L’édition des Œuvres complètes de Rimbaud à la Pléiade donne depuis son tirage de mai 2011 le texte complet de la « Notice sur l’Ogadine ». Nous avons pu l’établir, Aurélia Cervoni et moi, à partir du manuscrit autographe, désormais conservé à la bibliothèque de Charleville grâce à un don fait par les héritiers d’Alfred et de Pierre Bardey. Ce manuscrit contient deux pages – l’équivalent d’une page dans l’édition de la Pléiade – qui n’apparaissaient dans aucune édition antérieure. Sur le site des Libraires associés, Jacques Desse me reproche d’avoir présenté dans le numéro de mars 2011 de La Lettre de la Pléiade, ce fragment retrouvé comme un « fragment retrouvé ». Comment donc aurais-je dû le qualifier ?
Refaisons brièvement l’histoire de cette « Notice ». Recueillant les informations rapportées d’une expédition en Ogadine par son collègue grec Constantin Sotiro, Rimbaud s’est trouvé le rédacteur d’une « Notice sur l’Ogadine », datée du 10 octobre 1883, qu’il a fait parvenir à Alfred Bardey. Transmis par Bardey le 10 janvier 1884 à la Société de géographie de Paris, le sujet fut mis à l’ordre du jour de la séance du 1er février 1884 de cette Société. Le volume de 1884 des Comptes rendus des séances de la Société de géographie de Paris publie sous le titre « Rapport sur l’Ogadine » une version retouchée et tronquée du texte de Rimbaud, probablement à partir d’une copie que Bardey en avait prise. En juillet 1931, dans le Bulletin des amis de Rimbaud, Jean-Paul Vaillant, qui eut accès au manuscrit, a apporté un premier complément en ajoutant les quatre paragraphes sur lesquels s’achève le texte de Rimbaud, absents de la publication de 1884. Il ne s’est pas avisé à ce moment qu’un autre fragment manquait, en amont du texte. Jusqu’au tirage de mai 2011 de la Pléiade, où nous donnons le texte complet, conforme à l’autographe, c’est la version publiée en 1884 et complétée en 1931 qu’adoptent uniformément les éditeurs d’œuvres de Rimbaud. Cette version s’écarte sensiblement du manuscrit de Rimbaud : elle en modifie le titre (« Rapport sur l’Ogadine ») et la date (« 10 décembre 1883 ») ; elle retouche le texte à différents endroits, en particulier en normalisant la graphie de certains noms propres ; elle fait surtout l’économie d’une douzaine de paragraphes, ceux-là même que nous avons retrouvés en consultant le manuscrit. En 1897, Alfred Bardey, qui avait conservé l’autographe de Rimbaud, l’a utilisé dans des « Notes sur le Harar » qu’il a données au Bulletin de géographie historique et descriptive, sous son seul nom. Les paragraphes qui n’apparaissaient pas dans la publication de la Société de géographie en 1884 s’y trouvent, sans que personne se soit avisé qu’il s’agissait d’un texte de Rimbaud.
Avant de le publier, Jacques Desse m’a adressé la copie de son article. Il l’intitulait : « “Rimbaud inédit” », avec des guillemets, et développait abondamment son grief : j’aurais fait passer pour inédit un texte qui ne l’était pas. Comme je lui faisais remarquer que je n’avais nullement parlé d’inédit mais de « fragment retrouvé », il a substitué un mot à un autre et intitulé son article : « Rimbaud “retrouvé” », en mettant des guillemets à « retrouvé ». Conventionnellement, les guillemets encadrent une citation. Ils servent aussi à inspirer le doute, à marquer la distance, à désapprouver. C’est en ce sens aussi que Jacques Desse les utilise. En m’envoyant la première mouture de son article, il l’accompagnait d’un mot : « Cher Monsieur, je suis l’un des “découvreurs” de la photo de l’Hôtel de l’Univers », où j’observe avec intérêt qu’il met aussi des guillemets à « découvreurs ». Serait-il saisi par le doute sur sa « découverte » ?
