George semble s’être effacé des mémoires autant en France qu’en Allemagne, ne conservant qu’une place fantomatique dans les histoires de la littérature allemande et les anthologies, alors qu’il fut, au début du vingtième siècle, une figure emblématique dont l’œuvre marqua profondément les esprits, parmi lesquels Rilke et Hofmannsthal qui, sans apprécier l’homme, admiraient sa poésie. Paul Celan lui-même aimait réciter certains poèmes de George, dont l’admirable (parmi tant d’autres) Jour d’anniversaire :
Ô ma sœur ! viens et prends cette amphore de grès
Et accompagne-moi ! car tu n’as pas oublié
Ce que pieusement nous cultivions toujours.
Sept étés ont passé lorsque nous l’entendîmes
Alors que nous causions . puisant à la fontaine :
Nos fiancés sont morts dans la même journée.
Allons donc à la source où les deux peupliers
Avec l’épicéa se dressent dans les prés.
Allons chercher de l’eau dans l’amphore de grès.
Cette poésie, contrairement à celle d’une autre célébrité de l’époque, Richard Dehmel, n’a pas démérité ; il suffit de la lire pour être séduit par la beauté de la langue, par son rythme en même temps que la tonalité sacrée qui s’en dégage.
Non, ce n’est pas la poésie de George dans son ensemble qui est responsable de son bannissement des mémoires contemporaines, c’est une tendance à l’autocélébration du poète-prophète se renforçant à travers l’œuvre qui a jeté et jette encore une ombre épaisse sur la totalité des poèmes, au point qu’on a voulu les oublier. Là-dessus il faut tâcher de faire le point et, au-delà de cette vie singulière, relire ou lire son œuvre.
En 2007 a paru en Allemagne une biographie de Stefan George qui, en 600 pages, trace un portrait éloquent du personnage et raconte sa « découverte du charisme » (c’est le sous-titre du livre). L’auteur, Thomas Karlauf, nous fait découvrir une personnalité hors du commun, à la recherche d’une communauté qu’il développera année après année, œuvre après œuvre, en en étant toujours la figure centrale. Il débute son livre par les origines lorraines de George, un arrière-grand-oncle qui, à l’époque napoléonienne, vint finalement s’établir au bord du Rhin, à Bingen, où il travailla dans l’administration française. C’est là que la famille demeura jusqu’à la naissance du poète.
Le bilinguisme de plusieurs de ses ancêtres joua un rôle essentiel dans sa vie, notamment dans sa jeunesse, puisqu’il apprit très tôt le français (puis plus tard l’italien, l’anglais et l’espagnol). Un oncle, baptisé Etienne, changea son prénom en Stephan, et, plus tard à Paris, George se choisit pour maître un Stéphane (baptisé lui aussi Etienne !), dont il fréquente les Mardis rue de Rome, fasciné par la manière qu’a Mallarmé, dans ses moindres gestes, d’imposer au milieu d’un groupe de fidèles une autorité littéraire vers laquelle lui-même tend. Comme lui, il se prénomme désormais Stefan, et non plus Etienne.
C’est sous le signe du symbolisme français que le jeune poète allemand commence sa carrière, publiant, c’est son troisième recueil, Algabal, qui reprend la figure de l’empereur romain Héliogabale, motif littéraire à la mode dans le cercle symboliste. « Le croiriez-vous, en vous déchiffrant mal à travers une langue ignorée, vos vers Algabal, et les autres, me paraissent tout d’abord familiers, intuitivement », lui écrit Mallarmé en février 1893. C’est pendant ce séjour à Paris que George, rejetant la médiocrité de la production poétique postromantique qui régnait selon lui en Allemagne, a le projet de se forger une nouvelle lingua romana. Dans une lettre de 1890, il évoque ainsi une idée qui le ramène à son enfance lorsqu’il avait inventé une langue secrète baptisée Imri : « Je veux dire l’idée de créer pour mon propre besoin, à partir d’un matériau roman limpide, une langue littéraire à la fois sonore et aisément intelligible… Je ne sais tout simplement pas dans quelle langue écrire ». Ce sera finalement l’allemand, mais un allemand romanisé qui deviendra la « marque de fabrique » de George, notamment dans son premier recueil ou les caractères romains et l’absence de majuscules aux substantifs détonneront dans le paysage de la poésie germanique de son temps.
Dans sa notice substantielle concernant le premier recueil, Hymnes, Ludwig Lehnen, dont il faut saluer à la fois le travail de traduction de l’œuvre poétique toute entière et l’érudition (il est l’auteur d’une thèse sur le poète allemand et Mallarmé), rappelle que George s’inscrit dès ce premier recueil et également avec Algabal « dans la lignée du lyrisme antique, de Hölderlin, des hymnes catholiques et de la versification des langues romanes qui, selon lui, s’installent d’emblée dans le ton supra-personnel du sacre et de la célébration qui lui sont propres ». George rompt ainsi avec la lignée individualiste et protestante du Erlebnisgedicht goethéen pour ouvrir la poésie à sa dimension sacerdotale originelle. Le disciple le plus connu de George, Gundolf, qualifiera la mission du poète comme « l’union du plus intime de l’humain au divin le plus élargi », et l’on songe à Novalis, lu en profondeur à la même époque, et à son concept de romantisation comme échange des deux sphères divine et humaine, corporelle et spirituelle.
