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Rites piaculaires (à propos des événements tragiques de janvier 2015 en France) 

mercredi 14 janvier 2015, par Michel Maffesoli



Ce texte de Michel Maffesoli [1] est une version, légèrement différente éventuellement, de son article paru le 12 janvier 2015 dans l’édition en ligne permanente de l’hebdomadaire Le Point [2], qui nous a été remise par l’auteur. Il tranche dans le vif des causes et du contexte environnemental, des plus proches aux plus distants, pour installer une critique sociologique sur les journées tragiques et l’appel au rassemblement national en hommage aux disparus, qui eurent lieu en France entre les 6 et 12 janvier. Il inaugure la publication d’une recherche développée dans son prochain ouvrage, Le Trésor caché, Lettre ouverte aux Francs-maçons et à quelques autres [3], — vers la nécessité anthropologique d’une réadaptation des codes sociaux ? [4].
Il nous parle de la mortification ou l’espoir : s’accrocher au dogme strict de la laïcité placerait-il à l’extérieur de l’auberge commune telle qu’elle se présente aujourd’hui ? Michel Maffesoli suggère une réponse. Ce texte de philosophie de la société constitue le second volet de la réflexion éditoriale ouverte dans La RdR par l’évocation sensible du paysage social paria dans le billet de Pacôme Thiellement « Bienvenue dans un monde de plomb » et la révolte édifiée de son auteur. (A. G-C.)


Durkheim, au travers d’une expression quelque peu absconse : rites piaculaires, rappelait la nécessité, pour chaque société de pleurer ensemble. Et ce pour conforter le corps social. Les émotions partagées servant, régulièrement, à cimenter le sentiment d’appartenance.
Les pré-textes sont variables, compétitions sportives, catastrophes naturelles évènements sanglants (Mundial de football, tsunami, mort accidentelle d’une princesse anglaise…). Le résultat est, lui, invariable : rappeler à l’animal politique qu’il est de son essence d’être avec. Même si ce social, on y reviendra, est, parfois, en profonde mutation.
Voilà bien ce qu’il faut avoir à l’esprit pour apprécier, avec lucidité, les immenses, et spontanées réactions populaires aux folies meurtrières (carnage à Charlie Hebdo, assassinat à Montrouge et à l’Hyper Cascher de la porte de Vincennes, élimination des terroristes) ayant ensanglanté la France ces derniers jours.
Il faut, pour cela, d’une part négliger l’ignorante légèreté de la plupart des observateurs sociaux. Ils se contentent de quelques incantations incertaines, de mots prononcés au nom d’une vérité abstraite, paroles magiques n’ayant aucune justesse quant à la vie vécue. D’autre part, il faut accepter de reconnaître que penser est difficile. C’est pourquoi la majorité de ces observateurs préfère juger. D’où les discours moralistes dont on est abreuvé : « Words, words, words…. »
Rites piaculaires, cause et effet des communions fondatrices, mais aussi travail de deuil rappelant, en ces temps de détresse dans lesquels dominent « crainte et tremblement », que la décadence d’une civilisation est toujours l’indice d’une Renaissance. Rien n’est fini, tout se métamorphose.
Ce travail de deuil, bien entendu inconscient qui, en enterrant quelques figures caduques d’un monde obsolète, souligne, comme le rappelait avec justesse Rousseau, que le « fanatisme athée et le fanatisme dévot se touchent par leur commune intolérance » (Confessions, Partie II, livre 11). Il peut y avoir une légitime déploration de quelque figure germanopratines. On peut également assister à une tentative de récupération politicienne. Ce qui est dans l’ordre des choses.
Mais l’essentiel dans les affolements émotionnels, c’est la prescience d’une mutation de fond, d’une métamorphose sociétale, qui chaque trois ou quatre siècles meut, en profondeur, les divers fondements du vivre ensemble.
L’émotionnel, on ne le redira jamais assez est rien moins qu’une caractéristique psychologique. C’est une ambiance dans laquelle tout un chacun est entraîné. Ce qui contredit les nigauds officiels osant, encore, parler des sociétés individualistes qui seraient les nôtres. En effet, sans que cela soit conscientisé et moins encore verbalisé, dans leur aspect spontané, au-delà ou en-deçà des récupérations politiciennes ou moralisantes, les effervescences émotionnelles traduisent le fait que le « consensus » social est en train de prendre une autre forme. Et ce en son sens strict : « con-sensus » comme partage des sentiments, comme retour des passions communes et des fantasmes, fantaisies et fantasmagories collectives. C’est cela même qui renvoie dos à dos le fanatismes athée et le fanatisme dévot.
N’a-t-on pas dit que la modernité s’inaugurait avec la fin des anges et des démons ? Et ne voilà-t-il pas que ceux-ci, pour le meilleur et pour le pire, sont en train de revenir dans notre postmodernité naissante.
Le retour du religieux est là. Ou mieux, celui de la religiosité diffuse. Certes, on peut continuer, « en sautant comme des cabris », pour reprendre une formule célèbre, en beuglant : laïcité, laïcité, laïcité ! Injonction n’étant l’expression que d’un pur et simple « laïcisme », c’est-à-dire le contraire de la laïcité. Une antiphrase en quelque sorte . En effet, souvenons-nous qu’au Moyen Age, les frères « lais »(frères convers dans les monastères) n’étaient, justement, pas des prêtres. Or, c’est bien l’esprit prêtre, celui du dogmatisme qui prévaut dans l’intolérance « laïciste » de la bienpensance !
Dès lors, plutôt que d’entonner les pieuses rengaines de ce laïcisme tout à la fois benêt et désuet, déniant ce qui est là, il est nécessaire d’intégrer, de ritualiser, en bref « d’homéopathiser » ce nouvel esprit du temps à fondement religieux. Un autre cycle s’amorce qui au delà de « l’esprit prêtre », propre « aux fanatismes athées » redonne ses lettres de noblesse au qualitatif. Est attentif au prix des choses sans prix, au symbole, en un mot à ce que Régis Debray nomme le « sacral ». De même ces rites piaculaires, en ces divers travaux de deuil rappellent qu’on ne peut plus gloser à l’infini sur la République Une et Indivisible. Ou sur les sempiternelles valeurs républicaines. La « Res publica » étant en train de prendre une autre forme, celle de la mosaïque assurant la cohésion de communautés diverses. Non plus la réduction de l’autre au même, mais l’acceptation de l’autre en tant que tel comme source d’un indéniable enrichissement. Dès lors les jérémiades sur le « communautarisme » et autres fredaines de la même eau semblent inconvenantes face à l’émergence d’un idéal communautaire qui, de fait, constitue la vie des cités postmodernes.
Enfin, l’instinct émotionnel rend attentif au fait que l’on ne peut se contenter, dans l’organisation de la vie sociale, d’un rationalisme, celui des Lumières, qui fut prospectif et qui est devenu morbide. Le constat romancé et nuancé de Houellebecq en témoigne. Les passions et les émotions partagées redeviennent le fondement de tout vivre ensemble. Il faut donc savoir mettre en œuvre une « raison sensible » qui soit capable, au-delà de toute stigmatisation, d’accompagner un tel processus témoignant d’un indéniable vitalisme existentiel.
Voilà ce qu’est le travail de deuil en cours. Voilà ce qui, secrètement, anime les masses émotionnellement rassemblées en France et à l’étranger. Celles-ci sont constituées d’une mosaïque de tribus, communautés et autres groupes animés du même sentiment d’appartenance. Groupes on ne peut plus divers, qui, de fait, rappellent la pluralité des cultures et leur possible accommodement ; le polythéisme des valeurs étant la marque la plus certaine de la postmodernité. C’est en constatant et en acceptant une telle diversité et uniquement ainsi que l’on pourra désamorcer les divers fanatismes et combattre leur sanguinaire perversion.
Le relativisme sait de savoir incorporé et ce d’antique mémoire que, comme le rappelait Horace « multa renascentur quae jam cecidere…  » (bien des choses tomberont qui sont déjà tombées et maintenant sont à l’honneur).
Oui la sagesse populaire comprend, qu’une autre époque est en train de naître et c’est cela qui l’incite, spontanément, à venir en masse le clamer.
Obnubilées par ce totalitarisme diffus qu’est le fantasme de l’Un, ce que Auguste Comte nommait justement la « reductio ad unum », les élites dans leur ensemble ne comprennent pas grand chose à la lame de fond animant nos sociétés.

