec elle, enfermé dans sa douleur, les médicaments, ses démons...Il transpirait la plupart du temps. Squattait dans les villes, chez les Amies, chez des amis, dont toutes et tous le disaient ingérable, exaspérant. S’étaient tous retrouvés à un moment dans la position de le brider (plus ou moins) dans l’un de ses délires extrêmes, d’un balcon, d’un micro, au vol d’un costume trois pièces, une agression artaldienne du paysage, quand il s’approchait trop de bris de verres cassés, se lacérait le ventre, explosait en sa carapace d’ange noir rendue comme une fonte suintante de liquides extérieurs à l’eau, taches d’un monde humain intégral jamais rendu, jamais vécu ici. Il traçait, marquait son passage par jeu alternant de trop-présence et de désintégration, ressurgissait par le biais d’un texte envoyé, d’une lettre ou pour tout appel puissant depuis on ne sait quelle cabine. Partait sur des rires tonitruants proches du cri en parlant des éjaculats littéraires puis de temps en temps se focalisait sur soi qui lui parlait, on pensait à la Rose que le Petit Prince doit apprivoiser. Il m’a fallu du temps pour admettre que son hystérie masculine tenait autant de l’auto-enfermement que de l’empathie totale avec l’humain, avec ce que chacun porte en soi de dur et d’irréconciliable fonds communautaire secret et absolu en réalité dont il exigeait de chacun qu’il le vive. En tout, vers moi, trois, quatre mots d’une envie tendant vers un nous. La conception du livre mise en branle, son émoi palpable s’est accentué, crescendo, en-dehors de la préoccupation égotiste. « J’ai besoin de construire une vraie amitié.

Je ne veux plus être qui j’ai été. Tu es l’un des amis que je peux compter sur les doigts de la main. » Arnaud sentait pointer comme un horizon inespéré proche la communauté de sensibilité de fureur que Mathias et moi voulions rassembler. Vous ne vous attendiez pas à une telle concordance de vos désirs. Je sens aussi de grands traits profonds communs à Mathias et à lui, Mathias qui est celui qui a voulu le publier ; ressens le fait qu’ils ne se soient pas mieux connus comme un autre subdivision de l’abattement qui eut lieu rue Jean-Jacques Rousseau, soir, à la première bouchée dans un restaurant, après qu’une dernière fois il s’est redressé debout absolument, une fraction, quand le cœur a lâché suite à une mauvaise circulation alimentaire, debout absolument toujours quand les médecins légistes durent ouvrir le gisant pour l’autopsie puis lui faire des soins esthétiques pour l’arrivée des proches à l’Institut Médico-légal cet espèce de hangar pour ceux qui sont morts sur la voie publique, que l’on ne savait pas si on arriverait à entrer dans la pièce du tombeau posé sur une table faisant qu’il fallait s’approcher très près pour voir l’intérieur et découvrir son visage, lui dans le même costume que ce dernier après-midi où il apprit à toutes les personnes de la brasserie le mot immarcescible ou que « après que » est toujours suivi de l’indicatif dans les gestes, les rires, la vie de la victoire. Car un corps mort dégage plus de violence que n’importe quelle parole, qu’il s’agisse d’une imprécation ou d’une prière.

Nous allions être le mouvement. Des Caméras Animales. « Je nourris depuis très longtemps le projet d’une scène totale, une concentration de tous les arts ». Vous ne vous étiez pas attendu à une telle concordance de vos désirs. CREVARD [baise-sollers], V.I .T.R.I.Ø.L. Tu jubilais à l’idée de ce qu’allait être notre rentrée littéraire. Le on frisait le nous comme au stade d’une toute-proximité corrosive, évidente, décimante, inexorable, virale, convulsive. Les téléphones tremblaient de toutes les effusions ce printemps deux-mille cinq, où nous savions que nous nous reverrions dans un mois, et tandis que Mathias et moi sauvions V.I.T.R.I.Ø.L. d’une véritable catastrophe à l’imprimerie. Bang-bang. Musique d’un Dessein a fusé dans les lumières mates moites, une musique Nôtre, celle que nous devions exécuter pour la sCène totale et que je dois. Te traçant avec une difficulté cruciale ces lignes j’écoute ce groupe que tu écoutais

What I have become
My sweetest friend
Everyone I know
Goes away
In the end


... /...

 “J’ai reçu les exemplaires de V.I.T.R.I.Ø.L, et ils sont arrivés sur les étalages de la librairie, en face du café d’où je t’appelle ! C’est le plus beau jour de ma vie, c’est magnifique...Tu sais je prends des demis, j’ai cru que le patron me rendait la monnaie, en fait il m’a dit « vas m’en chercher un » ! ». « Je viens de rencontrer celle que j’aime. Je te la présenterai à Paris. Tu n’as pas d’autre choix que d’être aimé par elle, ou de mourir. »

You can have it all
My empire of dirt
I will let you down
I will make you hurt


“Nous allons faire de la musique ensemble. Je vais me rapprocher, peut-être à Paris ou à Orléans. Nous allons rendre obsolète tout ce qui nous précède ».

« Je m’appelle Arnaud Pelletier. Rappelez-moi s’il vous plaît. Je suis un ami de Hubert Haddad, il m’a dit de vous appeler ».
I’m
Still
Right
here


... /.

P.-S.

Les éditions Caméras Animales, basées à Tours et lancées en 2004, sont nées de deux vies (deux frères, Mathias et François Richard, tous deux dans l’écrit et dans la musique, et d’une manière plus générale le mouvement libératoire, par tous les médiums) et ce à la fois dans une passion et dans un rejet absolus. Rejet de la normalité bovine et de la perversion contemporaines, reflétées aussi dans les intelligentsias de tous les domaines de l’art. Passion de l’exigence de soi et de la « raison basse » comme réponse aux formatages du monde inculqué, du mouvement dans les marges insituables, des extrémités transcendées par les arts, l’écriture fiévreuse, l’inouï, les « machines de guerre » désirantes, exploratoires, irréconciliables avec la surface.
Sous ce principe d’insituabilité radicale, quatre titres à ce jour sont parus. Tous sont très différents dans la forme. Chacun sous-tendu par la même essence séminale, traversé par une modernité vive brute et exigeante, libérée de sa cage d’artefacts à rendre caduque le concept de résistance et mutant en attaque.

Musiques de la révolte maudite de Mathias Richard (2004)

Danse-fiction de Ly Thanh Tiên (2004)

V.I.T.R.I.Ø.L. de Arnaud Pelletier (2005)

CREVARD [baise-sollers] de Thierry Théolier (2005)

© la revue des ressources : Sauf mention particulière | SPIP | Contact | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0 | La Revue des Ressources sur facebook & twitter