Jacques Prévert, Paroles
La grasse matinée
Il est terrible.
Le petit bruit de l’œuf dur cassé sur un comptoir d’étain.
Il est terrible ce bruit.
Quand il remue dans la mémoire de l’homme qui a faim.
Elle est terrible aussi la tête de l’homme.
La tête de l’homme qui a faim.
Quand il se regarde à six heures du matin
Dans la glace du grand magasin
Une tête couleur poussière
Ce n’est pas sa tête pourtant qu’il regarde
Dans la vitrine de chez Potin(1).
Il s’en fout de sa tête l’homme.
Il n’y pense pas.
Il songe.
Il imagine une autre tête.
Une tête de veau par exemple.
Avec une sauce de vinaigre.
Ou une tête de n’importe quoi qui se mange.
Et il remue doucement la mâchoire.
Doucement.
Et il grince des dents doucement.
Car le monde se paye sa tête.
Et il compte sur ses doigts un deux trois.
Un deux trois.
Cela fait trois jours qu’il n’a pas mangé.
Et il a beau se répéter depuis trois jours.
Ça ne peut pas durer.
Ça dure.
Trois jours.
Trois nuits.
Sans manger.
Et derrière ces vitres
Ces pâtés ces bouteilles ces conserves
Poissons morts protégés par les boîtes
Boîtes protégées par les vitres
Vitres protégées par les flics
Flics protégés par la crainte
Que de barricades pour six malheureuses sardines...
Un peu plus loin le bistrot
Café-crème et croissants chauds
L’homme titube
Et dans l’intérieur de sa tête
Un brouillard de mots
Un brouillard de mots
Sardines à manger
Œuf dur café-crème
Café arrosé rhum
Café-crème
Café-crème
Café-crème arrosé sang !...
Un homme très estimé dans son quartier
A été égorgé en plein jour
L’assassin le vagabond lui a volé deux francs
Soit un café arrosé
Zéro franc soixante-dix
Deux tartines beurrées
Et vingt-cinq centimes pour le pourboire du garçon
Il est terrible
Le petit bruit de l’œuf dur cassé sur un comptoir d’étain
Il est terrible ce bruit
Quand il remue dans la mémoire de l’homme qui a faim.
Note
(1) Potin : nom d’une chaîne de magasins d’alimentation.
Victor Hugo
Choses vues (1830-1848)
Hier, 22 février(1), j’allais à la Chambre des pairs(2). Il faisait beau et très froid, malgré le soleil et midi. Je vis venir rue de Tournon un homme que deux soldats emmenaient. Cet homme était blond, pâle, maigre, hagard ; trente ans à peu près, un pantalon de grosse toile, les pieds nus et écorchés dans des sabots avec des linges sanglants roulés autour des chevilles pour tenir lieu de bas ; une blouse courte et souillée de boue derrière le dos, ce qui indiquait qu’il couchait habituellement sur le pavé, la tête nue et hérissée. Il avait sous le bras un pain. Le peuple disait autour de lui qu’il avait volé ce pain et que c’était à cause de cela qu’on l’emmenait. En passant devant la caserne de gendarmerie, un des soldats y entra et l’homme resta à la porte, gardé par l’autre soldat.
Une voiture était arrêtée devant la porte de la caserne. C’était une berline armoriée(3) portant aux lanternes une couronne ducale(4), attelée de deux chevaux gris, deux laquais en guêtres derrière. Les glaces étaient levées mais on distinguait l’intérieur tapissé de damas bouton d’or(5). Le regard de l’homme fixé sur cette voiture attira le mien. Il y avait dans la voiture une femme en chapeau rose, en robe de velours noir, fraîche, blanche, belle, éblouissante, qui riait et jouait avec un charmant petit enfant de seize mois enfoui sous les rubans, les dentelles et les fourrures.
Cette femme ne voyait pas l’homme terrible qui la regardait.
Je demeurai pensif. Cet homme n’était plus pour moi un homme, c’était le spectre de la misère, c’était l’apparition brusque, difforme, lugubre, en plein jour, en plein soleil, d’une révolution encore plongée dans les ténèbres mais qui vient. Autrefois le pauvre coudoyait(6) le riche, ce spectre rencontrait cette gloire ; mais on ne se regardait pas. On passait. Cela pouvait durer ainsi longtemps. Du moment où cet homme s’aperçoit que cette femme existe tandis que cette femme ne s’aperçoit pas que cet homme est là, la catastrophe est inévitable.
