La Revue des Ressources
Accueil > Dossiers > D.A.F. de Sade > Faxelange ou les Torts de l’ambition

Faxelange ou les Torts de l’ambition 

lundi 1er avril 2013, par D.A.F. de Sade

Les rêves sont des mouvements secrets qu’on ne met pas assez à leur vraie place ; la moitié des hommes s’en moque, l’autre portion y ajoute foi ; il n’y aurait aucun inconvénient à les écouter, et à s’y rendre même dans le cas que je vais dire. Lorsque nous attendons le résultat d’un événement quelconque, et que la manière dont il doit succéder pour nous, nous occupe tout le long du jour, nous y rêvons très certainement ; or, notre esprit alors, uniquement occupé de son objet, nous fait presque toujours voir une des faces de cet événement où nous n’avons souvent pas pensé la veille, et dans ce cas, quelle superstition, quel inconvénient, quelle faute enfin contre la philosophie y aurait-il, à classer dans le nombre des résultats de l’événement attendu, celui que le rêve nous a offert, et à se conduire en conséquence. Il me semble que ce ne serait qu’un surcroît de sagesse ; car enfin, ce rêve est le résultat de l’événement en question, un des efforts de l’esprit, qui nous ouvre et indique une face nouvelle à l’événement ; que cet effort se fasse en dormant, ou en veillant, qu’importe : voilà toujours une des combinaisons trouvées, et tout ce que vous ferez en raison d’elle ne peut jamais être une folie et ne doit être jamais accusé de superstition. L’ignorance de nos pères les conduisait sans doute à de grandes absurdités ; mais croit-on que la philosophie n’ait pas aussi ses écueils ; à force d’analyser la nature, nous ressemblons au chimiste qui se ruine pour faire un peu d’or. Élaguons, mais n’anéantissons pas tout, parce qu’il y a dans la nature des choses très singulières et que nous ne devinerons jamais.


M. et Mme de Faxelange, possédant 30 à 35 000 livres de rentes, vivaient ordinairement à Paris. Ils n’avaient pour unique fruit de leur hymen qu’une fille, belle comme la déesse-même de la Jeunesse. M. de Faxelange avait servi, mais s’était retiré jeune, et ne s’occupait depuis lors que des soins de son ménage et de l’éducation de sa fille. C’était un homme fort doux, peu de génie, et d’un excellent caractère ; sa femme, à peu près de son âge, c’est à dire quarante-cinq à quarante ans, avait un peu plus de finesse dans l’esprit, mais à tout prendre, il y avait entre ces deux époux plus de candeur et de bonne foi, que d’astuce et de méfiance.
Mlle de Faxelange venait d’atteindre sa seizième année ; elle avait une de ces espèces de figures romantiques, dont chaque trait peint une vertu ; une peau très blanche, de beaux yeux bleus, la bouche un peu grande, mais bien ornée, une taille souple et légère, et les plus beaux cheveux du monde. Son esprit était doux comme son caractère ; incapable de faire le mal, elle en était encore à ne même pas imaginer qu’il pût se commettre ; c’était, en un mot, l’innocence et la candeur embellies par la main des Grâces. Mlle de Faxelange était instruite ; on n’avait rien épargné pour son éducation ; elle parlait fort bien l’anglais et l’italien, elle jouait de plusieurs instruments, et peignait la miniature avec goût. Fille unique et destinée, par conséquent, à réunir un jour le bien de sa famille, quoique médiocre, elle devait s’attendre à un mariage avantageux, et c’était depuis dix-huit mois la seule occupation de ses parents. Mais le cœur de Mlle de Faxelange n’avait pas attendu l’aveu des auteurs de ses jours pour oser se donner tout entier, il y avait plus de trois ans qu’elle n’en était plus la maîtresse. M. de Goé qui lui appartenait un peu, et qui allait souvent chez elle à ce titre, était l’objet chéri de cette tendre fille ; elle l’aimait avec une sincérité... une délicatesse qui rappelait ces sentiments précieux du vieil âge, si corrompus par notre dépravation.
M. de Goé méritait sans doute un tel bonheur ; il avait vingt-trois ans, une belle taille, une figure charmante, et un caractère de franchise absolument fait pour sympathiser avec celui de sa belle cousine ; il était officier de dragons, mais peu riche ; il lui fallait une fille à grosse dot, ainsi qu’un homme opulent à sa cousine, qui, quoique héritière, n’avait pourtant pas une fortune immense, ainsi que nous venons de le dire, et par conséquent tous deux voyaient bien que leurs intentions ne seraient jamais remplies et que les feux dont ils brûlaient l’un et l’autre se consumaient en soupirs.
M. de Goé n’avait jamais instruit les parents de Mlle de Faxelange des sentiments qu’il avait pour leur fille ; il se doutait du refus, et sa fierté s’opposait à ce qu’il se mît dans le cas de les entendre. Mlle de Faxelange, mille fois plus timide encore, s’était également bien gardée d’en dire un mot ; ainsi cette douce et vertueuse intrigue, resserrée par les nœuds du plus tendre amour, se nourrissait en paix dans l’ombre du silence, mais quelque chose qui pût arriver, tous deux s’étaient bien promis de ne céder à aucune sollicitation et de n’être jamais l’un qu’à l’autre.
Nos jeunes amants en étaient là, lorsqu’un ami de M. de Faxelange vint lui demander la permission de lui présenter un homme de province qui venait de lui être indirectement recommandé.
« Ce n’est pas pour rien que je vous fais cette proposition, dit M. de Belleval ; L’homme dont je vous parle a des biens prodigieux en France et de superbes habitations en Amérique. L’unique objet de son voyage est de chercher une femme à Paris ; peut-être l’emmènera-t-il dans le nouveau monde, c’est la seule chose que je craigne ; mais à cela près, si la circonstance ne vous effraie pas trop, il est bien sûr que c’est, dans tous les points, ce qui conviendrait à votre fille. Il a trente deux ans, la figure n’est pas très agréable... quelque chose d’un peu sombre dans les yeux, mais un maintien très noble et une éducation singulièrement cultivée.
Amenez-nous-le, dit M. de Faxelange
Et s’adressant à son épouse :

— Qu’en dites-vous madame ?

