« Où en est-on dans cette guerre ? Les embuscades tchétchènes sur les routes, c’est l’agonie du conflit ? ou une nouvelle étape ? », demande le père du commandant Jiline (p. 123). Jiline croit tout connaître de cette chienne de guerre [1]. Il a connu la sécession de la Tchétchénie au temps du général Doudaïev et la première guerre d’indépendance (1994-1996). Où en est-on, car la question s’impose en effet, dans la deuxième guerre (1999-2000) ? Le conflit s’étire et s’enlise, tandis que s’accentue la désagrégation de l’armée, parallèle au délitement de la Russie post-soviétique. Dans cette « défaillance généralisée » (p. 241) « une guerre molle » a remplacé la « guerre folle » (p. 185) et paraît se nourrir d’elle-même sans égard aux motifs des deux camps. Quand la guerre dure, elle change. Change-t-elle ceux qui la font et jusqu’à quel point ? C’est l’une des questions que suggère Assan de Vladimir Makanine, romancier confirmé et lauréat du Prix Européen de littérature en 2012.
Le narrateur et protagoniste se nomme Alexandre Serguéiévitch (comme Pouchkine !) Jiline, ou Sacha, ou Sachik, ou Assan Sergueitch, voire Assan tout court. Chaque appellation renvoie à une facette de sa personne, ou plutôt à l’image qu’entretient de lui chaque catégorie d’interlocuteurs. Chacune l’appelle à tenir le rôle correspondant : Sachik est l’honorable commandant qui discute avec de vieux villageois respectueux, tandis qu’Assan manifeste son élévation au « sommet de la gloire locale » (p. 466), car c’est aussi le nom d’une antique divinité païenne du Caucase. Ironie du sort, sa consécration par le mythe sera fatale à Jiline.
Ingénieur militaire d’abord chargé des constructions, l’homme est à présent officier d’intendance. C’est lui qui organise la répartition et le transport des carburants, qui veille sur les entrepôts et sur les convois de citernes. Groznyj une fois reprise et les combats cantonnés dans les montagnes, Jiline entame à Khankala le business - mot passé tel quel en russe - qui lui permet de préparer l’avenir tout en se maintenant à son poste. Il distribue l’essence aux fédéraux avec équité, mais détourne un baril sur dix. Et en vend aux Tchétchènes, qu’ils soient des rebelles en armes ou des paysans venus quémander le précieux liquide pour leurs tracteurs et leurs vieilles guimbardes. D’autres officiers vendent des bottes ou des armes. Corruption ? Mais quand l’armée se désagrège, « la corruption c’est cent fois mieux que le chaos. La corruption, c’est tout de même une forme de culture » (p. 271), professent ses supérieurs prompts à le blanchir. Jiline a au loin une femme aimante, une fille, une maison qui se construit, il fait donc sa pelote. Avec compétence et scrupule, en chef soucieux de la sécurité des convois. Cela tombe bien, il peut ménager des vies en même temps que ses intérêts, mais il n’est pas dupe de sa bonne conscience : « je le sens soudain, de manière lancinante et honteuse : mes affaires qui stagnent sans l’aide de Khvor éveillent chez moi plus de sollicitude que Khvor lui-même » (p. 163). Sans vanité malgré les louanges, Jiline se flatte rarement, sait se voir par les yeux d’autrui, ne se prend pas au sérieux (seules les tâches sont sérieuses), se juge et souvent ironise sur son propre compte. Anti-héros, mais hyperlucide, dont on suit les pensées jusque dans leurs moindres replis.
L’action militaire n’est pas celle des combats haletants, forcenés, que relatait Zakhar Prilepine en 2003 dans le remarquable Pathologies [2]. Elle se réduit le plus souvent à des embuscades sur le trajet des convois : le reste (bombardements, « nettoyages » dévastant des villages, martyre de prisonniers), même s’il est évoqué, se situe hors du champ de vision offert au lecteur par l’intermédiaire de Jiline. La forme morcelée du récit épouse les intermittences de cette réalité guerrière. Mais le décousu de surface, d’abord déconcertant, recouvre une continuité de fond, qui s’ancre dans les réflexions de Jiline. Ce dernier fait souvent retour sur lui-même, remonte le fil des évènements déjà narrés pour reconsidérer les conduites, réévaluer les enjeux et les résultats. Tandis que le puzzle narratif se forme, se défait et se recompose au gré des ratiocinations du commandant, la puissance du livre naît, paradoxalement, de cette avancée irrégulière par tâtonnements et reprises, qui génère une tension spécifique.
