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Chérie fais de beaux rêves ! [ pour un homme - 3 ] 

Scénario en série tous les samedis

samedi 17 octobre 2015, par Aliette G. Certhoux

à Edwige Belmore



III. LE RETOUR DE TANGER

Vincent, Pilote, Quinquagénaire, Michel, Fred (Off), Dalilah, Panama, Barmaid.



3. Le départ de Vincent
4. Dalilah sur « L’Agadir »
5. Vincent à Ibiza
6. Copier la Camargue par cibi depuis depuis Ibiza

Note : L’« Agadir » [1]


Le Retour de Tanger — 3. Le départ de Vincent


Un Beachcraft décolle de l’aérodrome. Le vrombissement du bi-moteur s’éloigne et disparaît. Quelques personnes s’arrêtent pour regarder le ciel. Une femme, en haïk blanc, passe.


A bord du Beachcraft, Vincent est le seul passager. Il est plongé dans la lecture d’un vieux bouquin de la Série noire, à la couverture cartonnée noire et jaune, celle que Picasso avait rendue reconnaissable entre toutes.

Il ne prête aucune attention au soleil couchant, qui embrase le ciel, de l’autre côté des hublots.

Le PILOTE hurle, pour couvrir le bruit des moteurs :

PILOTE :
Ibiza !

Vincent claque son livre pour le refermer, et fait signe du pouce pour dire qu’il a apprécié le vol, et qu’il a entendu l’annonce. Le Pilote se retourne, il porte de grosses lunettes polarisées qui lui cachent les yeux ; avec un sourire jusqu’aux oreilles, il poursuit :

PILOTE :
Attachez votre ceinture !

Vincent boucle sa ceinture. Puis il jette un coup d’œil vers le hublot pour découvrir le paysage...


Le Retour de Tanger — 4. Dalilah sur « L’Agadir »


Au clair de lune, une masse sombre, constellée de points lumineux, avance sur la mer : le ferry « Agadir » navigue vers l’Europe.


Dans l’éclairage blafard d’une cabine dortoir, Dalilah, derrière la couverture d’un illustré à l’image de Spîderman lançant son filet sur l’Empire State Building, paraît lire. En fait, elle jette des regards furtifs plein de reproches à l’adresse d’une Rousse impudique, dénudée au pied d’une des couchettes, qui brosse son abondante chevelure, sans épargner ses voisines.

Sur une autre couchette, deux enfants dorment, blottis contre leur mère, une femme berbère au front tatoué, les cheveux noués dans un foulard fleuri, qui en allaite un troisième. Elle esquisse un sourire à l’intention de Dalilah, quand celle-ci la regarde.

Dalidah pose rageusement son illustré, et lançant une ultime œillade venimeuse à la Rousse, elle sort de la cabine.


Un homme est dans la coursive, le dos appuyé au mur. Il paraît dormir debout, la tête inclinée sur la poitrine, sous le PANAMA qui lui coiffe la tête. Ses pieds chaussés de mocassins bicolores barrent le chemin : Dalilah doit les enjamber.

Avant de refermer la porte des toilettes, Dalilah s’avise de l’inconnu. Il a les mains enfoncées dans les poches d’un pantalon bleu pâle, blanchi par la lumière de la lune, et porte une chemise noire, sans cravate. Soudain elle croît le reconnaître :

(Flash-back : un peu plus tôt, dans la soirée)
Au bar des secondes classes, Dalilah commande quelque chose que la barmaid lui fait signe de ne pouvoir lui procurer.

BARMAID :
Pas d’alcool ici, allez au bar du restaurant... (elle indique un autre endroit derrière l’escalier).

Voici Dalilah assise à une table fixe, dans le bar des premières classes, ses gauloises et son Zippo posés devant elle. Rêveuse, près d’un hublot ouvert sur la mer embrasée par les derniers feux du soleil, elle sirote à l’aide d’une paille une boisson qui a la couleur d’un gin-fizz, dans un verre bordé de sucre givré. Soudain, elle s’arrête, elle paraît frissonner, et se masse l’épaule comme pour se réchauffer. C’est peut-être à cause du sentiment d’être observée par un homme en costume bleu pâle avec une chemise noire, et coiffé d’un Panama, qu’elle voit dans une glace murale, un peu plus loin devant elle. Il se tient debout près du bar, tapotant une cigarette sur un étui en métal doré, peut-être de l’or. Se voyant découvert, il regarde sa cigarette et l’allume. D’une seule aspiration elle finit son verre, empoche son paquet et son briquet, et quitte les lieux. .