— Il faudra voir, répondit celle-ci ; si c’est vraiment un parti convenable, quelque peine que puisse me faire éprouver la séparation de ma fille... Je l’adore, son absence me désolera, mais je ne m’opposerai point à son bonheur !
Monsieur de Belleval, enchanté de ses premières ouvertures, prend jour avec les deux époux, et l’on convient que le jeudi d’ensuite le baron de Franlo sera présenté chez Mme de Faxelange.
M. le baron de Franlo était à Paris depuis un mois, occupant le plus bel appartement de l’hôtel de Chartres, ayant un très beau remise, deux laquais, un valet de chambre, une grande quantité de bijoux, un porte-feuille plein de lettres de change, et les plus beaux habits du monde. Il ne connaissait nullement Monsieur de Belleval, mais il connaissait, prétendait-il, un ami intime de ce Monsieur de Belleval, qui, loin de Paris pour dix-huit mois, ne pouvait être, par conséquent, d’aucune utilité au baron ; il s’était présenté à la porte de cet homme ; on lui avait dit qu’il était absent, mais que M. de Belleval étant son plus intime ami, il ferait bien de l’aller trouver ; en conséquence, c’était à M. de Belleval que le baron avait présenté ses lettres de recommandation, et M. de Belleval, pour rendre service à un honnête homme, ne s’était pas fait difficulté de les ouvrir, et de rendre au baron tous les soins que cet étranger eût reçu de l’ami de Belleval, s’il se fût trouvé présent.
Belleval ne connaissait nullement les personnes de province qui recommandaient le baron, il ne les avait même jamais entendu nommer à son ami, mais il pouvait fort bien ne pas connaître tout ce que son ami connaissait ; ainsi nul obstacle à l’intérêt qu’il affiche dès lors pour Franlo. C’est un ami de mon ami ; n’en voilà-t-il plus qu’il n’en faut pour légitimer dans le cœur d’un honnête homme le motif qui l’engage à rendre service ?
M. de Belleval, chargé du baron de Franlo, le conduisait donc partout. Aux promenades, aux spectacles, chez les marchands, on ne les rencontrait jamais qu’ensemble. Il était essentiel d’établir ces détails, afin de légitimer l’intérêt que Belleval prenait à Franlo, et les raisons pour lesquelles le croyant un excellent parti, il le présentait chez les Faxelange.
Le jour pris pour la visite attendue, Mme de Faxelange, sans prévenir sa fille, la fait parer de ses plus beaux atours ; elle lui recommande d’être la plus jolie et la plus aimable possible, devant l’étranger qu’elle va voir, et de faire sans difficulté usage de ses talents si on l’exige, parce que cet étranger est un homme qui leur est personnellement recommandé, et que M. de Faxelange et elle ont des raisons de bien recevoir.
Cinq heures sonnent ; c’était l’instant annoncé, et M. de Franlo paraît sous l’escorte de M. de Belleval ; il était impossible d’être mieux mis, d’avoir un ton plus décent, un maintien plus honnête, mais nous l’avons dit, il y avait un certain je-ne-sais-quoi dans la physionomie de cet homme qui déprévenait sur-le-champ, et ce n’était que par beaucoup d’art dans ses manières, beaucoup de jeu dans les traits de son visage, qu’il réussissait à couvrir ce défaut.
La conversation s’engage ; on y discute différents objets, et M. de Franlo les traite tous, comme l’homme du monde le mieux élevé..., le plus instruit. On raisonne sur les sciences ; M. de Franlo les analyse toutes ; les arts ont leur tour ; Franlo prouve qu’il les connaît, et qu’il n’en est aucun dont il n’ait quelquefois fait ses délices...En politique, même profondeur ; cet homme règle le monde entier, et tout cela, sans affectation, sans se prévaloir, mêlant à tout ce qu’il dit un air de modestie qui semble demander l’indulgence et prévenir qu’il peut se tromper, qu’il est bien loin d’être sûr de ce qu’il ose avancer. On parle musique. M. de Belleval prie Mlle de Faxelange de chanter ; elle le fait en rougissant, et Franlo, au second air, lui demande la permission de l’accompagner d’une guitare qu’il voit sur un fauteuil ; il pince cet instrument avec toutes les grâces et toute la justesse possibles, laissant voir à ses doigts, sans affectation, des bagues d’un prix prodigieux. Mlle de Faxelange reprend un troisième air, absolument du jour ; M. de Franlo l’accompagne au piano avec toute la précision des plus grands maîtres. On invite Mlle de Faxelange à lire quelques traits de Pope en anglais ; Franlo lie sur-le-champ la conversation dans cette langue, et prouve qu’il la possède au mieux.
Cependant, la visite se termina sans qu’il fût rien échappé au baron, qui témoignât sa façon de penser sur Mlle de Faxelange, et le père de cette personne, enthousiasmé de sa nouvelle connaissance, ne voulut jamais se séparer sans une promesse intime de M. de Franlo de venir dîner chez lui le dimanche d’ensuite.
Mme de Faxelange, moins engouée, en raisonnant le soir sur ce personnage, ne se rencontra pas tout à fait de l’avis de son époux ; elle trouvait disait-elle, à cet homme, quelque chose de si révoltant qu’au premier coup d’œil, qu’il lui semblait que s’il venait à désirer sa fille, elle ne la lui donnerait jamais qu’avec beaucoup de peine. Son mari combattit cette répugnance ; Franlo était, disait-il un homme charmant ; il était impossible d’être plus instruit, d’avoir un plus joli maintien ; que pouvait faire la figure ? faut-il s’arrêter à ces choses là chez un homme ? Que Mme de Faxelange au reste n’eût pas de crainte, elle ne serait pas assez heureuse pour que Franlo voulu jamais s’allier à elle, mais si par hasard il le voulait, ce serait assurément une folie que de manquer un tel parti. Leur fille devait-elle jamais s’attendre à en trouver un de cette importance ? Tout cela ne convainquait pas une mère prudente ; elle prétendait que la physionomie était le miroir de l’âme, et que si celle de Franlo répondait à sa figure, assurément ce n’est point là le mari qui devait rendre sa fille heureuse.
Le jour du dîner arriva : Franlo mieux paré que l’autre fois, plus profond et plus aimable encore, en fit l’ornement et les délices ; on le mit au jeu en sortant de table avec Mlle de Faxelange, Belleval et un autre homme de la société ; Franlo fut très malheureux et le fut avec une noblesse étonnante, il perdit tout ce qu’on peut perdre ; c’est souvent une manière d’être aimable dans le monde, notre homme ne l’ignorait pas. Un peu de musique suivit, et M. de Franlo joua avec trois ou quatre sortes d’instruments divers. La journée se termina par les Français, où le baron donna publiquement la main à Mlle de Faxelange, et l’on se sépara.
Un mois se passa de la sorte sans qu’on entendît parler d’aucune proposition ; chacun de son côté se tenait sur la réserve ; les Faxelange ne voulaient pas se jeter à la tête, et Franlo, qui de son côté désirait fort de réussir, craignait de tout gâter par trop d’empressement.
Enfin M. de Belleval parut, et pour cette fois, chargé d’une négociation en règle, il déclara formellement à M et Mme de Faxelange que M. le baron de Franlo, originaire de Vivarais, possédant de très grands bien en Amérique, et désirant de se marier, avait jeté les yeux sur Mlle de Faxelange, et faisait demander aux parents de cette charmante personne s’il lui était permis de former quelque espoir.
Les premières réponses furent, pour la forme, que Mlle de Faxelange était encore bien jeune pour s’occuper de s’établir, et quinze jour après on fit prier le baron à dîner ; là, M. de Franlo fut engagé à s’expliquer. Il dit : qu’il possédait trois terres en Vivarais, de la valeur de 12 à 15.000 livres de rente chacune ; que son père ayant passé en Amérique y avait épousé une créole, dont il avait eu près d’un million de bien, qu’il héritait de ces possessions n’ayant plus de parents, et que ne les ayant jamais reconnues, il était décidé d’y aller avec sa femme aussitôt marié.
Cette clause déplut à Mme de Faxelange, elle avoua ses craintes ; à cela Franlo répondit qu’on allait maintenant en Amérique comme on va en Angleterre, que ce voyage était indispensable pour lui, mais qu’il ne durerait que deux ans, et qu’à ce terme, il s’engageait à ramener sa femme à Paris ; qu’il ne restait donc plus que l’article de la séparation de la chère fille avec sa mère, mais qu’il fallait bien toujours qu’elle eût lieu, son projet n’étant que d’habiter constamment à Paris, où ne se trouvant qu’au ton de tout le monde , il ne pouvait être avec le même agrément que dans des terres où sa fortune lui faisait jouer un grand rôle. On entra ensuite dans quelques autres détails, et cette première entrevue cessa, en priant Franlo de vouloir bien donner lui-même le nom de quelqu’un de connu dans sa province à qui l’on pût s’adresser pour les informations, toujours d’usage en pareil cas. Franlo, nullement surpris du projet de ces sûretés, les approuva, les conseilla, et dit que ce qui lui paraissait le plus simple et le plus prompt était de s’adresser dans les bureaux du ministre. Le moyen fut approuvé ; M. de Faxelange y fut le lendemain, il parla au ministre-même, qui lui certifia que M. Franlo, actuellement à Paris, était très certainement l’un des hommes de Vivarais, et qui valût le mieux, qui fût le plus riche . M. de Faxelange, plus échauffé que jamais sur cette affaire, rapporta ces excellentes nouvelles à sa femme, et n’ayant pas envie de différer plus longtemps, on fit venir Mlle de Faxelange dès le même soir, et l’on lui proposa M. de Franlo comme époux.
