J’ai fait la connaissance d’un de ces nègres dahoméens, grands, minces, beaux et souples qui excitent si fort la curiosité des blancs au Trocadéro. C’est un charmant homme très doux, très gai et, de même que tous les nègres, intarissable conteur d’histoires... Malheureusement le nègre du Dahomey - du moins si j’en juge par mon ami - est symboliste, et je ne comprends rien aux histoires qu’il raconte... Elles me semblent tellement décousues, inutiles et puériles que je crois entendre des vers de M. Vielé-Griffin, si tant est qu’on puisse appeler vers ces piaulements inarticulés que M. Vielé-Griffin persiste à pousser parfois, dans des revues et dans des livres.
Hier, ce brave nègre - je parle de mon ami le Dahoméen - a voulu me chanter des chansons de son pays... Ce sont de très vieilles chansons, dont les auteurs sont complètement ignorés. Il en est quelques-unes de fort jolies et de fort expressives... Telle celle-ci, qui se différencie des productions ordinaires de M. Vielé-Griffin par son émouvante naïveté :
Je suis allé dans la forêt :
Dans la forêt il y a des arbres,
Dans les arbres il y a des branches,
Dans les branches il y a des feuilles,
Et dans les feuilles et sur les branches
Il y a des oiseaux,
Et dans les oiseaux il y a une musique,
Une espèce de petite flûte
Qui, soir et matin, fait : « Pipi...pipi...pipi ! »
Je lui ai demandé si, parmi ces chansons populaires, il y en a qui évoquent l’horreur des massacres et des sacrifices humains si en honneur, il n’y a pas longtemps, au Dahomey.
- Oh ! non ! m’a-t-il répondu... Les sacrifices et les massacres sont de trop admirables choses pour qu’on ose les mettre en chansons !
Car mon ami est très nationaliste. Il se plaint amèrement - mais avec cette amertume candide qu’ont les nègres - du bouleversement que les Français ont opéré, depuis la conquête, dans son pays... il y a sept ans...
- Ça n’est plus ça du tout ! me dit-il, non sans tristesse, une tristesse douce et résignée qui met une jolie mélancolie dans la gaieté de ses yeux noirs... Et je ne reconnais plus le Dahomey... Il semble que je vis maintenant en un pays inconnu et décoloré, soumis à des lois stupides et à des mœurs barbares. Chez moi, dans ma propre case, ou dans nos merveilleuses forêts de palmiers, je me fais l’effet d’être à moi-même un étranger... On ne massacre plus, ou si peu que ce n’est pas la peine d’en parler. Ces admirables, ces splendides sacrifices humains qui avaient fait de notre peuple le plus beau, le plus grand peuple de la terre, sont désormais abolis ! Il ne nous en reste plus que le souvenir regretté, et ces pieuses reliques que vous avez admirées, tout à l’heure, dans la salle de notre exposition : ces longs coutelas si lourds, qui versèrent tant de sang et tranchèrent tant de têtes... Et aussi ces masques terribles des féticheurs devenus des objets de musée, et pour ainsi dire les pièces à conviction de notre sublime histoire. Hélas ! on ne respecte plus rien. Et tout s’en va !... Lorsque, le soir, à Kotonou, où j’habite, je vais prendre le frais sur le chemin qui longe les fossés de la ville, je ne respire plus cette bonne et fortifiante odeur de cadavres décapités qui, jadis, y pourrissaient, en masses profondes, pendant des mois et des mois... Maintenant, ce sont des musiques militaires qui jouent Haydée... et les parfums de quelques maigres rosiers qu’un cosmopolitisme féroce essaye d’acclimater là-bas... C’est dégoûtant !...
Je ne garantis pas l’exactitude de ces paroles, qui m’étaient traduites au fur et à mesure que mon ami les prononçait, par M. de Wyzewa , qui sait tous les genres de nègres, et qui, peut-être, profite de son incontrôlable savoir pour nous restituer des langues, telles qu’on ne les parle pas !...
