TEXTE FINAL DU FILM : 31 OCTOBRE 2006
I
Séquence 1.
En 1987, un manuscrit, plusieurs cahiers reliés, des boîtes de photos et de négatifs classés, sont laissés derrière elle, par ma mère, Emma, à sa mort. Tout semble avoir été ordonné pour être transmis. Mais personne n’en est très curieux jusqu’à ce qu’un jour, vingt ans plus tard, je les redécouvre et me retrouve au coeur d’une histoire d’amour sombre qui pose des questions universelles.
Emma, ma mère, est née en Bourgogne, le 22 janvier 1906. Elle est fille et petite-fille d’instituteurs à Pommard, à Puligny-Montrachet, à Saint-Aubin. C’est une jeune fille grande, blonde. On dit d’elle qu’elle est un bizarre mélange, un air romantique avec quelque chose d’ultramoderne. Elle se veut un être de choix et d’exception. Elle est (prodigue = généreuse) libre, anticonformiste. Elle est du côté de la vie. C’est la vie qui la passionne, et l’amour. Il lui faut sa pâture d’amour, écrit-elle. Elle aimera librement.
En 1929, Emma a 23 ans. Elle vient de rencontrer Thérèse, 21 ans, à Nancy, dans une classe préparatoire au concours d’entrée à l’Ecole Normale Supérieure de filles de Fontenay. Devenir professeur, enseigner, est un métier qui les éblouit. Une émancipation.
Thérèse est née le 5 novembre 1908 à Epernay. Elle a presque trois ans de moins qu’Emma.Elle est fille d’instituteur, elle aussi. Elle est petite et de santé fragile. On lui trouve un visage clair et toujours un peu triste. « Il y a dans son visage une extraordinaire puissance de douleur surmontée, écrit alors d’elle une amie. » Thérèse est discrète, sensible, mais volontaire, austère aussi. Elle marchera en avant. Elle avancera les idées fortes. Son énergie réfractaire refusera toujours de plier.
Après avoir échoué toutes les deux au concours d’entrée à Fontenay, elles décident de préparer la seconde partie du professorat en solitaires, et en septembre 1930 elles partent étudier ensemble un an à Paris. Elles y rencontrent Karl, un jeune allemand, communiste, juif par sa mère, étudiant en art et en politique, qui a fui l’Allemagne et ses troubles. Il a faim. Il est beau et farouche. Elles l’adoptent, le nourrissent. Il est leur petit réfugié. À trois, ils découvrent Paris. À trois, ils partent au bord de la mer.
(Le bel avenir)
Emma écrit dans son journal : « On se marie autour de moi par brassées. Ma disponibilité m’enchante. Je suis à tous les amoureux de l’avenir. Je suis à tous les paysages ».
Nous sommes en 1930. Triomphe nazi aux élections générales en Allemagne.
Séquence 2.
En septembre 1931, Emma qui a réussi ses examens est nommée professeur de français à l’Ecole normale de jeunes filles de Mende, en Lozère. « Un décor pareil est la perdition des âmes ordinaires. Il conviendra à votre visage d’ange exterminateur », lui écrit Suzanne Aymé, qui fut son professeur.
Thérèse qui a échoué à ses examens de mathématiques est nommée surveillante à l’Ecole normale de Felletin dans la Creuse. Karl est reparti en Allemagne.
C’est après Paris, le retour à la vie provinciale, et entre les deux amies une dure séparation.
Mais dès lors elles vont beaucoup s’écrire, et s’écrire des lettres fait naître l’amour. Est-ce une amitié sensuelle ? est-ce un amour intellectuel ?
Emma écrit : « Comment démêler ce qui est du corps et ce qui est de l’âme dans l’amour qui vit de la totalité de l’être. La sincérité est le seul chemin. »
Elles se retrouvent aux vacances et partent alors camper par tous les temps. Elles découvrent la liberté d’aimer, de penser, de marcher sac au dos.
