I – Le merveilleux Haïtien
Si l’amour du merveilleux donnait, comme on l’a dit, la mesure des instincts poétiques d’un peuple, les noirs seraient sur ce point-là nos maîtres. Dans leur monde idéal, que n’a jamais délimité aucune civilisation précise, le fétichisme autochthone coudoie les fantaisies et les symboles de toutes les superstitions, de toutes les cosmogonies. Les esclaves insurgés de 1791 mouraient, comme le brahme orthodoxe, une queue de vache à la main (1), à cette différence près qu’ils allaient mourir à la gueule de nos canons. Les pierres qu’on croyait muettes depuis les Vandales prédisent encore l’avenir aux sujets de Faustin Ier, et si l’oracle est obscur, le devin qui l’interprète consultera, selon la générosité de ses cliens, soit les entrailles d’un porc, soit un jeu de cartes, soit la fumée d’écorces aromatiques brûlant sur une pierre plate, à côté d’un grand baquet plein d’eau de rivière où il a préalablement exprimé le suc de certaines plantes en prononçant d’inintelligibles mots. Voilà, dans ses deux accessoires traditionnels, la fumigation et l’eau, le rite des initiations et des évocations indo-égyptiennes, qui reparaît plus clairement encore dans le cercle magique, dans l’extase convulsionnaire, le trépied inspirateur (2), les libations de sang, le serment et la ténébreuse orgie des mystères vaudoux.
Le sabbat du moyen-âge européen prête aussi parfois à ces cérémonies son lugubre attirail de chats, de poules noires et d’ossemens humains. Comme au sabbat, certaines danses du rituel vaudoux sont exécutées, la nuit, par des femmes nues (3), mais autour du symbole guèbre du feu, et l’aigre cri de la chouette égarée, qui s’est laissé choir en passant dans la flamme, va réveiller chez les assistans transis d’effroi un vague écho des augures gréco-romains. Il n’est pas jusqu’à l’Océanie qui n’apporte son tribut à l’éclectisme vaudoux. Chaque initié a sa loi, espèce de tabou qui consacre un point déterminé de son corps, point qu’on ne peut toucher ou laisser toucher sans s’exposer aux plus redoutables malheurs (4). Contre ces sortes de présages et cent autres qui assaillent jour et nuit les croyans, il y a d’ailleurs mille préservatifs. Le plus sûr est de se faire droguer, mystérieuse opération qui rend invulnérable, - ou de suspendre dans un endroit apparent de sa maison un vieux fer à cheval, talisman qui protège la plupart des boutiques de Port-au-Prince, et qui, comme les wangas et les maman-bila (5), doit être d’origine arabe, Sinon juive, - ou enfin d’aller faire des neuvaines à l’une des innombrables vierges dont la piété des premiers colons a peuplé les solitudes de Saint-Domingue. La madone de pierre qui reçoit ces hommages risque un peu néanmoins de les partager avec la pensive couleuvre qui s’enroule à ses pieds ; car le grand esprit vaudoux est justement une couleuvre, réalisation vivante du signe hiéroglyphique de l’idée de Dieu. La couleuvre, à son tour, aurait fort affaire de se montrer exclusive : si elle empiète quelquefois sur le domaine chrétien, elle a par contre d’étranges rivalités à souffrir sur l’Olympe nègre. Parmi les citoyens directement importés de la Côte-d’Ivoire, parmi les représentans-nés de l’orthodoxie originaire, plus d’un va, chaque année, sacrifier des brebis devant les sources jaillissantes, - apparemment à quelque vagabonde naïade qui, du vallon de Tempé à la vallée du Nil, des sources du Nil au Niger, du Niger à l’Océan, sera venue finalement s’égarer, sous pavillon négrier, vers les prosaïques bords du Boucan-Brûlé on de l’Anse-à-Cochon. L’une des superstitions favorites du pays pourrait encore au besoin rappeler le culte des dryades. Les gerçures et les nuances des écorces d’arbre dessinent parfois une figure drapée, laquelle devient peu à peu, sous les regards croyans qui l’étudient, une image de la Vierge. On se le dit, et les populations voisines accourent adorer l’arbre, bien convaincues que la Vierge l’habite en corps et en ame (6).
