Prenant comme exemple les Jeux Olympiques de Tokyo de 1964 qui avaient pour but de montrer au monde la fin de l’après-guerre pour le Japon et le retour du vaincu dans le giron des nations, le gouverneur de Tokyo, Ryotaro Azuma, assurait que les Jeux de 2020 seront l’occasion de construire un « nouveau Tokyo et un nouveau Japon ». Shinzo Abe le premier ministre y voyait l’occasion de redonner à « tout le Japon un regain de vitalité ».
Le souvenir des Jeux olympiques de 1964 est bien prégnant, qui sont considérés par le magazine Life, comme « les plus grands jeux jamais tenus ». L’organisation de ces Jeux à l’automne 1964 marque pour le pays une des dates les plus importantes de l’après-guerre qui sera clôturée avec la restitution par les américains d’Okinawa en 1972. L’annonce faite en 1959 est pour le Japon une éclatante revanche, car après les jeux de Berlin en 1936, c’est Tokyo qui avait été choisi pour organiser ceux de 1940. Mais l’histoire tragique est passée par là, transformant le pays et la capitale en un tas de cendres. Symboliquement d’ailleurs, c’est un athlète japonais né à proximité de Hiroshima le 6 août 1945, le jour même de l’atomisation de la ville, qui allumera la flamme olympique. C’est l’empereur Hiro-Hito lui-même qui déclare ouverts les Jeux des XVIIIe Olympiades de l’ère moderne du 10 au 24 octobre. L’armée impériale avait mené la guerre au nom de l’empereur, et nombre de pays demandaient sa tête à la fin de la guerre. Hiro-Hito réussit non seulement à éviter toute comparution devant le tribunal international de Tokyo (1946-1948), mais aussi toute forme d’accusation grâce à la protection des États-Unis. Dépouillé de sa divinité, représentant le Japon, mais sans pouvoir politique depuis la constitution de 1946 imposée par les Américains, c’est de sa voix chevrotante qu’il ouvre les Jeux. C’est la première fois que le continent asiatique accueille les Jeux et le Japon n’en est pas peu fier !
Tokyo s’est préparé dans la fièvre. La ville devient un énorme chantier. Les installations sportives dues au talentueux architecte Tange Kenzô font la fierté de tous. Un énorme effort d’infrastructures est par ailleurs consenti. La ville devient un immense chantier. Le premier Shinkansen, le sensationnel train à grande vitesse, pulvérisant tous les records avec des pointes à 250km/h, mettant ainsi Osaka à 4 heures de Tokyo au lieu des six heures trente précédemment, a été inauguré en grande pompe neuf jours avant l’ouverture des Jeux. Il doit être la vitrine, le fleuron de la technologie nippone. Pour ce faire, on n’hésite pas à trancher dans la campagne sans états d’âme et même à couper les villages en deux ! Sa construction a coûté la bagatelle de 38 milliards de yens (à peu près 105 millions de dollars de l’époque) mais permet de désengorger la ligne la plus fréquentée du monde et d’engranger d’immenses dividendes publicitaires. Rénover le métro, ériger des hôtels de luxe à l’occidentale, tracer des avenues au cordeau mais aussi construire de disgracieux immeubles de béton : le visage de Tokyo change complètement. Il faut y ajouter les voies surélevées montées sur d’énormes pilotis de béton au centre même de la ville, à la hauteur du premier étage des tours, qui encore aujourd’hui donnent le tournis. Les charmants quartiers aux maisons basses et aux ruelles tortueuses faites pour vaquer à pied, sont maintenant entourés de ceintures de béton. En termes d’esthétique, le tribut est lourd à payer, mais pour les autorités japonaises il s’agit de montrer au monde ce dont le Japon est capable. Pour ces travaux, le gouvernement injecte des milliards de yens en travaux publics et en allègements fiscaux, stimulant ainsi la consommation qui permet le nouveau boom économique de novembre 1965 à juillet 1970, le « boom Izanagi », après il est vrai une succession de boom – un mot dont les Japonais raffolent - le « boom Jimmu » (1956-1957), « Iwato » (1959-1961) et un nouveau doublement du produit intérieur brut (PIB) japonais de 1960 à 1965. La fierté d’avoir comme capitale olympique Tokyo rend les Japonais optimistes pour l’avenir, confiants dans leur économie et leur technologie qu’ils veulent montrer au monde entier. Le Japon est sorti de l’après-guerre et veut le faire savoir à tous d’autant que ce sont les premiers Jeux diffusés dans le monde entier. A compter de cette date, presque tous les stigmates de la guerre du Pacifique ont disparu et le Japon se retrouve un peu comme en 1940, date où auraient dû avoir lieu les XIIe Jeux Olympiques à Tokyo, la modernisation en plus. Pour plaire aux Occidentaux, le Japon procède à une vague d’arrestations de Yakuza (la pègre japonaise) au plus haut niveau pour nettoyer Tokyo.[1] Bien entendu, après les Jeux, les chefs seront relâchés et la pègre reviendra s’installer tranquillement avec pignon sur rue !