Depuis quelques jours cette charmante fille s’était bien aperçue qu’il y avait quelques projets d’établissement pour elle, et par un caprice assez ordinaire aux femmes, l’orgueil imposa silence à l’amour ; flattée du luxe et de la magnificence de Franlo, elle lui donna insensiblement la préférence sur M . de Goé, de manière qu’elle répondit affirmativement qu’elle était prête à faire ce qu’on lui proposait et qu’elle obéirait à sa famille.
Goé n’avait pas été de son côté dans une telle indifférence qu’il n’eût apprit ce qui se passait. Il accourut chez sa maîtresse et fut consterné du froid qu’elle afficha ; il s’exprime avec toute la chaleur que lui inspire le feu dont il brûle, il mêle à l’amour le plus tendre, les reproches les plus amers, il dit à celle qu’il aime, qu’il voit bien d’où vient un changement qui lui donne la mort ; aurait-il dû la soupçonner d’une infidélité si cruelle ! Des larmes viennent ajouter de l’intérêt et de l’énergie aux sanglantes alarmes de ce jeune homme ; Mlle de Faxelange s’émeut, elle avoue sa faiblesse, et tous deux conviennent qu’il n’y a pas d’autre façon de réparer le mal commis que de faire agir les parents de M. de Goé ; cette résolution se suit, le jeune homme tombe aux pieds de son père, il le conjure de lui obtenir la main de sa cousine, il proteste d’abandonner à jamais la France si on lui refuse cette faveur, et fait tant, que M. de Goé, attendri, va dès le lendemain trouver Faxelange et lui demander sa fille. Il est remercié de l’honneur qu’il fait ; mais on lui déclare qu’il n’est plus temps et que les paroles sont données. M. de Goé que par complaisance, qui, dans le fond, n’est point fâché de voir mettre des obstacles à un mariage qui ne lui convient pas trop, revient annoncer froidement cette nouvelle à son fils, le conjure en même temps de changer d’idée et de ne point s’opposer au bonheur de sa cousine.
Le jeune Goé, furieux, ne promet rien ; il accourt chez Mlle de Faxelange, qui flottant sans cesse entre son amour et sa vanité, est bien moins délicate cette fois-ci que l’autre, et tâche d’engager son amant à se consoler du parti qu’elle est à la veille de prendre ; M. de Goé essaye de paraître calme, il se contient, il baise la main de sa cousine et sort dans un état d’autant plus cruel, qu’il est contraint de le déguiser, pas assez cependant pour ne pas jurer à sa maîtresse qu’il n’adorera jamais qu’elle, mais qu’il ne veut pas troubler son bonheur.
Franlo, pendant ceci, prévenu par Belleval, qu’il est temps d’attaquer sérieusement le cœur de Mlle de Faxelange, attendu qu’il y a des rivaux à craindre, met tout en usage pour se rendre encore plus aimable ; il envoie des présents superbes à sa future épouse, qui, d’accord avec ses parents, ne fait aucune difficulté de recevoir les galanteries d’un homme qu’elle doit regarder comme un mari ; il loue une maison charmante à deux lieues de Paris, et y donne pendant huit jours de suite des fêtes délicieuses à sa maîtresse ; ne cessant jamais de joindre ainsi la séduction la plus adroite aux démarches sérieuses qui doivent tout conclure, il a bientôt tourné la tête de notre chère fille, il en a bientôt effacé son rival.
Il restait pourtant à Mlle de Faxelange des moments de souvenirs, où des larmes coulaient involontairement ; elle éprouvait des remords affreux de trahir ainsi le premier objet de sa tendresse, celui qu’elle avait tant aimé depuis son enfance...« qu’a-t-il donc fait pour mériter un tel abandon de ma part ? se demandait-elle avec douleur. A-t-il cessé de m’adorer ?...hélas, non, et je le trahis...et pour qui, Grand Dieu : pour qui ?...pour un homme que je ne connais point...qui me séduit par son faste...et qui me fera peut-être payer bien cher cette gloire où je sacrifie mon amour...ah : les vaines fleurettes qui me séduisent...valent-elles ces expressions délicieuses de Goé...ces serments si sacrés de m’adorer toujours...ces larmes du sentiment qui les accompagnent...O Dieu : que de regrets, si j’allais être trompée ! » ; mais pendant toutes ces réflexions, on parait la divinité pour une fête, on l’embellissait des présents de Franlo, et elle oubliait ses remords.
Une nuit, elle rêva que son prétendu, transformé en bête féroce, la précipitait dans un gouffre de sang où surnageait une foule de cadavres, elle élevait en vain la voix pour obtenir des secours de son mari, il ne l’écoutait pas...Goé survient, il la retire, il l’abandonne...elle s’évanouit...Ce rêve affreux la rendit malade deux jours ; une nouvelle fête dissipa ces farouches illusions et Mlle de Faxelange, séduite, fut au point de s’en vouloir à elle-même de l’impression qu’elle avait pu ressentir de ce chimérique rêve[Voir la note de Sade en introduction].
Tout se préparait enfin, et Franlo, pressé de conclure, était au moment de prendre jour, quand notre héroïne reçut de lui, un matin, le billet suivant :
« Un homme furieux et que je ne connais point, me prive du bonheur de donner ce soir à souper, comme je m’en flattais, à Monsieur et à Madame de Faxelange et à leur adorable fille ; cet homme, qui dit que je lui enlève le bonheur de sa vie, a voulu se battre et m’a donné un coup d’épée, que je lui rendrai, j’espère, dans quatre jours, mais on me met au régime vingt-quatre heures. Quelle privation pour moi de ne pouvoir, comme je l’espérais ce soir, renouveler à Mlle de Faxelange les serments de l’amour. » Du baron de Franlo
Cette lettre ne fut pas un mystère pour Mlle de Faxelange ; elle se hâta d’en faire part à sa famille, et crut le devoir pour la sûreté même de son ancien amant, qu’elle était désolée de le voir ainsi se compromettre pour elle...pour elle qui l’outrageait si cruellement ; cette démarche hardie et impétueuse d’un homme qu’elle aimait encore balançait furieusement les droits de Franlo ; mais si l’un avait attaqué, l’autre avait perdu son sang, et Mlle de Faxelange était dans le malheureux cas de tout interpréter maintenant en faveur de Franlo ; Goé eut donc tort, et Franlo fut plaint.
Pendant que M. de Faxelange vole chez le père de Goé pour le prévenir de ce qui se passe, Belleval, Mme et Mlle de Faxelange vont consoler Franlo qui les reçoit sur une chaise longue, dans le déshabillé le plus coquet, et avec cette sorte d’abattement dans la figure, qui semblait remplacer par de l’intérêt ce qu’on y trouvait parfois de choquant.
M. de Belleval et son protégé profitèrent de la circonstance pour engager Mme de Faxelange à presser : cette affaire pouvait avoir des suites...obliger peut-être Franlo à quitter Paris, le voudrait-il sans avoir terminé...et mille autres raisons que l’amitié de M. de Belleval et l’adresse de M. de Franlo trouvèrent promptement et firent valoir avec énergie.
Mme de Faxelange était tout à fait vaincue ; séduite comme toute la famille par l’extérieur de l’ami de Belleval , tourmentée par son mari et ne voyant dans sa fille que d’excellentes dispositions pour cet hymen, elle s’y préparait maintenant sans la moindre répugnance ; elle termina donc la visite en assurant Franlo que le premier jour, où sa santé lui permettrait de sortir, serait celui du mariage. Notre politique amant témoigna quelques inquiétudes à Mlle de Faxelange sur le rival que tout cela venait de lui faire connaître ; celle-ci le rassura le plus honnêtement du monde, en exigeant néanmoins de lui sa parole, qu’il ne poursuivrait jamais Goé, de quelques manières que ce pût être ; Franlo promit et l’on se sépara.
Tout s’arrangeait chez le père de Goé, son fils était convenu de ce que la violence de son amour lui avait fait faire ; mais sitôt que ce sentiment déplaisait à M. de Faxelange, tranquille, il ne songea qu’à conclure. Il fallait de l’argent ; M. de Franlo, passant tout de suite en Amérique, était bien aise ou d’y réparer ou d’y augmenter ses possessions, et c’était à cela qu’il comptait placer la dot de sa femme. On était convenu de 400.000 francs ; c’était une furieuse brèche à la fortune de M. de Faxelange ; mais il n’avait qu’une fille , tout devait lui revenir un jour, c’était une affaire qui ne se retrouverait plus, il fallait donc se sacrifier. On vendit, on engagea, bref la somme se trouva prête le sixième jour depuis l’aventure de Franlo, et à environ trois mois de l’époque où il avait vu Mlle de Faxelange pour la première fois. Il parut enfin comme son époux ; les amis, la famille, tout se rassembla ; le contrat fut signé, l’on convint de faire la cérémonie sans éclat et que deux jours après Franlo partirait avec son argent et sa femme.
Le soir de ce fatal jour, M. de Goé fit supplier sa cousine de lui accorder un rendez-vous dans un endroit secret qu’il lui indiqua et où il savait bien que Mlle de Faxelange avait la possibilité de se rendre ; sur le refus de celle-ci, il renvoya un second message, en faisant assurer sa cousine que ce qu’il avait à lui dire était d’une grande conséquence, pour qu’elle pût refuser de l’entendre : notre héroïne infidèle, séduite, éblouie, mais ne pouvant haïr son ancien amant, cède enfin et se rend à l’endroit convenu.
« Je ne viens point, dit M. de Goé à sa cousine, dès qu’il l’aperçut, je ne viens point, mademoiselle, troubler ce que votre famille et vous appelez le bonheur de votre vie, mais la probité dont je fais profession m’oblige à vous avertir que l’on vous abuse ; l’homme que vous épousez est un escroc, qui, après vous avoir volée, vous rendra peut-être la plus malheureuse des femmes ; c’est un fripon et vous êtes trompée. »
A ce discours, Mlle de Faxelange dit à son cousin, qu’avant de diffamer aussi cruellement quelqu’un, il fallait des preuves plus claires que le jour.
« Je ne les possède pas encore, dit M. Goé, j’en conviens mais on s’informe, et je puis être éclairé dans peu. Au nom de tout ce qui vous est le plus cher, obtenez un délai de vos parents.