Les funérailles, qui sont l’épisode le plus pompeux de la vie haïtienne, mettent simultanément à contribution, du moins dans les campagnes, toutes les pratiques et toutes les croyances de cette complexe mystagogie. Quand la mort a visité une counouque (chaumière du pays), les parens font appeler un vieillard du voisinage, autant que possible compère ou parrain du défont, et, de préférence à tout autre, celui qui cumule les dignités de chantre d’église et de sorcier africain. Dans ce dernier cas, le vieillard arrive accompagné des principaux initiés de sa secte, et, après avoir eu soin de déposer en dehors de la chambre mortuaire la gourde où loge son fétiche, il immole un poulet, peut-être proche parent du coq d’Esculape, dont le sang est répandu autour du lit. Selon le rite égyptien et pythagorique, la ligne circulaire est de rigueur dans cette aspersion comme dans la danse finale qu’exécutent les initiés en chantant un choeur africain qui fait la part des dieux cafres. Suivent un silence et une immobilité de mort. Puis la chambre est ouverte aux profanes, qui en avaient été momentanément bannis, et le curé, si l’on a réclamé son assistance, prend la direction de la veillée. A son défaut, le sorcier, redevenu chantre, psalmodie avec les invités tous les chants d’église que leur fournit leur mémoire, - tous, sans excepter l’Alleluia, qui a même, à leurs yeux, une signification de circonstance : la prononciation et l’idiome créoles aidant, ils y voient quelque chose comme : allez-vous-en, un congé donné à l’ame, et seraient, au demeurant, fort empêchés de dire si c’est pour le paradis des chrétiens ou le paradis des Ibos. Le doute est d’autant plus permis que le mort est enseveli avec ses effets les plus précieux, ce qui se rattache à une croyance des Ibos (7), et que les rondes sacrées de l’Afrique vont leur train entre le De Profundis et l’Alleluia. L’ame se fait quelquefois prier pour partir, et elle tourne autour de la lampe sous la forme d’un papillon blanc, effleurant dans son vol les lèvres de la personne qu’elle regrette le plus. Malheur, si le papillon éteint la lampe ! l’ame est alors venue chercher un compagnon de voyage dans la famille. Il serait également de très mauvais augure que les cierges allumés que porte chaque invité au moment des obsèques ne fussent pas déposés au même endroit ; mais, s’il pleut pendant la marche du cortége, toutes les terreurs s’effacent dans un profond sentiment d’orgueil, car le ciel lui-même a voulu verser des larmes sur le mort. Sauf empêchement grave, l’enterrement se fait après la chute ou avant la naissance du jour, peut-être par une nouvelle réminiscence de la mythologie grecque, qui assignait spécialement aux dieux infernaux l’empire des ténèbres. Faut-il encore n’attribuer qu’au hasard la bizarre coïncidence qui, par deux exceptions uniques, je crois, a fait de la couleur blanche l’emblème de deuil des nègres et des Chinois ? Quoi qu’il en soit, le choix de l’heure et du costume, cette double ligne de vêtemens blancs et de vacillantes lumières dessinant sur le fond noir de la nuit la tache noire des visages, le choeur en sourdine, les battemens de mains, les danses cabalistiques qui, au cimetière, viennent alterner avec les cérémonies de l’église, le piétinement, rhythmé que le cortége exécute sur la fosse, l’extinction subite de tous les cierges et la sauvage explosion de cris de joie qui salue le retour de l’obscurité : voilà qui dénoterait, à défaut de l’esprit d’invention, un incontestable talent de mise en scène. Comme chez les anciens Romains ou chez les modernes montagnards des Pyrénées et de l’Écosse, - et à la gaieté près, qui est ici une nuance essentiellement africaine, - un pantagruélique festin, dont la famille a fait les apprêts du vivant et sous les yeux du défunt, réunit de nouveau le cortége à la maison mortuaire. Un autre repas, dont les reliefs sont portés sur la tombe, et qui prend pour ce motif le nom de dîner des ombres (manger zombi), a lieu, avec l’accompagnement obligé des danses, au bout de l’an (8). Les familles aisées complètent cet exubérant cérémonial par une messe chantée et le sacrifice nocturne d’une brebis. Le défunt n’en est même pas toujours quitte à si bon compte. S’il a été franc-maçon, les mulâtres lettrés de sa loge laissent rarement échapper l’occasion de venir recommander à l’Être suprême les vertus sociales du frère dont l’inflexible Parque a tranché les jours ; car la franc-maçonnerie, l’Être suprême et les oraisons funèbres sont la maladie régnante du pays.
