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Un amour sous-marin 

Episode du Naufrage de l’Atlas

lundi 19 août 2013, par Trumelet C. (Date de rédaction antérieure : 22 janvier 2009).

Dans ce curieux livre, un monomane est persuadé d’avoir domestiqué la faune marine, spécialement les phoques et les marsouins. Ce qui lui permet de rejoindre au fond des mers sa bien-aimée, périe dans le naufrage de l’Atlas, dans la rade d’Alger. Echappé de l’asile, Justinien, le monomane en question, finit par plonger et se noyer dans ces eaux meurtrières.

La mazourka nous entraînait toujours dans sa double rotation ; pareille à une naufragée, - chose horrible ! Il faudra que je m’informe quelque part pourquoi ce mot m’est si pénible, - pareille à une naufragée dont j’aurais été le sauveteur, la baronne s’abandonnait dans mes bras avec une grâce que je ne saurais mieux comparer qu’à ce balancement apparent de la lune que les astronomes appellent sa libration ; elle roulait, en effet, dans l’arc que lui faisait mon bras, comme une corvette bercée par un îlot qui en serait amoureux, et ce n’est point là, croyez-le bien, une simple figure ; car tout aime dans la nature. Elle semblait se complaire dans une espèce de lipothymie amoureuse animée de quelques légers accès de paraphrénésie, que je reconnaissais à l’éclat de ses yeux, et à un frisson qui la parcourait des pieds à la tête.

— Mais, à propos, lui demandai-je, dis-moi donc Louise, - si tu ne vois pas là une question cératine, - quelle est donc la position sociale de l’homme avec lequel tu composes cette sorte de poudingue conjugal dont tu n’es pas ravie ?

— Lieutenant de vaisseau.

— Noble profession ! mais qui doit te laisser une assez jolie collection de loisirs, lui répondis-je, surtout si cet homme s’amuse souvent à faire le tour du monde, ou à aller surveiller la pêche de la morue. Il faudra chercher, s’il en manquait, à lui donner du goût pour ces sortes de missions. Fais-lui entrevoir ce qu’il se ramasserait de gloire s’il pouvait retrouver le crâne de la Pérouse, ou le second cubitus de Franklin.

— Je tâcherai ; mais il ne voudra peut-être pas, reprit-elle avec l’accent de la plus adorable tristesse.

— Il n’a donc point le fanatisme de la gloire ce marin, dis, Louise ?

— Il prétend qu’il m’aime, reprit-elle avec une certaine résignation.

— Et de quel droit ? m’écriai-je fort animé ; ce n’est pas, je le suppose, sur l droit naturel qu’il établit cette étrange prétention ?

— Non ; c’est sur celui qu’il tient de M. le Maire ceint de son écharpe, dit-elle langoureusement.

— Quelle dérision ! faire intervenir une autorité dans la soudure à perpétuité de deux corps hétérogènes ! C’est tout simplement immoral et contre nature. Dis-lui cela à ton marin ; il en sera touché.

— Je crains de ne point en avoir le courage ! Et puis les marins sont si bizarres ! … J’ai peur ! dit-elle en proie à une panophobie subite, et en dirigeant son regard vers l’entrée du salon.

— De qui ? lui demandai-je inquiet et en grinçant un peu des dents.

— De lui ! me répondit-elle sous l’influence d’une terreur qu’indiquait une périblepsie intense. Ah ! si tu le connaissais, va, tu verrais !
Nous mazourkions toujours.

— Mais où est-il, dis, Louise ? dis-moi où il a l’infamie de respirer ? m’écriai-je en broyant ma rage entre mes molaires.

— Au salon de jeu, et, il y perd toujours ! Mais fais, Justinien, comme si tu l’ignorais ; fais cela, et tu n’en seras pas fâché ! me dit-elle d’un ton suppliant à faire fondre un cœur de platine.

— Est-il jeune cet homme de mer ? lui demandai-je avec un calme apparent.

— Peuh ! … médiocrement… Pourtant, je ne saurais fixer que très approximativement la date de son éclosion à la lumière.