— Cher cousin, dit Mlle de Faxelange en souriant, votre feinte est découverte, vos avis ne sont qu’un prétexte, et les délais que vous exigez, qu’un moyen pour essayer de me détourner d’un arrangement qui ne peut plus se rompre ; avouez-moi donc votre ruse, je vous la pardonne, mais ne cherchez pas à m’inquiéter sans raison, dans un moment où il n’est plus possible de ne rien déranger. »
M. de Goé, qui réellement n’avait que des soupçons, sans aucune certitude réelle, et qui dans le fait ne cherchait qu’à gagner du temps, se précipite aux genoux de sa maîtresse : « O toi que j’adore, s’écrie-t-il toi que j’idolâtrerai jusqu’au tombeau, c’en est donc fait du bonheur de mes jours, et tu vas me quitter pour jamais...Je l’avoue, ce que j’ai dit n’est qu’un soupçon, mais il ne peut sortir de mon esprit, il me tourmente encore plus que le désespoir où je suis de me séparer de toi...Daigneras-tu, au faîte de ta gloire, te souvenir de ces temps si doux de notre enfance...de ces moments délicieux où tu me jurais de n’être jamais qu’à moi...Ah ! comme ils ont passé ces instants de plaisir, et que ceux de la douleur vont être longs ! Qu’avais-je fait pour mériter cet abandon de ta part ? Dis cruelle, qu’avais-je fait ? et pourquoi sacrifies-tu celui qui t’adore ? T’aime-t-il autant que moi, ce monstre qui te ravit à ma tendresse ? T’aime-t-il depuis aussi longtemps ?... »
Des larmes coulaient avec abondance des yeux du malheureux Goé, et il serrait avec expression la main de celle qu’il adorait ; il la portait alternativement et sur sa bouche et sur son cœur.
Il était difficile que la sensible Faxelange ne soit pas un peu émue de cette agitation. Elle laissa échapper quelques pleurs.