Si ce n’est que l’homme ait posé sa veste : c’est le même.

Elle referme la porte des toilettes et la verrouille. Elle fait couler la douche et se place sous le jet, la nuque offerte.


Le Retour de Tanger — 5. Vincent à Ibiza


Une immense affiche en noir et blanc sur le mur s’impose au regard : un poing balance un swing à une brune en trench-coat piqué d’une trame, et aux lèvres pulpeuses. Le phylactère dit : « Sweet dreams baby ! ». C’est un détournement plutôt misogyne de la sérigraphie célèbre de Roy Lichtenstein où le coup de poing s’échange entre deux hommes. Le mur du grand salon est entièrement dédié au Pop Art.

Le mobilier est fixe, coulé en ciment blanc, le même ciment que celui dans lequel le sol et les murs paraissent faits. Quelques sièges mobiles sont identifiables comme du mobilier d’architectes de l’avant-guerre ou juste après et leur diversité les fait conférer aux spécimens d’une collection : Mallet-Stevens, Mies van der Rohe...

Tout juste audible, un flamenco joué dehors donne l’ambiance.

On entend la voix de Vincent déclamer dans la pièce ; hors champ. Il monologue :

VINCENT (Off) :
Donc, le type arrive chez lui, il allume tranquillement la lumière et, horreur : l’appartement a été mis à sac ! On a renversé les meubles, vidé les tiroirs, déchiré les livres et les journaux. Mais le plus dur, c’est le matelas éventré qui perd sa laine, on dirait des boyaux... L’homme fiche le camp de chez lui, à toute berzingue...

Accoudé à une fenêtre ouverte, un éphèbe en short tyrolien regarde la mer au loin, par dessus les massifs aléatoires de géraniums sauvages... il n’accorde au conteur qu’un coup d’œil ennuyé puis il retourne à sa rêverie.

Un séduisant QUINQUAGÉNAIRE, assis en tailleur sur un canapé de cuir, en cascade de cubes, tient à la main le Série noire de Vincent. Apparemment, il est captivé par le récit de son jeune ami, qui lui résume le livre.

Vincent, très à l’aise dans son costume de lin blanc a juste changé de chemise, poursuit...

VINCENT :
Mais le type n’a encore rien vu. Complètement largué, incapable d’imaginer qui peut lui en vouloir à ce point, il va de galère en galère... jusqu’au point de non retour !

Des cris, d’une pièce voisine, c’est MICHEL qui appelle...

MICHEL (Off — il jubile) :
Vincent, Vincent ! Je copie ton frère !... Dépêche toi !

Vincent cherche où poser son verre, le quinquagénaire, d’un signe de tête, lui désigne un endroit.

VINCENT (il se précipite à grands pas vers le fond de la pièce où se trouve la porte ouverte) :
Waou ! Le cibiste !

QUINQUAGÉNAIRE :
Michel a du talent... Il a tout de même un appareil à propagation étendue...

Vincent l’interrompt...

VINCENT (se retournant, depuis le seuil de la porte qu’il franchit) :
... Talent ou propagation étendue, peu importe, c’est un coup chance de toutes façons !


Le Retour de Tanger — 6. Copier la Camargue par cibi depuis Ibiza


Michel est un garçon athlétique en maillot de bain, la trentaine, il est debout, devant ce qui pourrait être un émetteur de radio. Il s’adresse à Vincent qui entre dans la pièce.

MICHEL (s’effaçant, pour laisser sa place devant le micro) :
C’est Fred ! Dépêche-toi, on va le perdre !

FRED (Off — dans l’ampli) :
Michel ?! Tu m’entends encore ?

VINCENT (au micro, répondant à la place de Michel) :
Bon anniversaire, mon frère !

FRED (Off — dans l’ampli) :
Michel ?! Tu m’entends encore ?

Un grand éclat de rire, à quelques cinq cent milles marins, retentit dans l’ampli...