Quelque mal que se donnent les Haïtiens pour rendre à leurs morts le séjour de l’autre monde très tolérable, les zombis ou revenans se promènent au clair de lune jusque dans les rues de Port-au-Prince. On n’évite leurs importunités nocturnes qu’en enterrant au seuil de sa maison les entrailles d’un cabri (9) ou une bouteille d’eau bénite, qu’on peut au besoin remplacer par l’eau de mer. Les loups-garous partagent avec les zombis le privilège de troubler le repos de l’empire et même de l’empereur. Ils forment plusieurs sectes. La plus redoutée est celle des cochons sans poil, grotesque et lugubre fantaisie dont une bande de cochons marrons s’échappant hurlante et à demi grillée de quelque savane en feu aura peuplé les rêves des passans attardés. Un éclair muet, jaillissant d’une atmosphère limpide, trahit la présence d’une autre variété de loups-garous appelés esprits du feu, et force les plus audacieux à retourner précipitamment sur leurs pas. Parfois encore, dans ces orageux crépuscules des tropiques où les sens enfiévrés acquièrent leur plus haute puissance d’hallucination, et où l’air, saturé d’électricité, d’humidité et de fauve lumière, grossit démesurément les sons et les formes, un cri lamentable se prolonge dans la vallée, et, sur l’un des pitons voisins, paraît et disparaît un spectre aux larges ailes, aux orbites effarés et sanglans. On pourrait soupçonner que ce spectre est une chouette ; mais ce n’est qu’un troisième spécimen de la famille des loups-garous, et celui-ci cumule les malfaisans pouvoirs du mauvais oeil italien et de la stryge latine, ce prototype également ailé de nos vampires. L’épouvante est dans la maison qu’a rencontrée son regard, car il s’y glissera la nuit, armé d’un calumet invisible, pour sucer les petits négrillons jusqu’au blanc. Tout enfant qui montre du doigt l’éclair, l’arc-en-ciel, un mort ou un loup-garou, étant exposé à perdre ce doigt, le plus pressé pour la mère, c’est de cacher sa progéniture, pendant que l’aïeule va droit à l’apparition en agitant deux tisons en croix et en criant : Abonosho ! abornotio (corruption probable de la formule d’exorcisme abrenuntio) ! ce qui la met momentanément en fuite. Cela fait, le chef de la famille, préalablement purifié par une ablution d’eau bénite, trace deux cercles concentriques, y dispose deux carrés de charbons ardens, sème de l’encens sur l’un des carrés, place en croix sur l’autre des parcelles de tige de palmiste bénie le jour des Rameaux, et veille toute la nuit, un chapelet à la main, à entretenir le brasier odorant. Cette double fumigation suffit parfois à écarter les symptômes épidémiques qu’apporte la visite du loup-garou ; mais le plus souvent les enfans pâlissent et faiblissent à vue d’oeil, et au bout de neuf jours, période qu’avouerait la médecine profane elle-même, le vampire revient pour prendre l’ame des petits malades. Il n’y a plus alors qu’une ressource : c’est de guetter le spectre au passage et de lui tirer un coup de fusil dont la charge a été complétée par l’addition de deux grains de sel et de deux grains d’encens. Malheureusement le spectre n’est vulnérable que sous l’aisselle, et la difficulté du tir explique l’effroyable mortalité d’enfans qui règne à Saint-Domingue. Aussi les familles prévoyantes préfèrent-elles confier à temps le malade à une magicienne. De son herbier, où figurent, à côté de plantes qui donnent une folie momentanée, la graine de pois-puant, qui guérit l’oppression ; la verveine, dont le suc ferme les blessures ; la liane-savon, qui purge ou tue à la volonté des fétiches, la magicienne tire certains ingrédiens qu’elle jette dans un baquet d’eau exposé durant six heures aux rayons du soleil. Elle y ajoute quatre moitiés de citron dont les moitiés correspondantes ont été préalablement lancées vers les quatre points cardinaux, et plonge le malade dans ce bain, au sortir duquel elle lui administre par petites doses un breuvage composé de sirop, de casse, de citron et d’eau bénite. Ce vermifuge, secondé tant par les propriétés toniques du bain que par la vertu magique d’un collier de grains d’ambre et d’encens et d’un bracelet de drap bleu ou rouge où l’on a cousu une pincée d’indigo, opère d’assez nombreuses guérisons. On les célèbre par un nocturne repas appelé manger-marassa, et où les convives font grand bruit pour effrayer les impalpables légions d’esprits qui pourraient être tentées de venir venger la défaite du loup-garou.