— Mon cher Goé, dit-elle à son cousin, crois que tu me seras toujours cher ; je suis obligée d’obéir, tu vois bien qu’il était impossible que nous fussions l’un pour l’autre.

— Nous aurions attendu.

— Oh Dieu ! fonder sa prospérité sur le malheur de ses parents.

— Nous ne l’aurions désiré ; mais nous étions en âge d’attendre.

— Et qui m’eût répondu de ta fidélité ?

— Ton caractère...tes charmes, tout ce qui t’appartient...On ne cesse jamais d’aimer, quand c’est toi qu’on adore...Si tu voulais être encore à moi...fuyons au bout de l’univers, ose m’aimer assez pour me suivre !

— Rien au monde ne me déterminerait à cette démarche ; va, console-toi, mon ami, oublie-moi, c’est ce qui te reste de plus sage à faire ; mille beautés te dédommageront.

— N’ajoute pas l’outrage à l’infidélité ; moi, t’oublier, cruelle, moi, me consoler de ta perte ! non, tu ne le crois pas, tu ne m’as jamais soupçonné assez lâche pour oser le croire un instant.

— Ami, trop malheureux, il faut nous séparer ; tout ceci ne fait que m’affliger sans remède, il n’en reste plus aux maux dont tu te plains...séparons -nous, c’est le plus sage.