En un lamentable combat d’arrière garde, la bienpensance tente même de « récupérer » celle-ci. Mais cette manœuvre n’est en rien prise au sérieux. Car, ne l’oublions pas, le vrai rire est celui qui se moque de ceux déplorant les effets dont ils chérissent les causes ! En la matière, la République Une, la laïcité dogmatique, le rationalisme desséchant ■


Avec l’aimable autorisation de l’auteur


© Michel Maffesoli
Membre de l’Institut Universitaire de France

P.-S.

En logo est une représentation de Thanatos, le dieu de la mort chez les Grecs anciens, fils de la nuit et frère jumeau de Hypnos (dieu du sommeil) ; ici dit « Thanatos ailé » portant une épée, provenant du temple d’Artémis à Éphèse (détail d’un tambour de chapiteau), vers 325-300 av. J.-C. ; collection du British Museum. Source, « Thanatos », fr.wikipedia.

Notes

[1Son dernier ouvrage : L’ordre des choses : Penser la postmodernité, CNRS Éditions, a paru à la fin de l’année 2014. L’ouvrage à paraître en mars 2015 aux éditions Léo Scheer, Le trésor caché, pourrait être considéré comme une suite dialectique de la postmodernité selon le concept socio-anthopologique de l’auteur.

[2« Michel Maffesoli : Rites piaculaires », Le Point, Actualité, Société, le 12 janvier 2015. Inaccessible dans son intégralité pour les non abonnés.

[3Michel Maffesoli, LE TRÉSOR CACHÉ, Lettre ouverte aux Francs-maçons et à quelques autres, à paraître le 4 mars 2015, aux éditions Léo Scheer, dans le blog desquelles on peut lire une présentation édifiée.

[4Sur le terme « piaculaire », adjectif désignant ce qui a trait à l’expiation, on peut faciliter la lecture de cet article en suggérant de s’informer plus précisément sur l’ouvrage dans lequel Durkheim explique ce qu’il entend par « rites piaculaires » que Michel Maffesoli cite et discute.
« Dans l’ouvrage de Durkheim Les formes élémentaires de la vie religieuse, ( Paris, P.U.F., coll. Quadrige, 1985, 1re éd. 1912), ce chef d’œuvre auquel il est salutaire de retourner régulièrement afin de se rappeler que les sciences du social ne se confondent pas avec le journalisme mondain ou l’apologétique partisane, Durkheim aborde un invariant anthropologique ayant trait dans toutes les sociétés, à la question du fait thanatique, et qu’il range au nombre des « rites piaculaires », ceux qui, en l’occurrence, sont liés au deuil et que nous appelons le plus souvent de nos jours « rituels funéraires ». (Extrait de l’étude de Claude Javeau, « Retour sur les rites piaculaires : pratiques et rôles dans l’immédiat et à distance », article in Études sur la mort — Thanatologie, Morts et deuils collectifs, No 123, janvier 2003, L’esprit du temps, Le Bouscat (FR), pp. 69-78. Publié en accès libre dans le site d’archives académiques CAIRN.info).

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