— Tâche de voir ses dents pendant son sommeil, lui répondis-je, et si ses osanores sont authentiques, tu pourras te procurer ce renseignement. Seulement, pars de ce principe de Retzius qu’à vingt ans, l’homme a tout mis, qu’à trente ans, ses canines rasent, qu’à quarante, elles passent de la forme du triangle équilatéral à celle d’un triangle plus allongé, et enfin, qu’à cinquante ans, il ne marque plus. Cette investigation, tu le vois, est simple comme bonjour, surtout si cet homme dort la bouche ouverte.

— O Justinien ! que de choses tu sais exclama-t-elle. Vraiment, tu me confonds ! … Oh ! que j’eusse été fière de t’appartenir plus tôt ! … Songe donc que voilà trois mortelles années que je navigue dans les eaux de ce marin ! … C’est long va, trois ans ! T’en fais-tu seulement une idée, dis ? … Et qui est-ce qui sait quand cela finira ? continua-t-elle avec un soupir.

— Oh ! les marins ne sont pas immortels, repris-je négligemment, et ce ne sont pas les occasions qui leur manquent pour passer à de plus sombres bords ! … Dans la Méditerranée, décembre, janvier, février nous en ont offert quelques exemples.

— Tu me rassures, Justinien, en me faisant boire au calice de l’espérance ! murmura Louise. Tu es bon, toi !

J’avais besoin d’air ; j’éprouvais une exinanition extrême, une sorte de lumbago moral ; mes membres me semblaient menacés de dypsomanie, ce delirium tremens des ivrognes, et mon âme s’affaiblissait sous l’action d’une violente dysthymie.
Ah ! c’est qu’on ne rencontre pas, par hasard, sa compagne d’emboîtement sans passer quelque peu par cet état de malaise et d’anxiété qu’on appelle dysphorie ! … Ah ! que n’étions-nous entrés dans la vie par la diplogenèse, c’est-à-dire à peu près comme les frères Siamois, par la fusion de nos deux fœtus ! Jamais alors nous n’eussions été séparés !

A ma rentrée, l’orchestre rappelait précisément au quadrille. J’allai chercher la baronne, qui vrilla son bras au mien. Je reamarquai que ses deux voisines se rapprochaient et chuchotaient, en nous regardant, quelque diasyrme derrière leurs éventails. Ce mouvement n’avait pas échappé non plus à Mme de Sainte-Algue ; je le vis à une corrugation de son front. Aussi me dit-elle : « Toi, Justinien, qui a dû étudier l’éthique dans tous ses coins et recoins, penses-tu que danser deux fois avec le même homme soit outrager la morale ? Je serais bien heureuse d’avoir là-dessus l’opinion d’Aristote.

— Je t’avouerai franchement que, soit qu’Aristore ait craint de se compromettre en éventant son opinion sur cette délicate matière, soit que le rapport entre la danse et la morale ait échappé à ses doctes investigations, je t’affirmerai donc qu’il est resté complètement muet sur cette question, qui, d’ailleurs, n’avait peut-être pas, chez les Anciens, l’importance qu’elle paraît avoir dans les sociétés modernes.

— Comme c’est regrettable qu’il n’en ait desserré les dents, reprit-elle ; j’aurais aimé à le donner pour point d’appui à ma conscience ; car il me semble qu’il m’y pousse des scrupules… Pourtant la société ne peut pas être en contradiction avec la nature ; elle n’en a pas le droit ; il y aurait là antinomie ; elle ne saurait avoir la prétention de rectifier Dieu, et, sans être anthropolâtre, je ne me sens cependant aucune disposition pour l’androphobie ; en un mot, je n’ai pas d’aversion pour les hommes.

L’orchestre attaqua le pantalon. Notre conversation prit dès-lors des allures de bâtons rompus ou de propos interrompus. A chaque instant, la musique nous arrachait à un dialogue plein d’intérêt pour nous obliger à aller faire des grâces devant les personnes d’en-face, et Dieu sait si nos mouvements plus ou moins cadencés hurlaient avec le sujet que nous traitions !