Pourtant y a bien une progression, imperceptible, vers un finale aussi imprévu que logique. Le drame se noue et se dénouera dans le rapport liant Jiline à ses protégés, Oleg et Alik, deux jeunes soldats coupés de leur unité et sévèrement traumatisés par un combat. Pourquoi l’officier se donne-t-il tant de mal pour choyer, comprendre et rassurer ces « deux petits abrutis » (p. 373) ? Par humanité, quoique sa modestie l’empêche d’employer ce mot. Touchante est sa sollicitude pour les deux garçons, de même que les trésors de patience déployés pour tenter de persuader Alik qu’il peut plaider l’innocence, lui qui a tiré sur un officier. Mais Alik résiste, se reproche son geste insensé et refuse la mauvaise foi qui le sauverait du tribunal militaire. Est-ce l’honnêteté qui l’inspire, une idiotie native ou le dérangement post-traumatique ? Makanine s’abstient de trancher. L’ambiguïté des comportements humains résiste aux situations extrêmes, et ce pauvre petit bleu en devient pour nous inoubliable. « Aucune mère de soldat ne m’a jamais trompé... pas une seule fois » (p. 450), constate l’officier au sujet des rançons avancées pour le rachat des captifs. Pourquoi ? Au lecteur de méditer sur cette rectitude infaillible des mères. L’auteur répartit équitablement ombres et lumières. S’il éclaire un côté, un autre se dérobe. Sonder les reins et les cœurs s’avère une entreprise sans fin, que celle du livre ne suspend qu’à titre provisoire.
La guérilla continue, dont nul ne voit le bout, mais dont les acteurs connaissent parfaitement les règles : « Rouslan soutient les rebelles, et moi les fédéraux. Mais nous évitons de nous bagarrer. Nous sommes des supporters convaincus, mais pas des casseurs » (p. 91). La guerre est une présence familière dont il a fallu s’accommoder. L’écrivain capte les aspects du conflit qui restent en marge des opérations classiques et des scénarios rodés (comme la mise en scène télévisée du chef rebelle éliminé). Il recueille ce qui échappe aux civils, à l’arrière, voire à l’état-major : les calculs quotidiens, les combines, les affaires pour lesquelles s’entendent les deux camps adverses. Petits arrangements avec la guerre, sécrétant un trafic qui lui permet de durer. Transactions à tout-va entre rebelles et fédéraux qui monnayent le carburant, les armes, les prisonniers. Transactions avec l’ennemi, avec les chefs, avec la conscience. L’argent régule le désordre ambiant : « c’est pourtant le marché qui assure le fonctionnement de l’armée, puisqu’elle ne peut compter sur la discipline (p. 429). Mais n’est-ce pas l’argent, justement, qui rend fou le petit soldat perdu et précipite la catastrophe finale ? Tel un héros tragique saisi par l’ubris, Assan triomphe à l’instant où tout est prêt pour sa chute. Il a cru maîtriser le désordre - vaine illusion.
« Ancré dans mes entrepôts, je marine dans l’essence et le gazole. Et j’ai beaucoup de mal à croire aux héros » (p. 168), note le commandant. Un soldat traîne son AGS-17 sur une pente exposée, non parce qu’il a eu cette idée courageuse, mais parce qu’il a « perdu la boule » (p. 173). Comme Tolstoï dans Guerre et Paix, mais sans s’arrêter aux mêmes conclusions, Makanine s’interroge sur les parts respectives de la stratégie et de l’improvisation, de la manœuvre génialement conçue et de la réaction aux urgences, « élémentaire, simple et même primitive » (p. 175). Que la guerre soit cruelle, qui le contestera sachant les blessures ouvertes, les corps déchiquetés ou brûlés, les cerveaux explosés ? Mais Makanine va plus loin dans son exploration de la pathologie guerrière. Il aiguise notre regard sur les menus déplacements, pareils aux glissements sournois fragilisant un terrain, qui s’opèrent dans la perception de faits, la sensibilité, le sens moral. La guerre conduit quiconque la fait ou la côtoie de près à réviser subrepticement les valeurs communes et l’usage du monde familier. Révèle-t-elle les hommes à eux-mêmes ou les aliène-t-elle en altérant leur conscience ? Ce beau roman, récompensé en 2008 par le prix Bolchaïa Kniga et impeccablement traduit en 2013 par Christine Zeytounian-Beloüs, donne beaucoup à penser.