Ainsi, et j’en passe, le visible et l’invisible échangent jour et nuit, autour de ces crédulités aux écoutes, un muet dialogue où de lointaines réminiscences des religions primordiales alternent confusément avec les superstitions soit gracieuses, soit terribles, soit impures de tous les âges et de tous les dogmes postérieurs. - La belle thèse que laissent échapper là ces négrophiles originaux qui ont imaginé d’assigner à la race noire la maternité physique et morale de l’espèce humaine, au risque de ne voir dans la race blanche qu’un rameau étiolé de cette souche, un ramassis de nègres ingrats et déteints ! Je ne suis pas de cette force. Le plagiat me semble même ici très évidemment du côté des nègres ; la prétendue source d’où l’on voudrait faire découler toutes les traditions humaines n’est qu’un réservoir où ces traditions sont venues peu à peu s’infiltrer, amoindries dans leur long parcours, altérées par leur mélange entre elles et avec celles du cru. Indépendamment du fait bien constaté d’une civilisation éthiopique, fille, ou mère, ou soeur de la civilisation égyptienne, et qui dut plus ou moins rayonner sur l’intérieur de l’Afrique, les fréquentes incursions des pirates éthiopiens dans l’Arabie, ce confluent commercial et religieux de l’Égypte, de la Chaldée, de la Judée, de la Perse, de l’Inde, expliqueraient comment le fétichisme nègre a pu recevoir l’empreinte de dogmes immédiatement postérieurs à la dispersion des peuples. On trouverait la clé d’autres analogies dans le double courant hébréo-arabe qui, pénétrant plus lard par la Haute-Égypte et par la côte orientale d’Afrique jusqu’au sein des races nègres, dut successivement y laisser des vestiges de mosaïsme, de paganisme, de christianisme, de mahométisme ; - dans l’établissement antérieur ou contemporain des Syriens, des Romains, des Vandales, des Maures d’Espagne sur la lisière septentrionale du Sahara, que des caravanes mettaient et mettent encore en communication avec le Soudan ; - enfin dans la propagande un peu superficielle des missionnaires grecs, cophtes, abyssins, portugais, espagnols. Il n’y aurait même rien de chimérique à admettre d’anciens rapports entre les nègres et la Chine, qui connaissait bien avant nous la boussole, qui a eu des comptoirs jusque sur le golfe arabique, et dont les silencieux aventuriers font encore aujourd’hui des routes bien longues. Ne pourrait-on pas, à plus forte raison, soupçonner que les Malais, marins et pirates par excellence, que les Malais, principal noyau de la population de Ceylan, aient quelquefois franchi les six ou sept cents lieues qui séparent cette île du littoral africain et y aient introduit, ne fût-ce que pour s’en faire une sauvegarde, la croyance océanienne du tabou (10) ? L’esclavage moderne, qui demandait des bras aux points les plus opposés de l’Afrique, groupa un beau jour à Saint-Domingue les élémens épars de ce cabalistique bric-à-brac. Le catholicisme un peu idolâtre des conquistadores dut plutôt l’enrichir que l’épurer. Les rares débris de la race autochthone, ralliés autour du cacique Henri, y apportèrent, par l’intermédiaire des nègres marrons, leur contingent de surnaturel caraïbe. Nos boucaniers et nos engagés vinrent enfin saupoudrer le tout de féerie celto-romaine et imprimer le sceau d’une véritable universalité à cette complexe initiation qui, étudiée avec patience et curiosité, nous montrerait aux deux bouts de la même chaîne un aventurier de Gascogne et un ancêtre de la reine de Saba.