George restera fidèle toute sa vie à sa conception initiale de la parole poétique, et l’étendra à la notion centrale chez lui de Gemeinschaft ou « communauté ». C’est dans une communauté nouvelle, ou ce qu’il appelle aussi « cercle » (Ring) que le renouveau poétique et culturel du monde pourra avoir lieu. Ce cercle est d’abord celui des Feuilles pour l’art auxquelles George essaye d’associer étroitement Hugo von Hofmannsthal, jeune idole de la scène littéraire viennoise, qui préfère rester à distance (tout en donnant quelques poèmes) de ce que le premier appelle une « très saine dictature », c’est-à-dire la sienne. Les Feuilles paraissent dans un certain isolement pendant plusieurs années, jusqu’en 1897 où est publié le recueil L’année de l’âme qui révèle son auteur à un public plus large et dont plusieurs poèmes sont célébrés, surtout Après la récolte qui ouvre le livre, notamment pour son troisième vers, Der reinen wolken unverhofftes blau, qui fait forte impression sur Hofmannsthal :
Regarde ce jardin que l’on disait défunt :
Le reflet souriant des rivages au loin
L’azur inespéré de ces nuages purs
Eclairent l’étang et les couleurs du chemin.
En plus des lectures de ses poèmes devant un public sous le charme, l’essai que Georg Simmel consacre à Georg la même année fait de ce dernier une célébrité du monde des lettres, et dix ans plus tard c’est au tour de Max Weber de renforcer l’influence du poète en le prenant pour modèle du concept de « domination charismatique » qu’il a forgé. En l’espace d’une décennie, Stefan George devient la figure centrale de quelques salons littéraires à Berlin et Munich où il réside plusieurs mois de l’année, sachant cultiver sa propre légende par un savant dosage de présence en des lieux essentiels pour sa reconnaissance littéraire et de retrait dans un cercle restreint auprès de ses nouveaux disciples, ou bien dans une solitude qui lui est chère.
Stefan George fut-il, après ce tournant du siècle, victime de son succès ? Autour du Maître, appelé aussi Guide (terme qui eut, en allemand, comme on le sait, une triste destinée), se constitua une jeune garde que le culte de Maximin – figuration poétique du poète tôt disparu Maximilian Kronberger – orienta, sous l’impulsion de George lui-même, vers une religion de l’Eros platonicien derrière laquelle s’abrita la sa passion pour la jeunesse masculine. Il s’agissait désormais de bâtir l’Etat et l’Empire, hors de toute activité politique, la parole poétique cultivée par une communauté toujours plus large d’adorateurs devant peu à peu édifier ceux-ci. Paru en 1907, soit sept ans après Le Tapis de la vie, le septième recueil de Georg est divisé en sept cycles composés chacun d’un nombre de poèmes multiple de sept, son titre se trouvant ainsi reflété dans sa structure même. Le Septième anneau porte le prophétisme de Georg à son paroxysme, les thèmes principaux en étant le combat de la lumière contre les ténèbres, des forces supérieures contre les inférieures et la victoire sur le chaos cosmique. A partir de ce recueil s’impose définitivement la figure du prophète rompant avec toutes les forces qui ont mené au « désenchantement du monde », selon l’expression de Weber qui date de cette époque, et le fonctionnement de la communauté ne se différencie plus de celui d’une secte au sein de laquelle le rite d’initiation principal est la rencontre avec le Maître, séduit ou pas par le nouvel adepte.
Ce qui frappe le plus à la lecture du Septième anneau, c’est l’essence autoritaire de la parole poétique, qui dévoile un monde créé de toutes pièces par la magie du langage. Cette magie est rendue possible par la voix d’un seul homme, celle de George. Ainsi se confondent totalement la figure initiale de l’empereur avec celle du poète devenu prophète « en temps de détresse », comme on traduit parfois l’expression de Hölderlin in dürftiger Zeit. Ceux qui bâtissent l’Etat nouveau sont les élus, c’est-à-dire les disciples du Maître :
Entre de rudes murs ou le velours soyeux
Vous êtes du signe de ceux qui opprimés –
Lors même tous – jamais ne pouvez oublier
Que vous êtes issus de la race des dieux.
Grand traducteur de Baudelaire, Shakespeare et Dante dont il publia les œuvres en allemand tout au long de ces années, d’abord dans les Feuilles pour l’art puis en volume, c’est sans nul doute la lecture du poète italien qui encouragea George à aller toujours plus loin dans cette voie autocratique. Ce qu’il retint avant tout de Dante, c’est sa conception du poète comme Guide, comme représentant d’une nature supérieure échappant au commun des mortels. Sur plusieurs photos, le poète devenu prophète des temps modernes joue de sa ressemblance physique avec le Florentin, légitimant ainsi la propre confusion qu’il défendait entre Poésie et Pouvoir.
On a parfois tendance à se référer à la figure héroïque de Stauffenberg, auteur du célèbre attentat contre Hitler et disciple de George qui fut exécuté en criant « Vive l’Allemagne secrète ! » (titre d’un poème du Nouveau règne) pour masquer les ressemblances troublantes entre la dévotion pour le Maître et celle qui s’empara des esprits autour de Hitler. On sait que George ne se compromit pas avec le régime et mourut en exil en Suisse en 1933. On sait aussi que de nombreux disciples, à la différence de Stauffenberg, crurent dans le Führer, par une disposition d’esprit qui leur était très naturelle. Sans doute est-ce ce climat d’époque qui rend suspects les mots de Reich et Führer employés par le poète, prophète, vu d’aujourd’hui, d’on ne sait quel monde à venir.
Il n’empêche : si l’on fait abstraction de la dangereuse dérive qui suivit la reconnaissance de Stefan George par la société de son temps, les recueils qui vont jusqu’au Tapis de la vie (1900) contiennent une majorité de poèmes qui font date dans l’histoire littéraire de l’Allemagne, et qu’il s’agit de relire aujourd’hui, en oubliant un peu la folie messianique et surtout le narcissisme exacerbé de leur auteur.