— Eh bien je vais t’obéir, je vois que c’est la dernière fois de ma vie que je te parle ; n’importe, je vais t’obéir, perfide ; mais j’exige de toi deux choses ; porteras-tu la barbarie jusqu’à me les refuser ?

— Eh quoi ?

— Une boucle de tes cheveux, et ta parole de m’écrire une fois tous les mois, pour m’apprendre au moins si tu es heureuse...je me consolerai si tu l’es...mais si jamais ce monstre ...crois-moi, chère amie, oui, crois-moi...J’irai te chercher au fond des enfers pour t’arracher à lui.

— Que jamais cette crainte ne te trouble, cher cousin, Franlo est le plus honnête des hommes, je ne vois que sincérité...que délicatesse dans lui...je ne lui vois que des projets pour mon bonheur.

— Ah ! juste ciel, où est le temps où tu disais que ce bonheur ne serait jamais possible qu’avec moi...Eh bien m’accordes-tu ce que je te demande ?

— Oui, répondit Mlle de Faxelange, tiens, voilà les cheveux que tu désires, et sois bien sûr que je t’écrirai ; séparons nous, il le faut.
En prononçant ces mots , elle tend une main à son amant, mais la malheureuse se croyait mieux guérie qu’elle ne l’était... quand elle sentit cette main inondée des pleurs de celui qu’elle avait tant chéri, ses sanglots la suffoquèrent, et elle tomba sur un fauteuil, sans connaissance. Cette scène se passait chez une femme attachée à Mlle de Faxelange, qui se hâta de la secourir, ses yeux ne se rouvrirent que pour voir son amant arrosant ses genoux des larmes du désespoir ; elle rappelle son courage... toutes ses forces... elle le relève.

— Adieu, lui dit-elle, aime toujours celle à qui tu seras cher jusqu’au dernier jour de sa vie ; ne me reproche plus ma faute, il n’est plus temps ; j’ai été séduite...entraînée... mon cœur ne peut plus écouter que son devoir ; mais tous les sentiments qu’il n’exigera pas seront à jamais à toi. Ne me suis point. Adieu.

— Goé se retira dans un état terrible, et Mlle de Faxelange fut chercher dans le sein d’un repos qu’en vain elle implora, quelque calme aux remords dont elle était déchirée, et desquels naissait une sorte de pressentiment dont elle n’était pas la maîtresse. Cependant la cérémonie du jour, les fêtes qui devaient l’embellir, tout calma cette fille trop faible. Elle prononça le mot fatal qui la liait à jamais, tout l’étourdit, tout l’entraîna le reste du jour, et dès la même nuit, elle consomma le sacrifice affreux qui la séparait éternellement du seul homme qui fût digne d’elle.
Le lendemain, les apprêts du départ l’occupèrent ; le jour d’après, accablée des caresses de ses parents, Mme de Franlo monta dans la chaise de poste de son mari, munie des quatre cent mille francs de sa dot, et l’on partit pour le Vivarais. Franlo y allait, disait-il, pour six semaines, avant de s’embarquer pour l’Amérique, où il passerait sur un vaisseau de La Rochelle, dont il s’était assuré d’avance.
L’équipage de nos nouveaux époux consistait en deux valets à cheval appartenant à M. de Franlo, et une femme de chambre à madame, attachée à elle depuis l’enfance, que la famille avait demandé qu’on lui laissât toute la vie. On devait prendre de nouveaux domestiques quand on serait au lieu de la destination.
On fut à Lyon sans s’arrêter, et, jusque-là, les plaisirs, la joie, la délicatesse, accompagnèrent nos deux voyageurs ; à Lyon tout change de face. Au lieu de descendre dans un hôtel garni, comme le pratiquent d’honnêtes gens, Franlo fut loger dans une auberge obscure, au delà du pont de la Guillotière. Il y soupa, et, au bout de deux heures, il congédia un de ses valets, prit un fiacre avec l’autre, son épouse et la femme de chambre, se fit suivre par une charrette où était tout le bagage, et fut coucher à plus d’une lieue de la ville dans un cabaret entièrement isolé sur les bords du Rhône.
Cette conduite alarma Mme de Franlo.

— Où me conduisez-vous donc, monsieur ? dit-elle à son mari.

— Eh parbleu ! Madame, dit celui-ci d’un air brusque... avez-vous peur que je vous perde ? Il semblerait, à vous entendre, que vous fussiez dans les mains d’un fripon. Nous devons nous embarquer demain matin ; j’ai pour usage, afin d’être plus à portée, de me loger la veille sur le bord de l’eau ; des bateliers m’attendent là, et nous perdons ainsi moins de temps.
Mme de Franlo se tut. On arriva dans une tanière dont les abords faisaient frémir ; mais quel fut l’étonnement de la malheureuse Faxelange, quand elle entendit la maîtresse de cette effrayante taverne, plus affreuse encore que son logis, quand elle l’entendit dire au prétendu baron :

— Ah ! Te voilà, Tranche-Montagne ! Tu t’es fait diablement attendre ; fallait-il donc tant de temps pour aller chercher cette fille ? Va, il y a bien des nouvelles depuis ton départ ; la Roche a été branché hier aux Terreaux... Casse-Bras est encore en prison, on lui fera peut-être son affaire aujourd’hui ; mais n’aie point d’inquiétude, aucun n’a parlé de toi et tout va toujours bien là-bas : ils ont fait une capture du diable, ces jours-ci ; il y a six personnes de tuées, sans que tu y aies perdu un seul homme.
Un frémissement universel s’empara de la malheureuse Faxelange... Qu’on se mette un instant à sa place, et qu’on juge de l’effet affreux que devait produire, sur son âme délicate et douce, la chute aussi subite de l’illusion qui la séduisait. Son mari, s’apercevant de son trouble, s’approcha d’elle :