Point d’orgue de ce retour dans le concert des Nations, les J.O. de 1964 avaient donc permis au Japon de montrer au monde entier sa saisissante transformation. Au début des années 1980, il va réussir à s’aligner sur le niveau de vie des pays les plus développés. Une fois passé le cap des grandes crises écologiques illustrée par des entreprises particulièrement polluantes et une mégalopole de Tokyo hors de contrôle, il va se ressaisir pour devenir une sorte de modèle comme l’avait été précédemment les États-Unis : modèle de l’entreprise japonaise et de son système productif, modèle de sa société basée sur la forte intégration des normes sociales par tout un chacun, modèle d’un pays sûr … D’aucuns lui promettent maintenant de devenir la première puissance économique du monde au XXIe siècle, rien moins que cela ! Mais voilà, lorsqu’on est le premier de la classe on a tendance à se laisser aller. Le Japon commence à vivre au-dessus de ses moyens au point de s’enivrer d’acquisitions à l’étranger les unes plus symboliques que les autres. La spéculation effrénée sur les terrains et la construction dans la capitale, l’argent douteux de la pègre, les « Accords Plaza » de 1985 qui réévaluent le yen (endaka), tout cela éclate dans la figure d’un Japon tétanisé. Au début des années 1990, voilà donc que les choses se délitent. La bulle spéculative provoque une stagnation du revenu alors même que la croissance n’est plus au rendez-vous. Face au vieillissement de sa population il reste passif. Pour le Japon c’est désormais « deux décennies perdues ». Alors que le pays avait été en pointe dans la technologie, il rate le grand tournant d’internet et de la communication. En Asie, il voit d’un mauvais œil la montée de ses rivaux de toujours, la Chine, mais aussi la Corée du Sud, sans cependant réagir. La vague de la mondialisation anglo-saxonne le laisse sur la touche lui qui avait un réseau de grandes entreprises qui couvraient le monde entier. Commence un lent repli sur lui-même, alors que le monde se globalise. Certes, il cherche par le « soft power » à se ressaisir et devient le 2e pays exportateur de biens culturel derrière les États-Unis. Dès 2000 le gouvernement promeut l’image d’un « Cool Japan » face aux critiques venant surtout de la Chine et de la Corée, par exemple sur son rôle durant la guerre de « quinze ans » (1931-1945) et son refus de reconnaître clairement les exactions de l’armée impériale à travers toute l’Asie. Mais dans le domaine du « soft power » aussi, la Corée et la Chine deviennent pour lui des concurrents sérieux. Le Japon est de plus en plus inaudible sur la scène internationale et ses problèmes frontaliers non résolus, son manque - c’est un euphémisme - d’allant pour accueillir des réfugiés, n’arrangent pas les choses. A la crise que traverse le pays, dans presque tous les domaines (scolaire, démographique, technique, économique, judiciaire …) répond une classe dirigeante incapable de montrer une voie vers le futur, sans imagination, sans grande capacité de décision et dont on a l’impression qu’il laisse l’archipel comme un avion sans pilote à bord ! Une haute bureaucratie insolente et de mèche avec les lobbies, préfère le statu-quo à tout changement et bloque à tout va. Dans le système scolaire comme dans la société, le politique n’est guère abordé, et reste massivement un tabou faisant du Japon le champion de la non-contestation, une démocratie à parti unique ! Même si aujourd’hui, la critique sur les réseaux sociaux contre la politique du Premier ministre M. Abe incapable de se sortir d’une récession pourtant prévue depuis longtemps, devient plus visible, grâce à des personnalités du show biz qui jusque-là ne prenaient jamais position au Japon.