(Goûter le charme de tout et ne jamais prononcer d’interdictions. )
Emma écrit : « Nous sommes tournées vers quelque chose de plus grand que nous-mêmes : l’amitié totale des humains, des bêtes et des fleurs. »
Elle note aussi : « Ma vie humaine commence. Lu Bergson. Puis eau froide. Gymnastique. Je veux commencer une grande guerre contre moi. Me lever tôt. Marcher beaucoup. Grimper des montagnes, forcer ma force, avoir des amis. Ascension de 4 heures avec le guide. Vent sauvage, jambon cru, figues fraîches. Triomphante conscience de mes forces Je suis en possession de moi comme jamais. J’aime la vie. »
J’ai retrouvé toutes les lettres de ma mère, Emma, à Thérèse qu’elle recopiait dans un cahier au fur et à mesure qu’elle les lui adressait. De Thérèse, il ne reste qu’une seule lettre. Mais Emma nous parle d’elle, nous la laissant deviner en creux.
Emma lui écrit : « Thérèse, si discrète que je suis bruyante ; si légère que je suis pesante ; qui enfouit son mystère au fond d’elle-même quand moi je le crie sur les toits. Je t’aime.
Ou bien : « Thérèse, tu auras les premiers narcisses de Mende. Je courais vers ceux qui de loin en loin avaient déjà ouvert leurs corolles. Tu connais l’ivresse qui m’empoigne alors. J’en avais une grosse botte. Je n’en veux pas garder un seul. Je te les envoie tous. »
Rentrée 1932. Emma commence à Mende une seconde année. Karl est toujours en Allemagne.
Emma écrit à Thérèse : « Reçu une longue lettre en allemand de Karl. Son vrai caractère obstiné, brutal et tendre y éclate. Je l’aime bien plus quand il parle allemand. Il a tous les Romantiques derrière lui. Il semble que là-bas la folie rôde. Les élections, le premier mai, les nazis, le sommeil impossible, les nuits et les jours où il est comme il dit nu de tout. Un décret vient de le rayer de la liste des boursiers. Il est traqué mais indemne. Il va revenir. »
Dans son journal Emma note : « Revu Karl. Par moments il m’attire violemment, par moments il m’exaspère. Il est soudain tombé dans la mer du désir, déchaîné, nostalgique. Je voyais comme il ressemblait à un jeune loup, trop sûr de soi, tête large, menton fendu, mâchoires affamées. - Garde-moi, priait-il. »
Thérèse qui prépare à Felletin la seconde partie du professorat de mathématiques, tout en étant surveillante et en mauvaise santé, le rate encore une fois.
Emma lui écrit : « Tes peurs, ta sauvagerie, ta tristesse m’effraient. Ne t’afflige pas de ton échec. Il faudrait envoyer une lettre de démission et venir ici. Viens près de moi préparer la seconde partie. Ce serait moins difficile que de partir en vagabondage sur les routes comme tu le proposes presque sérieusement."
C’est alors que l’idée d’un enfant, à elles, naît dans la tête d’Emma, et celle d’un poste double qui les réunirait, au loin. Il résoudrait le scandale social qui naîtrait si elles vivaient ensemble France.
Emma lance : « Je pourrais avoir un enfant. Nous pourrions l’élever ensemble. »
Thérèse répond : « Une petite fille. Manuela. »
Emma encore :
( Ta lettre ce matin m’apportait le nom d’une petite Manuela.)
À Pâques, nous irons à Paris. Nous verrons un docteur pour savoir si je suis capable de mettre au monde un enfant. Nous irons à la mission laïque, au Ministère. Nous obtiendrons un poste double dans un climat heureux. Puis nous ferons du camping en Thuringe, dans les vieilles forêts. Nous aurons ramené d’Allemagne une petite Manuela qui apparaîtra en mai quand nous serons en Dalmatie ou en Syrie. On me dira Madame. Je porterai une alliance en platine . Il fera chaud. Sécurité incomparable de la maternité : on a fait quelque chose de sa vie, cela est sûr, cela se voit, s’entend. Voilà donc qu’en mai 34 nous pourrons être en Syrie et avoir un enfant. J’aurai 28 ans.