— Madame, lui dit-il avec fermeté, il n’est plus de temps de feindre ; je vous ai trompée, vous le voyez, et comme je ne veux pas que cette coquine-là, continua-t-il en regardant la femme de chambre, puisse en donner des nouvelles, trouvez bon, dit-il, en tirant un pistolet de sa poche, et brûlant la cervelle à cette infortunée, trouvez bon, madame, que ce soit comme cela que je l’empêche d’ouvrir jamais la bouche...
Puis, reprenant aussitôt dans ses bras son épouse presque évanouie :

— Quant à vous, madame, soyez parfaitement tranquille, je n’aurai pour vous que d’excellents procédés ; sans cesse en possession des droits de mon épouse, vous jouirez partout de ces prérogatives, et mes camarades, soyez-en bien sûre, respecteront toujours en vous la femme de leur chef.
Comme l’intéressante créature dont nous écrivons l’histoire se trouvait dans une situation des plus déplorables, son mari lui donna tous ses soins, et quand elle fut un peu revenue, ne voyant plus la chère compagne dont Franlo venait de jeter le cadavre dans la rivière, elle se remit à fondre en larmes.

— Que la perte de cette femme ne vous inquiète point, dit Franlo, il était impossible que je vous la laissasse ; mais mes soins pourvoiront à ce que rien ne vous manque, quoique vous ne l’ayez plus auprès de vous.
Et voyant sa malheureuse épouse un peu moins alarmée :