— Laisse-moi te dire, Louise, en toute équité cérébrine, ce que j’en pense, repris-je après la chaîne anglaise : je suis assez versé, Dieu merci ! en gynécologie pour que mon opinion sur cette matière puisse être de quelque poids ; d’abord, ton immarcessibilité te garantit contre toute contamination provenant du monde qui t’est circonjacent ; ensuite, la toile cirée dont tu as enveloppé ta réputation te permet d’affronter, sans qu’elle en soit entachée, la logorrhée malveillante et colubrine des dilaniatrices, des mordicantes, des fausses prudes, des hypocrites en pudeur, des pratiqueuses du cant. Je ne sais pas si tu me saisis bien ? …

— Va toujours, mon Justinien ; je n’ai pas besoin de te comprendre pour être heureuse. Est-ce que nous comprenons la musique du Tannhauser, qui, d’après son auteur, exprimerait tant de jolies choses ? Cela ne nous empêche pas cependant d’éprouver bien des félicités à l’entendre… Tu vois donc bien …

— Tu me rassures, Louise… Je t’avoue qu’il me serait souverainement désagréable de te parler dans une langue qui aurait déjà servi… Je continue. Je te disais donc, à propos de ces femmes dont nous parlions, que leur méchanceté, née de l’envie, ne peut produire sur nous qu’un effet coarctant de nature à resserrer les liens de notre alliance connaturelle. Isolons-nous néanmoins le plus possible de ce monde sans affinité, sans cohésion, sans rapport, de ce monde composé, comme l’habit d’Arlequin, de pièces et de morceaux disparates et hurlants ; usons du don de cogitabilité dont nous jouissons pour ne porter nos réflexions que sur nos propres sensations. Renfermons-nous dans une dualité égoïste qui ne pousse pas nos horizons au-delà de nous ; que notre existence se passe dans un héliotropisme mutuel ; soyons notre centripétence ; rejetons l’altruisme, ou plutôt, confondons-le en nous ; que l’autre soit toi et moi, ou moi et toi. Notre espèce est bien trop brachybiote pour que, dorénavant, nous gaspillions notre bonheur. Ah ! si elle avait le don d’insénescence, je ne dis pas… Et puis, au bout du compte, ainsi que l’a dit un poète de l’Antiquité, nous n’avons que l’usufruit de la vie sans en avoir la propriété. Ce à quoi nous devons tendre de tous nos efforts c’est à une sorte d’eubiotique spirituelle qui donne du sang, du nerf à nos âmes, et de l’agglutinant à notre attraction réciproque. Il est clair que, si nous possédions le secret de la recette de…

Le départ pour l’été vint me couper la parole. Je préférai attendre la fin de cette figure pour la reprendre ; car je ne sais rien de moins favorable au développement de théories un peu sérieuses que cette occupation rhythmée qui consiste à faire des échanges de mains avec ses vis-à-vis, et à se tenir perché tantôt sur un pied, tantôt sur un autre. Le silence, dans ce cas, est infiniment préférable. Il n’est rien de ridicule, en effet, comme le dialogue hoqueté, haché de danseurs de sexe différent qui se peignent leur flamme pendant un balancé ou un chassé-croisé. Ceci expliquerait pourquoi il ne vient jamais à l’idée des acrobates de déclamer le récit de Théramène quand ils dansent sur la corde roide. La fin de l’été m’ayant rendu la parole, je continuai ma démonstration.

— Il est clair, te disais-je, que, si nous avions la recette de l’alcahest de Paracelse, de ce dissolvant universel capable de ramener tous les corps de la nature à leur première vie, ou si, seulement, nous avions devant nous la marge du macrobien Mathusalem, il est clair, dis-je, que je ne lésinerais pas avec l’existence ; mais c’est que ce n’est pas du tout cela ; car, en fait de psycliagogiques, nous n’avons guère à notre disposition que ceux qu’on trouve chez les apothicaires. Enfermons-nous donc, ô ma Louise, dans une hutte comme les solitaires calybites ; soyons comme ces plantes humifuses qui, en raison de la vie éphémère qui leur a été faite, ne se donnent pas même la peine de prendre racine au sol, de se fixer à la terre… D’abord, je le sens, ta qualité comburante amènera fatalement tôt au tard une catastrophe ; je connais mon sort ; je sais que la combinaison de nos corps te donnera infailliblement lien à la combustion du mien. Mais que n’importe ? puisque nous sommes le résultat d’une congémination qui poussait irrésistiblement nos deux âmes vers la connectivité, laquelle nous a transformés, par une sorte d’allomorphie, en être digène, c’est-à-dire muni des deux sexes. C’est extrêmement commode…

— Tu ne saurais croire, ô mon Justinien ! combien je suis fière de toi ! et je ne sais ce qui me retient de le crier sur les toits, s’exclama-t-elle avec une grande exaltation. Rien ne t’est inconnu, ni l’éthélique, qui est la méthode pour rechercher la raison et la nature d’une chose, ni l’hétérothétique, ou la science des choses qui, selon Kant, sont de l’autre côté de l’expérience, et les plus forts encyclographes ou polymathes t’iraient difficilement à la cheville ! – Elle exagérait certainement.