Naturellement Karl ignorerait tout. J’en pourrais faire le père de la petite Manuela parce que je suis sûre de ne pas l’aimer plus d’une nuit. »
Séquence 3.
Janvier 1933. Emma néanmoins va avoir une liaison, non pas avec Karl mais avec François qu’elle vient de rencontrer. Elle le décrit comme un bourgeois moyen, marié, qui jouit allègrement de sa richesse . Sur sa carte de visite, on lit « propriétaire ».
Elle note : « Il a des yeux gris qu’il ouvre largement quand il entre en scène. J’ai été troublée par tout ce qui m’est étranger en lui, tout ce qui m’est inconnu sensuellement."
Elle écrit à Thérèse. : « Je ne suis coupable que de trahisons momentanées. Petite janséniste au front bombé ne t’inquiète pas. Comme on peut avoir des envies de marcher, de courir, de nager, j’ai une envie obscure d’aimer. Cette aventure est une expérience et une émancipation. »
Elle entraîne François, habitué aux hôtels, à camper.
Elle note : « Nous avons dressé la tente, spacieuse comme une chambre, près des gorges de la Jonte. Des lièvres en fuite derrière les pins. Un grand silence. »
Emma qui a toujours voulu son bonheur avec une certaine souplesse le revendique à présent avec brutalité. Elle écrit à Thérèse : « Arriveras-tu à prendre cette histoire plus simplement ?
(J’ai un amant parce que je me porte terriblement bien. )
Karl est jaloux. Il se plaint à Thérèse,.
Elle lui répond : « Il faudrait arriver à aimer sans désir de posséder exclusivement, ce qui est très difficile, attendu que nous sommes tous égoïstes jusqu’au bout des ongles. »
Emma rassure Thérèse : « Thérèse ,pour toi, je sacrifierais François sans en souffrir. La tendresse n’a pour moi qu’un visage au monde, le tien. »
Elle se rassure aussi elle-même : « Je ne veux pas me laisser prendre par cette maladie de l’imagination qu’est souvent l’amour. »
(Être plus forte, plus légère.)
Thérèse vient rejoindre Emma à Mende d’octobre 1933 à mai 1934 pour y préparer la seconde partie du professorat de mathématiques. Elles passent une année ensemble. Karl, « leur cher petit frère et camarade », comme dit Thérèse, rencontre une jeune polonaise, réfugiée en France, qui devient sa compagne.
Emma n’a pas rompu avec François. Elle écrit : « Je ne supporte pas l’idée de perdre François. Magnifique harmonie physique. La veille des jours où je dois le rencontrer, la toilette où je m’attarde agace Thérèse. Le principe de ma liberté n’est pas discuté, mais son exercice ne peut laisser Thérèse indifférente. »
Pourtant Thérèse défend Emma auprès de Karl : « Emma est dure comme la nature, écrit-elle à Karl, et comme elle, superbe. Emma est impitoyable, elle ne peut pas ne pas l’être. »
Séquence 4.
Rentrée 1934. Emma quitte Mende. Elle est nommée à Nevers, en Bourgogne. Thérèse, elle, se retrouve à Bar-le-Duc, en Champagne. Voici les deux amies à nouveau séparées.
Emma : « Il faut être courageuse. Que la séparation nous laisse le goût de vivre, de lutter, d’évoluer, de découvrir. T’ai-je réellement détournée du bonheur ? Je voudrais que nous soyons libres et gaies. Je voudrais perdre cette crainte que j’ai sans cesse de te savoir souffrir par moi. Il est pressant de déraciner en toi ce romantisme de la tristesse. »
C’est alors que sous l’impulsion de Thérèse, les deux amies s’engagent politiquement, lisent Commune le journal officiel du Parti communiste de l’époque , et assistent à des congrès antifascistes.