Notes
(1) 22 février 1846, deux ans avant les émeutes de 1848 qui entraîneront l’abdication du roi Louis-Philippe.
(2) Chambre des Pairs : désigne la Haute Assemblée législative dont Victor Hugo était membre.
(3) Berline armoriée : voiture à chevaux sur laquelle sont peints les emblèmes d’une famille noble.
(4) Couronne ducale : cet emblème signale que la passagère est une duchesse.
(5) Damas bouton d’or : étoffe précieuse de couleur jaune.
(6) Coudoyer : côtoyer.
Jean de la Bruyère, Les caractères
De l’homme
Gnathon ne vit que pour soi, et tous les hommes ensemble sont à son égard comme s’ils n’étaient point. Non content de remplir à une table la première place, il occupe lui seul celle de deux autres ; il oublie que le repas est pour lui et pour toute la compagnie ; il se rend maître du plat, et fait son propre(1) de chaque service : il ne s’attache à aucun des mets, qu’il n’ait achevé d’essayer de tous ; il voudrait pouvoir les savourer tous tout à la fois. Il ne se sert à table que de ses mains ; il manie les viandes(2), les remanie, démembre, déchire, et en use de manière qu’il faut que les conviés, s’ils veulent manger, mangent ses restes. Il ne leur épargne aucune de ces malpropretés dégoûtantes, capables d’ôter l’appétit aux plus affamés ; le jus et les sauces lui dégouttent du menton et de la barbe ; s’il enlève un ragoût de dessus un plat, il le répand en chemin dans un autre plat et sur la nappe ; on le suit à la trace. Il mange haut(3) et avec grand bruit ; il roule les yeux en mangeant ; la table est pour lui un râtelier(4) ; il écure(5) ses dents, et il continue à manger. Il se fait quelque part où il se trouve, une manière d’établissement(6), et ne souffre pas d’être plus pressé(7) au sermon ou au théâtre que dans sa chambre. Il n’y a dans un carrosse que les places du fond qui lui conviennent ; dans toute autre, si on veut l’en croire, il pâlit et tombe en faiblesse. S’il fait un voyage avec plusieurs, il les prévient(8) dans les hôtelleries, et il sait toujours se conserver dans la meilleure chambre le meilleur lit. Il tourne tout à son usage ; ses valets, ceux d’autrui, courent dans le même temps pour son service. Tout ce qu’il trouve sous sa main lui est propre, hardes(9), équipages(10). Il embarrasse tout le monde, ne se contraint pour personne, ne plaint personne, ne connaît de maux que les siens, que sa réplétion(11) et sa bile, ne pleure point la mort des autres, n’appréhende que la sienne, qu’il rachèterait volontiers de l’extinction du genre humain.
Notes
(1) Son propre : sa propriété.
(2) Viandes : se dit pour toute espèce de nourriture.
(3) Manger haut : manger bruyamment, en se faisant remarquer.
(4) Râtelier : assemblage de barreaux contenant le fourrage du bétail.
(5) Écurer : se curer.
(6) Une manière d’établissement : il fait comme s’il était chez lui.
(7) Pressé : serré dans la foule.
(8) Prévenir : devancer.
(9) Hardes : bagages.
(10) Équipage : tout ce qui est nécessaire pour voyager (chevaux, carrosses, habits, etc.).
(11) Réplétion : surcharge d’aliments dans l’appareil digestif
I. Vous répondrez d’abord à la question suivante (4 points) :
Montrez que les textes du corpus ont une visée commune mais qu’ils atteignent ce but par des voies différentes.
II. Vous traiterez ensuite, au choix, l’un des sujets suivants (16 points) :
Commentaire :
Vous commenterez le texte de La Bruyère (texte A).
Dissertation :
Dans quelle mesure la forme littéraire peut-elle rendre une argumentation plus efficace ?
Vous appuierez votre développement sur les textes du corpus, vos lectures personnelles et les œuvres étudiées en classe.
Invention :
À son arrivée à la Chambre des Pairs, le narrateur, sous le coup de l’émotion, prend la parole à la tribune pour faire part de son indignation et plaider pour plus de justice sociale.
Vous rédigerez ce discours.
Remerciements : toutpourlebac.com
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