Nous étions, tous les trois, mon ami, M. de Wyzewa et moi, assis au bord d’une rivière dahoméenne sur des sièges obligeamment prêtés par MM. Allez Frères. Il faisait très froid. Une pirogue reposait sur l’eau verdâtre, immobile et sans reflets... Et je tâchais d’évoquer les sanglants mystères de la brousse, les rudes chemins, semés d’épines où les amazones courent pieds nus, pour s’entraîner à la douleur, les plaines toutes rouges, les maisons de boue rose, les palais et les temples avec leurs toits plats, pavés de crânes humains... Mais c’était très difficile. La foule ne cessait, curieuse, indiscrète et bavarde, d’envahir les allées étroites, les petites pelouses qui entourent les architectures, d’un bel ordre barbare, dont mon ami avait la garde. Et, chaque fois qu’il apercevait un visiteur, cigarette aux lèvres, il se levait, se précipitait sur lui et criait, avec d’étranges mimiques :
- Toi, monsir, pas fumer !... Toi, monsir... si toi fumer...moi casser la gueule à monsir !...
Et les poésies sauvages et les visions rouges dont je voulais m’emplir le cerveau s’envolaient...
Vers le soir, alors que des musiques bizarrement hululantes commencèrent d’appeler la foule à des spectacles différents, le calme se rétablit autour de nous. Le nègre put parler, et voici comment M. de Wyzewa traduisit ses paroles :
– Vous ne pouvez pas vous faire la moindre idée de ce qu’était jadis, le palais de notre grand roi, que ce bâtiment sans caractère a l’impudente hardiesse de vouloir représenter... Ce palais était d’une beauté inouïe, surtout le toit, entièrement couvert, ou, mieux, entièrement pavé de têtes coupées... Par exemple, il fallait d’habiles charpentiers et qui sussent arranger comme de la marqueterie, comme de la mosaïque, ces têtes, car le roi ne tolérait pas que la pluie tombât dans son palais... Il exigeait, sous peine de mort, que ces têtes fussent aussi imperméables que la tuile d’Europe ou le chaume de la paillote hindoue... Ah ! la belle ouvrage, monsir !... L’aspect en était vraiment féerique et l’odeur délicieuse... Par certains vents, elle se répandait sur la ville comme une pluie de parfums qui tombe du vaporisateur de M. de Montesquiou (c’est toujours M. de Wyzewa qui traduit). Mais ce genre de toiture n’était pas très solide, du moins il ne durait pas longtemps... Soit que les têtes se missent à pourrir et qu’elles se désagrégeassent sous l’action de la putréfaction, soit que les vautours parvinssent à en chaparder quelques-unes, des fissures ne tardaient pas à se produire. Et alors, notre bon roi (ah ! pourquoi n’avez-vous pas de roi ?...) envoyait par tout le royaume ses féticheurs les plus terribles... Et ceux-ci, couverts de leurs masques horrifiants, à corne rouge, clamaient : « Le toit du roi se dépave !... Le toit du roi se dépave !... » Aussitôt, les massacres s’organisaient partout, la terre, pourtant si rouge, de notre pays, rougissait sous les flots de sang... Et le toit du roi reprenait bien vite un aspect tout neuf, éclatant, vraiment royal !... Hélas ! tout cela n’est plus aujourd’hui. D’infâmes cosmopolites sont venus qui ont détruit à jamais cette beauté nationale !...
- Ne désespère pas, ô bon nègre, lui dis-je par l’obligeante entremise de M. de Wyzewa, car si M. de Wyzewa sait le nègre, il sait aussi, parfois, le français. Ne te désespère pas... et ne pleure pas sur les malheurs de ta patrie... Ils ne sont que transitoires et passagers... Rien ne meurt ici-bas et tout reparaît de ce qui semblait le plus mort... Tu reverras bientôt, peut-être, la corne rouge et le masque de massacre de tes féticheurs ; tu reverras aussi, crois-le bien, refleurir sur le palais de ton roi les belles têtes coupées !...
- Dieu t’entende !... fit mon ami avec un geste de prière...
- Dieu entend toujours ceux qui lui parlent selon son cœur éternel ! répliquai-je fervemment.
Et mon ami, réconforté, se leva, nous quitta et s’éloigna en chantant :
Je suis allé dans la forêt :
Dans la forêt il y a des arbres,
Dans les arbres il y a des branches,
Dans les branches il y a des feuilles,
Et dans les feuilles et sur les branches
Il y a des oiseaux,
Et dans les oiseaux il y a une musique,
Une espèce de petite flûte
Qui, soir et matin, fait : « Pipi...pipi...pipi ! »