Emma note dans son journal :« Lu Lénine et les questions sexuelles. Lumineux bonheur. »
Elle écrit à Thérèse : « Les pensées neuves viennent toujours de toi. Elles me soulèvent d’admiration et d’enthousiasme. Tu juges plus rapidement que moi. Tu penses mieux que moi. J’ai hâte que tu me dises : Oui, le Monde nouveau. Oui, un air neuf, oui, des gens nouveaux. Thérèse, je ne vaux que par toi. »
Elle écrit encore :
« La guerre plane. Nous avons à préparer l’avenir. J’ai envie d’employer mes meilleures forces à ce nécessaire bouleversement. Et pour cela à nous raidir, non contre la poésie comme il t’est arrivé de le dire, mais contre la mélancolie et les puissances de mort. Tâche de travailler mon petit camarade. Mon petit camarade le meilleur, le plus solide, le plus tendre et le plus sévère, je t’embrasse. »
(Mon petit camarade.)
L’été 1935, Emma et Thérèse font ensemble « le voyage en URSS » pour y étudier l’émancipation de la femme russe. Et pour s’assurer qu’il ne fallait pas limiter leurs rêves à leurs deux vies mais les étendre à toutes les autres.
Emma écrit dans son cahier : « Nous nous sommes baignées avec étonnement dans cette étrange Russie neuve. Tantôt en défense contre elle, tantôt conquises et incapables de rien opposer à l’enthousiasme que l’œuvre accomplie fait naître. Toutes nos habitudes de vie et de pensée sont bousculées. Moscou n’est pas le paradis. C’est un grand chantier. Mais l’indépendance spirituelle d’un individu, est-elle compatible ave c le communisme ? Et dans une société communiste que deviendrait le plus précieux de ma vie, le loisir ? »
Séquence 5.
Rentrée 1935. Toujours séparées, Emma et Thérèse souffrent l’une et l’autre du piétinement de leur vie.
Emma note dans son cahier : « J’ai trouvé ici une amertume plus désespérée que jamais à cette rentrée nouvelle qui laisse encore nos vies divisées. Nous sommes dans un monde plat, trop monstrueusement complexe et aux enchaînements trop gigantesques pour que le courage humain puisse s’opposer à son mécanisme. »
Elle écrit à Thérèse : « J’ai fait ton malheur. Je t’ai trop longtemps emprisonnée dans notre vie en commun. Je t’ai détournée de la voie habituelle de l’amour. Tu m’as découverte différente de toi et je t’ai fait souffrir. Nous voici seules. Je ne sais pas quoi faire de moi. Il est par moments intolérable de ne savoir où va sa route. Les prisons familiales ou conjugales sont aussi redoutables que les prisons politiques. Mais la solitude est une prison aussi. »
Emma va avoir trente ans dans quelques mois. Elle songe toujours à un enfant.
Elle note : « Je sais dans l’obscurité de ce qu’on appelle moi-même, que si l’occasion m’est donnée, sans philosopher, je l’accueillerai. »
Noël 1935. Emma et Thérèse se rendent ensemble dans un refuge des Vosges, au Rothenbrunnen, à une réunion d’enseignants. Emma y rencontre Marcel. Coup de foudre. C’est un Alsacien veuf avec deux enfants. Il lui parle tout de suite de mariage. Cependant Emma hésite longuement .
Journal d’Emma : « Tourmente de doutes, d’amertume. Ne pas m’engager. Réfléchir. Je crois que nous ne ferons pas notre bonheur, Marcel et moi. Mais au moment de la séparation, j’ai revu la jeunesse courageuse du menton, la loyauté tendre et ferme de la bouche, la vivante anxiété de son regard. »
Thérèse à Emma : « Ta pensée n’est plus tournée que vers le bonheur d’un seul homme. »
Emma : « J’ai l’orgueil et le désir de rester maîtresse de ma vie. Je saurai me libérer moi-même quand il le faudra. »
Thérèse : « Nous nous précipitons l’une et l’autre dans un abîme. »
(Sentiment de rouler à une catastrophe. )
(Impatience de connaître la plénitude de la vie. )
Emma se marie avec Marcel en juin 36. C’est la rupture entre Emma et Thérèse. En effet si Thérèse est prête à consentir à une fugue dont la fin était prévisible, elle ne peut accepter l’idée d’un mariage. Et sans doute est-ce à ce moment –là qu’Emma rend à Thérèse toutes ses lettres qui nous manquent.