Un dernier mot, sur ce qui me semble être l’arrière-pensée de Jacques Desse. Pourquoi m’en veut-il à ce point d’avoir retrouvé un fragment de Rimbaud, de l’avoir intégré aux Œuvres complètes de la Pléiade et publié dans la revue de cette collection ? Pourquoi a-t-il tant de mal à accepter que je qualifie de « retrouvé » ce fragment retrouvé ? S’il était seulement soucieux de la connaissance du corpus rimbaldien, il s’en réjouirait. Je rappelle, devant cette mauvaise querelle, qu’aucune édition d’œuvres de Rimbaud, d’œuvres complètes ni de correspondances et autres documents, ne donnait les paragraphes incriminés. Or l’une de ces éditions aurait pu, ou dû, les inclure, et c’est là que l’intérêt de Jacques Desse pour la cause rimbaldienne recoupe ses affinités électives. En 2007 paraissait chez Fayard un volume de Correspondance édité par Jean-Jacques Lefrère, où figure le « Rapport sur l’Ogadine ». On ne saurait en vouloir à cet éditeur, comme à tous ceux qui l’ont précédé, de donner la version inexacte et tronquée du texte, la seule dont il disposait. Un bas de page précise : « Localisation de l’autographe inconnue, pas de fac-similé. » En 2010, le même éditeur fait suivre ce premier volume de Correspondance de Rimbaud d’une Correspondance posthume (1891-1900) rassemblant sous ce titre toutes sortes de documents, dont des lettres, où il est question de Rimbaud. Il y fait figurer les « Notes sur le Harar » publiées par Bardey en 1897, mais n’y inclut pas les paragraphes que nous avons retrouvés, qu’il a cru bon de remplacer par trois points entre crochets : « […] ». Dès lors qu’ils ne figuraient pas dans la publication de 1884, il les a cru apocryphes ou les a attribués au seul Bardey. Il est regrettable que Jacques Desse n’ait pas été à ses côtés au moment de cette belle occasion manquée, qui leur aurait permis d’être des « découvreurs » sans guillemets.
André Guyaux
Notice sur l’Ogadine Fragment retrouvé
Les routes générales d’importation vers l’Ogadaine sont : au nord-est de Berbera, aux tribus de Melmil, par les Habb-Awal, au sudest de Mogdischo et Brawa par les Somalis de ces ports (mélangés d’Arabes, Gallas, et Souahélis) et les Habr Braouas.
Les marchandises d’importation pour l’Ogadaine sont les Sheetings1 de fabrique américaine et anglaise nommés Abouguédis et Wilayéti, quelques espèces de tobes2 rayés nommés Taouachis, Aïtabans, Kheïlis, Boredjis, et plusieurs espèces de cotonnade légère teinte en indigo, nommées Dibbâni, Mokhaoui, Bengali, Labatbooroud, etc. Ces dernières étoffes servant à envelopper les coiffures des femmes. Quelques perles et du tabac complètent la liste des denrées d’importation dans l’Ogadine. Les mêmes marchandises sont importées des ports de la côte de Berbera et de ceux de la mer des Indes.
La monnaie est entièrement inconnue dans toute l’Ogadine, et les transactions entre les indigènes ne sont que des échanges de bestiaux ; avec les étrangers elles se font par le moyen des marchandises ci-dessus énumérées.
L’Ogadine possède le sel en vastes plaines salées s’étendant près du Wabi en dessous d’Eimeh. Ce sel s’exporte même chez les Gallas et il en est venu quelquefois au Harar.
Les colporteurs de l’extérieur entrent dans l’Ogadine transportant leurs quelques marchandises à dos de chameau ou d’ânes ou même à leur épaule, et circulent ainsi de garia en garia3 guidés par leur abban4 qu’ils changent de tribu en tribu. Ce guide ou abban prend son salaire ou droit en marchandises du colporteur, et prend courtage du vendeur et de l’acheteur à la fois dans les opérations mercantiles qui se font devant lui. L’abban est toujours un homme assez recommandable et connu dans les deux tribus, il est votre garantie dans la tribu et la route et il répond également de vos faits et gestes dans la tribu. On peut changer une dizaine de fois d’abbans, avant le Wabi, et un abban spécial passe le Wabi en radeau avec le voyageur jusqu’à la Rive Aroussi. Hors de ce mode il est impossible de circuler dans l’Ogadine. Mais en choisissant bien ses abbans et en suivant leurs conseils et en marchant selon les coutumes politiques et religieuses et le caractère des indigènes, nous sommes convaincu qu’un Européen se présentant comme marchand et sans se presser, franchirait aisément en deux ou trois mois tout le continent de Harar à Brava par la route des Ogadines.
Les exportations de l’Ogadine sont les plumes et l’ivoire. Rère Baouadley au sud-est est le point le plus fréquenté pour les plumes, dont il sort une importante quantité par les ports du Golfe d’Aden comme par ceux de la mer des Indes.
L’ivoire débouche des Gallas Aroussis par Eimeh, point situé sur la rive gauche du Wabi. Tout le long du Wabi s’exportent aussi par l’Ogadaine une quantité d’esclaves Gallas pour le Sahel.
Une certaine quantité de peaux [de] boeufs arrivent également à Berbera de l’Ogadine.
À Galimaÿ, pays de Nokob, au confluent de la Dokhta et du Wabi, on vient chercher les peaux de chèvre et la myrrhe.
Les produits de l’Ogadine supérieure arrivent habituellement à la fin de l’année à Boulhar-Berbera.
Quelque café arrive peut-être aussi à Berbera des Aroussis par l’Ogadine. On nous dit même que les Ogadines riverains de Wabi ont quelques cultures de café.
Les Hararis vont chercher en Ogadine des bestiaux et de la graisse et y envoient quelques cotonnades, des chevaux entiers, des mulets,
etc. ... Les douanes du Harar n’ont jamais reçu d’entrées de plumes de l’Ogadine. (Les Ogadines mêmes sont peu nombreux au Harar.)
Rimbaud