Dans cette optique, les JO de 2020 devaient être la vitrine de l’essor de la robotique et de la haute technologie. Shinzo Abe espérait dans un renouveau historique, guider le Japon dans l’ère du 5.0 et y entraîner, pourquoi pas, le reste du monde. Il s’agissait de rentrer dans l’ère d’une société de l’intelligence où la technologie résoudra les problèmes d’effondrement démographique et environnemental ainsi que la stagnation économique que l’archipel connaît depuis plus de dix ans. Il s’agissait encore une fois de s’appuyer sur les Jeux de 2020 pour monter que la technologie à elle seule pouvait résoudre tous les problèmes. Mais cette vision ne peut en aucun cas être la solution. L’aveuglement dans une technologie qui serait la solution à tout, rend au contraire encore plus aléatoire le nécessaire changement culturel et politique. Si une telle perspective avait été possible dans la période des jeux de 1964, il y a tout lieu de croire que les problèmes actuels, ceux du vieillissement de la population, de la préservation de la supposée homogénéité de sa population, de son profond patriarcat, et au fond d’un déclassement ne pourront être réglés par des algorithmes ! Déjà ultra-moderne, Tokyo va subir un lifting onéreux. Mais ni les projets d’infrastructure, ni la vague robotique ou touristique, ni non plus l’effort fait dans la signalétique en anglais pour ces JO, n’auraient changé les normes culturelles et linguistiques obsolètes. D’autant plus que la crise du coronavirus a mis en lumière, de manière cruelle, le déclassement digital du Japon qui au vrai a raté dans les années 1990 le grand tournant des nouvelles technologies de la communication. La vague de la mondialisation anglo-saxonne a laissé les entreprises nippones sur le bas côté. L’archipel assiste sans vraiment réagir à la montée de la Chine et surtout d’une Corée qui dans cette crise sanitaire a montré son avance technologique. Un comble pour le Japon qui était dominateur dans les années 70, 80 et qui voit son voisin le plus proche lui donner des leçons.
Les Jeux Olympiques de 1964 étaient aussi pour le Japon l’occasion d’une certaine manière de rejouer la guerre. Pendant la guerre du Pacifique (1940-1945), à travers les charges héroïques de l’infanterie aux cris de Banzaï[2] et le sacrifice des kamikazés, le Japon voulait se persuader que face à la supériorité matérielle et industrielle américaine, l’esprit est le plus important. Une certaine idée de l’homme au combat qui jamais ne doit se rendre mais aller au bout du sacrifice, du héros qui avec sa seule vaillance et son âme japonaise peut vaincre les ennemis matérialistes, est inculquée dans toutes les strates de la société dans les années trente et quarante. Mais la guerre est perdue. Pour d’aucuns, c’est bien la puissance matérielle qui l’emporte et le Japon devra à l’avenir s’en souvenir. Pour d’autres cependant, c’est peut-être de n’avoir pas été assez à la hauteur de « l’esprit japonais » qui a conduit à la défaite. Or dès les années 1950, le Japon retrouve une droite – poussée par les Américains dans son rôle de briseur du communisme – qui soutient cette idée. Quelle meilleure occasion alors de prendre sa revanche sur la guerre que celle des Jeux Olympiques, en se retournant vers l’idée que l’esprit, l’abnégation, l’exaltation du collectif sont supérieurs aux limites du corps. La victoire dans le sport permet de croire que l’idéologie pour laquelle le Japon a combattu dans la guerre pouvait être associée à autre chose que la défaite, la ruine, le déshonneur. Que dès lors, l’esprit des Kamikazés pouvait refaire sens et retrouver sa juste place dans l’histoire du pays, qui avait eu somme toute raison de se battre contre les États-Unis et tort de culpabiliser. Cet état d’esprit se voit très bien, comme le montre admirablement Michael Lucken[3], dans le cas de l’équipe de Volley-ball féminin. Daïmatsu Hirobumi (1921-1978) est justement un de ces anciens soldats requis comme entraîneur pour son expérience au combat. Il a vécu la terrible campagne de Birmanie, où un nombre incalculable de soldats japonais sont morts de maladie, d’épuisement, de faim. Lui a survécu grâce à sa volonté sans faille au contraire de ses camarades qui n’ont pas fait preuve de toute l’abnégation nécessaire selon lui. Il va donc appliquer ces recettes à cette équipe féminine qui subira un entraînement proche du martyre : augmentation considérable du nombre d’heures au filet, trois heures et demie de sommeil et pas plus !, et même le jour de la finale, quatre heures d’entraînement préalable. Bref, une dévalorisation de l’athlète comme individu et la mise en exergue du collectif ; des ordres donnés dans le style rugueux du militaire sans égards pour ces jeunes filles. En somme, ces jeunes joueuses sont en quelque sorte la réplique des soldats de l’époque de guerre et traitées comme eux. Couvertes de bandages, sur tout le corps, elles sont l’expression de