Emma note : « Mariage. Un notaire caricatural. Un maire caricatural. Un moine qui les vaut en sa volontaire ignorance. Folie. Folie. Ma vie de Nevers m’a fait peur. »
Emma termine son cahier de jeunesse en écrivant : « Ce mariage allait me ravir à moi-même, m’amputer d’une amitié irremplaçable, me séparer de tout ce que j’avais jusqu’alors préféré avec tant d’orgueilleuse satisfaction. »
II
Séquence 6.
1936. La trajectoire confondue de ces deux vies se sépare à présent, et ceci au moment même où l’Histoire va forcer Emma et Thérèse à faire un choix, et à se déclarer, à définir qui elles sont l’une et l’autre au plus intime d’elles-mêmes.
Thérèse n’a réussi ni professionnellement ni sentimentalement sa vie. Profondément déçue Emma, affectée par leur rupture, elle se retrouve seule.
Mais c’est une solitaire ouverte à la peine du monde. Elle pense toujours « nous ». La solitude lui rend donc la force qu’elle avait perdue en s’enfermant dans son amour pour Emma. Il y a en elle une vigilance, une tendresse, une anxiété qu’elle oriente vers les autres, et une conscience suraiguë de l’injustice faite aux faibles et aux femmes. Un idéal de pauvreté révolutionnaire la structure d’autre part en profondeur.
Il ne reste pas grandes traces de Thérèse, entre 1936 et 1940. On sait qu’en Champagne, où elle est nommée, elle met sur pied les auberges de jeunesse communistes du grand Est.
On sait qu’elle s’engage à fond dans la guerre d’Espagne pour les Républicains, en aidant les réfugiés.
Pour Thérèse, c’est un geste politique d’aider les réfugiés, une entraide politique antifasciste. En septembre 1939, à la suite de l’alliance entre Hitler et Staline, le Parti Communiste Français est dissout, lui et tout ce qui est dans sa mouvance (associations de jeunesse, auberges de jeunesse). Ce qui oblige Thérèse à se réorganiser clandestinement.
Séquence 7.
Rentrée 1936. Emma s’installe chez son mari en Alsace. Elle a demandé et obtenu une mutation de Nevers à Colmar où elle enseigne de 1936 à 1940.
Elle note : « Je ressens une différence d’altitude entre mon passé et mon présent. Mon nom de femme, mon aisance me semblent d’éclatantes déchéances de ma liberté, de mes enthousiasmes, de ma pauvreté. »
Thérèse lui manque.
Emma note dans son journal :
« La plus haute des voix, la plus exigeante, c’était Thérèse. Finie, cette exaltation d’esprits formés aux mêmes quêtes . Certains matins c’est la désolation ».
Marcel est un homme d’action. Ce n’est pas un intellectuel.
(Le vide de notre bien commun spirituel m’effraie.)
Mais Marcel subjugue Emma.
Elle note :
« Dès le premier soir, je me suis sentie saisie par une main si volontaire que je me suis sue dès ce moment comme dérobée à moi-même, et je n’ai eu dès lors devant moi que le chemin d’un acquiescement. »
Emma, entre 1936 et 1940, met au monde trois enfants. Elle se retrouve ainsi, avec les deux enfants de Marcel, à la tête d’une maisonnée de cinq enfants. Deux servantes l’aident aux travaux ménagers.
Séquence 8
1940, la guerre a éclaté. Annexion de l’Alsace qui fait maintenant partie du Reich.
Emma qui tenait à son métier n’enseigne plus, obligée d’abandonner ce qui faisait sa fierté. Ce sont des années de coupure totale avec la France, le français, l’engagement et la conscience politique, la liberté, les voyages. Plus d’amis, plus d’élèves, plus de pays, plus de livres même, il a fallu les cacher .
Éduquée politiquement, Emma sait depuis longtemps qui est Hitler.
Pourtant elle reste en Alsace, se disant deux fois exilée. Mais dans son cahier de guerre Emma n’écrit plus à la première personne. Elle ne peut plus dire « je ». Seulement « elle ». C’est une femme coupée en deux qui parle d’elle à l’imparfait.