Mais, quelque pauvre que soit ici le fond, quelque évidens que soient les emprunts, cette avidité de merveilleux qui guette depuis quatre mille ans au passage les mystères et les fantômes de toutes les croyances humaines ne dénote pas moins une assez grande activité d’imagination. Joignez-y, avec ce sentiment de la mise en scène que je signalais plus haut, l’instinct du rhythme, poussé si loin chez les nègres qu’ils scandent, chantent ou versifient leurs plus insignifians soliloques ; joignez-y surtout cette excitabilité nerveuse qui est la condition physique de l’enthousiasme, et qui, dans l’épidémique entraînement des cérémonies vaudoux, peut arriver jusqu’à la démence, - voilà la poésie ; que dis-je ? voilà le lyrisme, et l’on sera tenté de trouver vraisemblable que dans la nuit où furent concertées les vêpres noires de 1791, à la lueur de grands brasiers que dentelait la silhouette des rondes magiques, au son lugubre des tambourins et des lambis alternant avec le grondement lointain de la foudre, les mugissemens des taureaux immolés, les cris rauques et expirans de l’orgie africaine, le chef nègre Boukmann ait jeté d’inspiration à sa bande d’incendiaires ces sauvages alexandrins :
Bon Dié qui fait soleil, qui clairé nous en haut,Qui soulévé la mer, qui fait grondé l’orage,Bon Dié la, zot tendé ? Caché dans youn nuage,Est là li gadé nous, li vouai tout ça blancs faits !Bon Dié blancs mandé crime, et part nous vlé bienfèts ;Mais Dié la qui si bon ordonnin nous vengeance ;Li va conduit bras nous, li ba nous assistance.Jetté portrait dié blancs qui soif dlo dans gié nous,Coulé la liberté li parlé coeur nous tous.
« Le bon Dieu qui a fait le soleil qui éclaire d’en haut, - qui soulève la mer et fait gronder l’orage, - le bon Dieu, entendez-vous, vous autres, caché dans un nuage, - est là qui nous regarde, et voit tout ce que font les blancs. - Le bon Dieu des blancs commande le crime, et le nôtre les bienfaits ! - mais ce Dieu si bon nous ordonne aujourd’hui la vengeance. - Jetez le portrait du Dieu des blancs qui nous fait venir de l’eau dans les yeux. -Écoutez la liberté qui parie au coeur de nous tous... »
Eh bien ! j’en suis désolé pour les deux ou trois abolitionistes français qui, sur la foi d’un historien du pays, ont fièrement étalé dans leurs livres cet échantillon du génie nègre : le discours en vers de Boukmann n’est qu’une mystification, et M. Hérard-Dumesle, le Macpherson mulâtre de cet Ossian d’ébène, a gravement péché en ceci contre la couleur locale. Qu’est-ce, après tout, que la poésie ? C’est la contrepartie et comme la réaction du banal, du commun, du vulgaire. Or, ce qui constituerait ailleurs la poésie au premier chef est justement ici le vulgaire. L’ordre d’idées et d’impressions auquel correspond la prétendue inspiration de Boukmann, la fantaisie, l’enthousiasme, l’évocation de l’invisible, sont tellement mêlés à tous les détails de la vie nègre, qu’ils en sont en quelque sorte la prose, le Nicole, apportez-moi mes pantoufles, et que nul ne daignerait en demander l’expression aux formes insolites et solennelles du langage rhythmé. C’est à l’antipode des préoccupations habituelles de chaque peuple qu’on pourrait chercher presque à coup sûr sa poésie propre. Demandez à l’improvisation arabe un reflet de l’aride immensité des sables : elle répondra jardins et ruisseaux, et, sans aller si loin, les muses les plus rêveuses de l’époque moderne n’ont-elles pas élu domicile au sein du pédantisme allemand et du positivisme anglais ? Nos anciens esclaves n’ont pas plus échappé que d’autres à cette loi des contrastes : de ce lyrisme en action qui perpétuellement les obsède et qui, en venant se réfléchir plus tard, à distance, sur la poésie de générations plus positives, plus sceptiques, plus avancées, lui laissera sans nul doute une vigoureuse teinte de fantastique, - de ce pandémonium de rêves où s’entrechoquent les énigmes et les terreurs de toutes les superstitions connues, il n’a guère jailli jusqu’à présent qu’un éclat de rire.