l’abnégation totale au service de l’équipe. Leur victoire en trois sets secs sur celle de l’URSS en finale, regardée avec ferveur par tout un peuple, satisfait les courants réactionnaires, ceux qui pensent toujours que la guerre aurait pu être gagnée et que la reddition est une tache sur l’histoire du Japon. Mais ombre au tableau, comme un pied de nez, la défaite de Akio Kaminaga en finale de Judo toutes catégories, infligée par le Hollandais Anton Geesink est vécue comme un drame, dans une discipline où par ailleurs le Japon rafle les médailles. Le Japon finit néanmoins troisième au nombre de médailles mais loin derrière les États-Unis et l’URSS. Troisième grand, c’est justement ce que deviendra le Japon en 1969 derrière les mêmes, les États-Unis et l’Union soviétique[4]. Les succès économiques, l’essor industriel, sont sans aucun doute à mettre en relation avec ce retour des valeurs de sacrifice portées au pinacle pendant la guerre et remises au goût du jour par les entreprises. Il permet aussi au Japon de positiver la guerre menée en Chine, en Asie et dans le Pacifique. D’ailleurs la série Taiga Drama [5] feuilleton historique qui depuis 1963 fait pénétrer dans tous les foyers japonais le récit national, consacre sa série de 2019 aux JO, qu’elle annexe ainsi à l’épopée nationale.[6]
Ceux de 2020 auraient dû être dans la lignée de ceux de 1964. Le Japon n’a en effet guère progressé dans sa reconnaissance des crimes de guerre de l’armée impériale. Il met au contraire en exergue les kamikazés qui font un retour triomphal dans le panthéon des héros japonais. Le gouvernement n’a de cesse de s’attaquer à l’article 9[7] de la constitution pacifiste imposée par les Américains au sortir de la guerre en espérant rapidement s’en débarrasser. Il s’agite en tous sens, pour montrer ses muscles face à une Corée du Nord et surtout une Chine qu’il considère comme particulièrement menaçantes : augmentation des capacités militaires, vente d’armes à des pays d’Asie du Sud-Est pour contenir la menace de son grand voisin. Dans cette configuration le Japon se sent une fois de plus encerclé et les Jeux Olympiques synonymes de paix n’y changeront évidemment rien. Mais Le Japon met un point d’honneur à organiser le plus de manifestations internationales possibles, quel que soit leurs coûts en termes économiques ou écologiques, afin d’obérer autant que faire se peut son déclassement relatif qu’il vit très mal : organisation du G 20 à Osaka en juin 2019, Coupe du monde de rugby en septembre 2019, Jeux Olympiques en 2020 et maintenant 2021 et peut-être Exposition Universelle à Osaka en 2025. Il s’agit de rester dans la compétition mondiale du softpower - cette capacité à séduire, influencer et attirer sans le secours de la puissance économique et militaire théorisée par Joseph Nye - face à la Chine et à la Corée du Sud qui se posent là aussi en compétiteurs farouches.
Dans un rapport de 67 pages, intitulé « j’ai été frappé tant de fois que je ne peux pas les compter », Human Rights Watch dénonce les châtiment corporel (taibatsu littéralement corps/punition) dont souffrent les athlètes au Japon au cours de leur carrière sportive. Déjà en 2013, alors que le Japon avait candidaté pour les JO de 2020 une série de vidéos avait mis ce phénomène clairement en évidence. Le JOC avait alors décidé notamment de réduire son financement à la fédération de judo où il y avait eu des abus sexuels. Cette nouvelle enquête montre que ces pratiques perdurent largement. Parmi les quelque 800 sportifs interrogés, 19% indiquaient qu’ils avaient été frappés à coups de poing, jetés au sol, battus avec des objets comme des bambous ou des bâtons de Kendo, ou poussés sous l’eau le plus longtemps possible ! 5% avouent avoir été agressés sexuellement. Bien d’autres sévices rendaient la vie de ces athlètes très difficile, mais on leur faisait comprendre qu’ils étaient là pour rapporter des médailles à toute force. Aujourd’hui, après le report des JO à 2021, une large majorité de Japonais souhaite tout simplement les annuler pour cause de coronavirus d’abord. Gageons que la piqûre de rappel de Human Rights Watch les confortera dans leur refus.
Christian Kessler est professeur à L’Athénée Français et à l’université Musashi de Tokyo. Il est l’auteur de deux ouvrages récents consacrés aux Kamikazés :
Les Kamikazés Japonais Dans La Guerre Du Pacifique (1944-1945), Economica, 2018.
Les kamikazés japonais (1944-1945) : Écrits et paroles, Libres d’écrire, 2019.
[1] Nicolas Bergeret, Les yakuza, in Le Japon contemporain, p. 211-212, Fayard, 2007
[2] « Dix mille vie pour l’empereur », équivalent de notre Vive l’empereur !
[3] Michael Lucken, Les Japonais et la guerre, p. 250-252, Fayard, 2013.
[4] Robert Guillain, Japon, troisième Grand, Le Seuil, 1969.
[5] Littéralement « série télévisée du grand fleuve » c’est-à-dire l’Histoire.
[6] J.M. Buissou, les leçons du Japon, Fayard, 2019.
[7] Clause de « non belligérance ».