Elle écrit : « Il faudrait partir, pensait-elle. Mais trop de petites vies aux quatre coins de la maison. »
La protection du député autonomiste Joseph Rossé permet à Marcel, de ne pas être expulsé d’Alsace, du fait de son mariage avec une Française. Aussi Marcel prie Emma de ne prêter le flanc à aucune critique. Puisque parler le français est maintenant interdit, les servantes useront de l’alsacien avec les enfants dans et hors la maison. Elle, Emma, devra prendre garde de ne pas se faire entendre en français même dans le jardin.
Emma note : « C’était la solitude. Même si certains soirs, ils se retrouvaient Marcel et elle. Même si elle se sentait prise alors dans l’ensorcellement d’un cercle de béatitude tel qu’en elle-même, sauvagement, elle faisait l’offrande de ses misères à cet Eros qui lui dispensait tant de bonheur. »
(Les secrètes immolations de l’âme féminine, toujours en mal d’un maître. )
Marcel, mon père, est né en 1896 dans une Alsace allemande. Sa langue maternelle est l’allemand. Il fait la guerre de 14/18, en Russie sous l’uniforme allemand . Devenu Français en 1918 il est resté un de ces Alsaciens autonomistes pour lesquels Allemands et Français se valent . En 1942, Marcel, chef de famille et père de cinq enfants, est exempté de l’enrôlement de force dans l’armée allemande qui contraignit tous les Alsaciens. Lui qui avait donné sa démission de professeur, dès 1940, est à présent tourné tout entier vers ses affaires commerciales.
Emma écrit, parlant d’elle toujours à la 3ème personne : « Marcel partait tous les matins, ivre de son travail triomphant. Elle mesurait le néant de cette activité qui le dévorait. Elle repoussait de toutes ses forces l’univers où il avait choisi de vivre : un enchevêtrement de grues, de turbines, de carrières et de camions, de soumissions et de commandes exigeant démarches et calculs infinis . »
Au cours de la numérisation d’un négatif de photo représentant Marcel, un petit insigne à sa boutonnière, jamais remarqué, jamais commenté en famille, se révèle à l’agrandissement être l’insigne nazi. Des recherches confirment que Marcel, chef d’entreprise, fut bien membre du Parti national-socialiste et qu’il porta à ce titre et l’insigne et l’uniforme.
Qu’en pensait Emma ?
Elle écrit dans son cahier de guerre : « Il avait suffi que cet homme ait besoin d’elle pour que son âme exulte de servitude. Il y a, pour la femme qui aime, une espèce de volupté à renoncer à elle-même. Elle s’exalte dans la mesure même où elle acquiesce à ce qu’elle n’était pas. »
Emma se rend aux réunions nazies à la gloire des mères allemandes dont elle accepte les décorations.
Elle écrit : « C’était ce qu’ils appellent le Muttertag. Si tard elle était venue, qu’elle était allée doucement s’asseoir derrière toutes les dames allemandes installées, après avoir fait du côté de la chaise principale un beau sourire à la française.
Mais à la maison il n’y a plus qu’un long drame.
Emma note : « L’harmonie des dissemblables ne pouvait s’ébaucher sans épuisantes oppositions. C’était le conflit : celui d’un tête -à- tête dont on ne savait s’il était belliqueux ou amoureux.
Dans son journal, les autoaccusations reviennent :
Elle écrit : « Elle se sentait rivée à un destin et à un rôle honteux plus encore à ses propres yeux qu’à ceux des autres. Mais qu’aurait-elle pu faire pour fuir le rappel du désastre, fuir son amer dégoût d’elle-même ? »
« Elle se sentait comme l’oiseau à la glu, comme le vivant dans la fournaise, comme la bête du désert encagée. »
« Elle a parcouru un chemin en sens inverse. Tout ce qui lui semblait digne de poursuite lui a échappé. Son lot contient tout ce qu’elle méprisait, condamnait au-delà des mots, à quoi elle n’accordait pas de prix. Il me faut partir, m’en aller, s’exhortait-elle, tout en sachant qu’il ne s’agissait plus pour elle que d’une attitude spirituelle. ».