FRED (Off — dans l’ampli) :
Que fais-tu à Ibiza ?! C’est ici qu’on t’attend !

VINCENT (au micro) :
Le hasard du jeu ! J’ai gagné un avion-taxi, alors je suis passé faire un petit salut ! Mère est là ?

FRED (Off — dans l’ampli) :
Non, elle est encore à San Diego.

Vincent a l’air contrarié, un instant il voit le lieu d’où son frère lui parle...

6/a. Un endroit de nuit pouvant se trouver en Camargue. Par la porte double ouverte on peut voir sur la terrasse des orangers dans de grands vases d’Anduze. La pièce, de style Empire rustique, n’est pas poussiéreuse mais encombrée. Non loin de la Cibi, d’où on entend un bruit radiophonique de« friture », une collection de magnétophones et de téléviseurs de plusieurs générations techniques récapitule leur histoire. Près de la fenêtre se trouve un grand piano à queue au clavier découvert, de marque française, un peu plus loin une grande table servant de bureau... Au mur, un grand panneau de photos de famille en noir et blanc et parmi celles-ci : un homme au visage buriné triomphe, le chapeau à la main, sur un blanc cheval cabré. Des garçonnets pique-niquent avec leurs parents sur une plage déserte semée d’épaves de bois flottés, blanchis par le soleil ; on reconnaît le visage du cavalier qui allume un feu, un peu plus loin un voilier est ancré. La mère en short, digne d’une image d’Ava Gardner, déballe un panier de provisions. Vincent adolescent près de son père, en appui sur la barrière qui entoure la piste des arènes. Le grand frère, jeune homme en tenue de razetteur pendant une course royale, court vite, le taureau aux trousses. La mère, debout dans les gradins, les yeux cachés par des lunettes de soleil, crie quelque chose, les mains en porte-voix. Une jeune fille afro-américaine, en haut de la passerelle d’un Boeing 707, agite un journal plié en signe d’adieu, sur la photo on peut lire la mention : « Lucy in the sky with diamons, 1969 ». Sur une tablette devant la bibliothèque, une boîte transparente contient un Super-Constellation holographique en trois D, ce fantôme amorce un virage.

Friture radio... la voix revient.

FRED (Off — dans l’ampli) :
À tous merci pour l’hologramme ! Michel rentre avec toi ?

Mais Vincent est reparti dans l’autre pièce. Plusieurs voix interférentes passent dans les ondes...

FRED (0ff — dans l’ampli) :
Tu me copies encore ?

MICHEL (au micro) :
Par moments... Je passerai seul plus tard, avant de rentrer à Paris...

Il sort. Interférences croisant plusieurs voix dans l’ampli laissé pour compte par ses auditeurs...

6/b. Parmi les interférences de la cibi, une voix de femme s’élève, lointaine mais distincte... : « Anjara de Tananarive, reviens mon amour, reviens... Ceci est une supplication d’Anjara de Tananarive pour Jean. Je vais mourir sans toi. Reviens... »... La voix disparaît, comme si la lumière du jour naissant à travers les fenêtres effaçait un fantôme.


(à suivre)

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INDEX EN PROGRÈS
— I. Introduction
— II. Le voyage à Tanger
— III. Le retour de Tanger
— IV. Le plancher des vaches
— V. Le petit navire
— VI. L’antre d’Alice | VII. Le mont Saint Clair
— VIII. La gare ferroviaire de Sète | IX. La place à quai du paquebot-école

P.-S.

Chérie fais de beaux rêves [ Pour un homme ] © 1978 A. Guibert-Certhoux
Excepté l’affiche en logo © Roy Lichtenstein (source Christies).
Cette histoire inédite à vocation de cinéma fut dédiée dès son origine à Edwige Belmore (Dalilah), à Elli Medeiros (Blonde), à Jacno (Vincent) ; elle est publiée en série dans La RdR en hommage à Edwige, disparue le 22 septembre 2015, à Miami. Jacno pour mémoire (La RdR).

Notes

[1Jusqu’au milieu des années 1980, l’« Agadir » fut le seul car-ferry de ligne française directe entre la France et le Maroc. Ses ports d’arrivée et de départ étaient Sète et Tanger.

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