— Ce que j’admire surtout en toi, mon bien-aimé, c’est la concaténation de tes idées ; c’est la façon dont elles s’enchaînent et se déroulent sur la poulie de ton imagination ; c’est aussi la calliépie de ton discours, qualité précieuse qui te vaudrait l’Académie, si tu tenais à faire partie de cette institution de quarantaine. De première force en dialogisme, tu dédaignes d’avoir recours au datisme, à cette battologie ou tautologie fastidieuse aussi pénible à supporter que les accents d’un accordéon jouant perpétuellement le même air ; aussi, t’écoute-t-on sans oscitation, sans sopeur. Patrocinasses-tu pendant une journée entière, tu le fais sans exspuition, sans ptyalisme, et jamais tu ne sembles éprouver le besoin de madéfier ton larynx à l’aide du verre d’eau sucrée parlementaire, cette ressource de l’orateur qui a perdu le fil de ses idées. Je te l’ai avoué, je ne te saisis pas toujours, et pourtant ton cataglottisme ne m’est point désagréable du tout ; car ta parole est comme une musique divine dont je perçois les sons bien plutôt avec le cœur que par la trompe d’Eustache.

(Passons aux noces sous-marines.)

Louise trônait au milieu de ces splendeurs ; elle recevait avec une grâce parfaite, et en femme qui en a l’habitude, les hommages du grand monde de la mer. Elle avait un mot pour chacun de ses invités, et tous se retiraient charmés en lui faisant de leur appareil caudal des salutations ou des révérences extrêmement gracieuses ; au reste, ils avaient, en général, un ton parfait. Peut-être aurait-on pu reprocher aux marsouins d’avoir envahi le buffet un epu trop tôt ; mais leur excuse était bien plutôt dans leur vigoureux appétit que dans leur ignorance des convenances.
La toilette de Louise, je te l’ai dit, était d’un goût exquis : elle avait, avec son admirable tact, emprunté toute sa parure à la mer ; aussi, l’aristocratie ichthyque en fut-elle singulièrement flattée ; le peuple, le frétin lui-même, perché sur tous les points d’où l’on pouvait voir la fête, ne se cachait pas pour lui en témoigner sa satisfaction par des compliments qui, bien qu’au gros sel, n’en étaient pas moins des plus flatteurs ; car il est à remarquer que, quelle que soit la façon dont un compliment est accommodé, il n’en est pas moins trouvé excellent et digéré avec la plus grande facilité. La robe de la mariée était faite de bandes d’un fucus – la luminaire rose – réunies par lés ; un bouillonné de varechs vert-tendre courait en falbalas au bas de la robe, laquelle était gracieusement relevée par des nœuds de céramiacées voilettes ; une gymnètre s’enroulait autour de sa taille comme un ruban d’argent. Un ramuscule de corail isis nobilis d’un sang superbe était placé en bouquet à sa ceinture ; les boutons étaient des cornulaires à huit rameaux, et la broche qui fixait le corsage était un polycline constellé phosphorescent. Un collier de perles de pintadine, de l’eau la plus pure et d’un orient merveilleux jouaient sur six rangs autour de son cou d’albâtre, qu’il éclairait d’un éclat chatoyant et irisé ; ses pendants d’oreilles étaient deux perles d’avicule margaritifère d’une transparence opaline pleine de ravissants effets. Dans ses cheveux blonds courait un ruban de fucus pourpre semé de botrylles dorés groupés en étoiles phosphorescentes de douze rayons. Louise agitait avec une grâce charmante un éventail fait d’une dictyota pavonia. Que veux-tu que je te dise ? elle était tout simplement ravissante ! Au reste, le murmure ichthyopsophose qui courait par la salle disait assez l’admiration dont elle était l’objet de la part des poissons de toutes les classes. Les cachalots surtout n’en revenaient pas…

P.-S.

Illustration : "Amour profond" par Guillaume Albert André.

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