À quoi pensait Emma ?
Elle écrit : « Elle ne voulait pas penser plus loin que ce que touchait son regard, que ce qu’enserraient ses bras ».
Février 1945. Libération de Colmar. Emma écrit : « Tourbillon de gloire et d’émotion. Hier, au Champ de Mars, j’ai versé des larmes brûlantes jaillies de je ne sais quelle source encore vivante. Mais ensuite quelles tristes journées ! Marcel est inquiété. Village sournois au guet derrière les vitres. Hommes à brassard qui enquêtent, exultent, menacent. »
Pour autant, Emma ne se désolidarise pas de Marcel. Au contraire, elle fait bloc à ses côtés. Marcel lui est devenu plus proche.
Elle écrit : « On me convoque. On m’écoute et me fait parler. Une main trace de vils jugements et m’y ploie. Des gens que nous ne connaissions pas nous assignent en justice. Des gens que nous connaissons un peu sortent de l’ombre pour nous menacer. D’autres écrivent des lettres. Dans le silence d’une salle se dresse l’ombre d’une haine démesurée. Des amis prennent une petite balance de précision pour peser le mot : Française. D’autres pensent que mon seuil salirait leurs pieds. Des coups de toute espèce, l’un après l’autre. Pourtant, pendant ces années de guerre, je sais que mon agonie, cette agonie sentie à tout moment, ne se distinguait pas de l’amour de mon pays. »
« Je suis l’innocente qu’on honnit et qui se découvre indéfendable. »
Le 4 juin 1945, Emma, sans nouvelles de Thérèse depuis 1938, reçoit une lettre d’un ami, membre du parti communiste, Pierre Devilleneuve, auquel elle avait écrit.
(Ma chère camarade, Thérèse, communiste a été prise par la Gestapo, torturée et trouvée morte et nue dans sa cellule).
Devilleneuve écrit aussi :" Les beaux-parents de Karl demeurés en Pologne ont été tués. Sa femme a trouvé la mort dans la région de Marseille où elle venait vendre la presse libre, alors que le nettoyage des Allemands était inachevé (mitraillée dans le dos). Lui que j’ai revu voilà deux mois environ, doit être actuellement rentré dans sa triste patrie. »
Emma, dans son cahier, recopie un fragment du psaume 72. : « Mon cœur est devenu comme de la cire fondue au milieu de mes entrailles, car le zèle de votre maison m’a dévorée. »
Elle écrit aussi : « Je n’ai pas encore la force d’appréhender vraiment tous les moments de ce martyre. Quelque chose en moi se dérobe. Je ne peux rattacher ces précisions horribles à l’enfant toute de tendresse et d’activité intelligente qui a aimanté mon existence pendant dix ans. »
Emma, ma mère, n’en saura jamais davantage au sujet de Thérèse. C’est aujourd’hui, 60 ans plus tard, que je découvre, grâce à des recherches, ce que fut son destin.
Séquence 9.
Quelle a été la trajectoire de Thérèse ?
Après Felletin dans la Creuse, Thérèse avait été nommée à Bar-le-Duc. Son voyage en URSS l’ayant compromise aux yeux du gouvernement de Vichy, celui-ci la déplace alors de Champagne en Bretagne, où elle sera sans arrêt mutée. À Vitré, puis à Redon, puis à Carhaix. Elle arrive à Fougères, en Ille et Vilaine, en septembre 1942. Elle enseigne les mathématiques et les sciences à l’Ecole primaire supérieure de jeunes filles. Elle a 34 ans.
Elle habite 32 rue des Prés, à 5 minutes de l’Ecole. À Fougères, en 1942, on connaît mal sa vie privée. On connaît mal son passé, ses relations, ses amis. Elle n’en parlait pas. Mais les témoins de ce temps écrivent qu’elle subjuguait ceux qui l’approchaient. Qu’elle était très délicate et ne froissait jamais ceux qui ne partageaient pas ses idées.
Un témoin raconte : « Un soir de septembre 1942, Pinel doit présenter un chef de la Résistance à Lemarié. Ce chef arrive. C’est une jeune femme qui vient de faire 25 km à vélo sous la pluie battante : Thérèse Pierre. »
Ainsi celle qui était toute petite et qu’Emma protégeait comme son enfant allait se retrouver seule au cœur du plus grand danger, et se révéler, face à la catastrophe de 1940, intransigeante, efficace, exigeante, prudente et sévère. Un vrai chef.
Un autre témoin s’étonne que d’une apparence physique aussi fragile elle ait pu déployer tant d’énergie, posséder un tel don du commandement et de l’organisation. Elle parcourait à vélo toute l’Ille et Vilaine, jusqu’à Saint-Malo. Elle était en relation avec les chefs régionaux et nationaux. Ils se réunissaient en forêt.
Le Ministère de la défense m’a communiqué les renseignements suivants :
Entre dans le groupe de Résistance communiste de Fougères où elle est nommée responsable.
Contrôle les groupes de la région de Fougères (une centaine de membres sont sous ses ordres.
Participe aussi activement à l’organisation des groupes F.T.P. dans l’arrondissement et à leur armement.
Responsable technique de l’appareil de propagande, elle participe à la rédaction des journaux, brochures, tracts dont elle dirige la diffusion.
Assure la liaison entre les groupes. Effectue les transports de documents et de matériels de guerre (explosifs et grenades).
Participe à la préparation de différentes opérations contre l’occupant (incendie de camions, attaque de la Feldkommandantur à Fougères).
Le 21 octobre 43, au matin, Thérèse Pierre est arrêtée à son domicile par la Gestapo. Transférée à la prison Jacques-Cartier de Rennes, elle est dès son arrestation, et jusqu’à sa mort, torturée, flagellée, quatre jours consécutifs par les membres de la SPAC, la police anti-communiste de la Gestapo, venue de Paris. Les jambes brisées, le corps noir de coups, ensanglantée, elle se traînait sur le sol de sa cellule, répétant inlassablement : « Je ne parlerai pas. Ils ne me feront pas parler. » Thérèse était perdue et le savait. Elle savait qu’elle n’en sortirait pas vivante. Ils savaient qu’ils tenaient le chef. Elle savait que si elle parlait, ce seraient 10, 20, 30 personnes qui seraient arrêtées, torturées, déportées. Le soir du 25 octobre, sa voisine de cellule l’entendit encore prononcer distinctement : « Ils ne m’ont pas eue. » Le matin du 26 octobre, on la trouva pendue aux barreaux de sa fenêtre avec un de ses bas. Ella n’avait pas parlé.
Les obsèques de Thérèse Pierre eurent lieu à la cathédrale de Rennes.
En 45 les parents de Thérèse transfèreront ses restes au cimetière de sa ville natale, Epernay.
Deux établissements scolaires portent aujourd’hui son nom.
Pourtant qui la connaît ?
Rares ont été les femmes portant les armes pendant la Résistance. Mais, de Thérèse, je n’ai retrouvé aucune trace dans les livres qui leurs ont été consacrés.
Comment l’expliquer ?
III
Séquence 10.
Thérèse avait une idée si haute de la vie qu’elle a accepté de mourir plutôt que de la soumettre à l’absurde. Sa mort lui a construit un destin.
La vie de ma mère, Emma, ne cessera, elle, de se reprendre et de se refaire.
Après la guerre, entre Emma et Marcel, l’apaisement vient peu à peu.
Emma s’interroge :
« Se pourrait-il que je n’aie jamais fait autre chose que de me défendre de la seule dévastation de l’amour ? »
En 1957, Marcel meurt. Emma se retrouve seule.
Emma , nommée professeur de lettres modernes à Colmar, dès 1950, avait retrouvé, écrit-elle, le profond plaisir d’enseigner et le libre et joyeux épanouissement humain ».
Elle meurt à son tour en septembre 1987 à l’âge de 81 ans.
Emma avait écrit, peu avant sa mort : « Il y a dans la vie des temps qui se succèdent comme ceux d’une tragédie. C’est par la dévastation de moi-même que je me suis finalement construite.