— Madame, continua-t-il, je n’étais point né pour le métier que je fais, c’est le jeu qui m’a précipité dans cette carrière d’infortune et de crimes ; je ne vous ai point imposé en me donnant à vous pour le baron de Franlo, ce nom et ce titre m’ont appartenu ; j’ai passé ma jeunesse au service, j’y avais dissipé à vingt-huit ans le patrimoine dont j’avais hérité depuis trois : il n’a fallu que ce court intervalle pour me ruiner ; celui entre les mains duquel ont passé ma fortune et mon nom, étant maintenant en Amérique, j’ai cru pouvoir, pendant quelques mois, à Paris, tromper le public en reprenant ce que j’avais perdu ; la feinte a réussi au-delà de mes désirs ; votre dot me coûte cent mille francs de frais, j’y gagne donc, comme vous voyez, cent mille écus, et une femme charmante, une femme que j’aime, et de laquelle je jure d’avoir toute ma vie le plus grand soin. Qu’elle daigne donc, avec un peu de calme, entendre la suite de mon histoire. Mes malheurs essuyés, je pris parti dans une troupe de bandits qui désolait les provinces centrales de la France (funeste leçon aux jeunes gens qui se laisseront emporter à la folle passion du jeu), je fis des coups hardis dans cette troupe, et, deux ans après y être entré, j’en fus reconnu pour le chef ; j’en changeai la résidence ; je vins en habiter une vallée déserte, resserrée, dans les montagnes du Vivarais, qu’il est presque impossible de pouvoir découvrir, et où la justice n’a jamais pénétré. Tel est le lieu de mon habitation, madame, tels sont les états dont je vais vous mettre en possession ; c’est le quartier général de ma troupe, et c’est de là d’où partent mes détachements ; je les pousse au nord jusqu’en Bourgogne, au midi jusqu’aux bords de la mer, ils vont à l’Orient jusqu’aux frontières du piémont, au couchant jusqu’au delà des montagnes d’Auvergne ; je commande quatre cents hommes, tous déterminés comme moi, et tous prêts à braver mille morts, et pour vivre et pour s’enrichir. Nous tuons peu en faisant nos coups, de peur que les cadavres ne nous trahissent ; nous laissons la vie à ceux que nous ne craignons pas, nous forçons les autres à nous suivre dans notre retraite, et nous ne les égorgeons que là, après avoir tiré d’eux et tout ce qu’ils peuvent posséder et tous les renseignements qui nous sont utiles. Notre façon de faire la guerre est un peu cruelle, mais notre sûreté en dépend. Un gouvernement juste devrait souffrir que la faute qu’un jeune homme fait, en dissipant son bien si jeune, soit punie de supplice affreux de végéter quarante ou cinquante ans dans la misère ? Une imprudence le dégrade-t-elle ? Faut-il, parce qu’il a été malheureux, ne lui laisser d’autres ressources que l’avilissement ou les chaînes ? On fait des scélérats avec de tels principes, vous le voyez, madame, j’en suis la preuve. Si les lois sont sans vigueur contre le jeu, si elles l’autorisent au contraire, qu’on ne permette pas au moins qu’un homme ait au jeu le droit d’en dépouiller totalement un autre, ou si l’état dans lequel le premier réduit le second au coin d’un tapis vert, si ce crime, dis-je, n’est réprimé par aucune loi, qu’on ne punisse pas aussi cruellement qu’on le fait, le délit à peu près égal que nous commettons en dépouillant de même le voyageur dans un bois ; et que peut donc importer la manière, dès que les suites sont égales ? Croyez-vous qu’il y ait une grande différence entre un banquier de jeu vous volant au Palais-Royal, ou Tranche-Montagne vous demandant la bourse au bois de Boulogne ? C’est la même chose, madame, et la seule distance réelle qui puisse établir entre l’un et l’autre, c’est que le banquier vous vole en poltron, et l’autre en homme de courage.
Revenons à vous, madame. Je vous destine donc à vivre chez moi dans la plus grande tranquillité ; vous trouverez quelques autres femmes de mes camarades qui pourront vous former un petit cercle... peu amusant, sans doute, ces femmes-là sont bien loin de votre état, mais elles vous seront soumises, elles s’occuperont de vos plaisirs, et ce sera toujours une distraction. Quant à votre emploi dans mes petits domaines, je vous l’expliquerai quand nous y serons ; ne pensons ce soir qu’à votre repos, il est bon que vous en preniez un peu, pour être en état de partir demain de très bonne heure.
Franlo ordonna à la maîtresse du logis d’avoir tous les soins possibles de son épouse, et il la laissa avec cette vieille ; celle-ci, ayant bien changé de ton avec Mme de Franlo, depuis qu’elle voyait à qui elle avait affaire, la contraignit de prendre un bouillon coupé avec du vin de l’Hermitage, dont la malheureuse femme avala quelques gouttes pour ne pas déplaire à son hôtesse et, l’ayant ensuite suppliée de la laisser seule le reste de la nuit, cette pauvre créature se livra dès qu’elle fut en paix à toute l’amertume de sa douleur.
Ô mon cher Goé, s’écriait-elle au milieu de ses sanglots, comme la main de Dieu me punit de la trahison que je t’ai faite ! Je suis à jamais perdue, une retraite impénétrable va m’ensevelir aux yeux de l’univers, il me deviendra même impossible de t’instruire des malheurs qui m’accableront, et quand on ne m’en empêcherait pas, l’oserais-je, après ce que je t’ai fait ? Serais-je encore digne de ta pitié ?... Et vous, mon père... et vous, ma respectable mère, vous dont les pleurs ont mouillé mon sein, pendant qu’enivrée d’orgueil, j’étais presque froide à vos larmes, comment apprendrez-vous mon effroyable sort ?... A quel âge, grand Dieu, me vois-je enterrée vive avec de tels monstres ? Combien d’années puis-je encore souffrir dans cette punition terrible ?
Ô scélérat ! Comme tu m’as séduite, et comme tu m’as trompée ! Mlle de Faxelange (car son nom de femme nous répugne maintenant) était dans ce chaos d’idées sombres... de remords... et d’appréhensions terribles, sans que les douceurs du sommeil eussent pu calmer son état, lorsque Franlo vint la prier de se lever afin d’embarquer avant le jour ; elle obéit, et se jette dans le bateau, la tête enveloppée dans des coiffes qui déguisaient les traits de sa douleur, et qui cachaient ses larmes au cruel qui les faisait couler. On avait préparé dans la barque un petit réduit de feuillages où elle pouvait aller se reposer en paix ; et Franlo, on doit le dire à sa justification, Franlo, qui voyait le besoin que sa triste épouse avait d’un peu de calme, l’en laissa jouir sans la troubler. Il est quelques traces d’honnêteté dans l’âme des scélérats, et la vertu est d’un tel prix aux yeux des hommes, que les plus corrompus même sont forcés de lui rendre hommage dans mille occasions de leur vie.
Les attentions que cette jeune femme voyait qu’on avait pour elle la calmait néanmoins un peu ; elle sentit que, dans sa situation, elle n’avait d’autre parti à prendre que de ménager son mari, et lui laissa voir de la reconnaissance.
La barque était conduite par des gens de la troupe de Franlo, et Dieu sait tout ce qu’on y dit ! Notre héroïne, abîmée dans sa douleur, n’en écouta rien, et l’on arriva le même soir aux environs de la ville de Tournon, située sur la côte occidentale du Rhône, au pied des montagnes du Vivarais. Notre chef et ses compagnons passèrent la nuit comme la précédente dans une taverne obscure, connue d’eux seuls dans ces environs. Le lendemain, on amena un cheval à Franlo, il y monta avec sa femme, deux mulets portèrent les bagages, quatre hommes armés les escortèrent ; on traversa les montagnes, on pénétra dans l’intérieur du pays par d’inabordables sentiers.
Nos voyageurs arrivèrent le second jour, fort tard, dans une petite plaine, d’environ une demie-lieue d’étendue, resserrée de toutes parts par des montagnes inaccessibles et dans laquelle on ne pouvait pénétrer que par le seul sentier que pratiquait Franlo ; à la gorge de ce sentier était un poste de dix de ces scélérats, relevé trois fois la semaine, et qui veillait constamment jour et nuit. Une fois dans la plaine, on trouvait une mauvaise bourgade, formée d’une centaine de huttes, à la manière des sauvages, à la tête desquelles était une maison assez propre, composée de deux étages, partout environnée de hauts murs et appartenant au chef. C’était là son séjour, et en même temps la citadelle de la place, l’endroit où se tenaient les magasins, les armes et les prisonniers ; deux souterrains profonds et bien voûtés servaient à ces usages ; sur eux, étaient bâtis trois petites pièces au rez-de-chaussée, une cuisine, une chambre, une petite salle, et au-dessus un appartement assez commode pour la femme du capitaine, terminé par un cabinet de sûreté pour les trésors. Un domestique fort rustre et une fille, servant de cuisinière, étaient tout le train de la maison ; il n’y en avait pas autant chez les autres. Mlle de Faxelange, accablée de lassitude et de chagrins, ne vit rien de tout cela le premier soir, elle gagna à peine le lit qu’on lui indiqua, et s’y étant assoupie d’accablement, elle fut au moins tranquille jusqu’au lendemain matin.
Alors le chef entra dans son appartement :

— Vous voilà chez vous, madame, lui dit-il, ceci est un peu différent des trois belles terres que je vous avais promises, et des magnifiques possessions d’Amérique sur lesquelles vous aviez compté ; mais consolez-vous, ma chère, nous ne ferons pas toujours ce métier-là, il n’y a pas longtemps que je l’exerce, et le cabinet que vous voyez recèle déjà, votre dot comprise, près de deux millions de numéraire ; quand j’en aurai quatre, je passe en Irlande, et m’y établis magnifiquement avec vous.

— Ah ! Monsieur, dit Mlle de Faxelange en répandant un torrent de larmes, croyez-vous que le ciel vous laissera vivre en paix jusqu’alors ?

— Oh ! Ces sortes de choses-là, madame, dit Franlo, nous ne les calculons jamais, notre proverbe est que celui qui craint la feuille, ne doit point aller aux bois, on meurt partout ; si je risque ici l’échafaud, je risque un coup d’épée dans le monde ; il n’y a aucune situation qui n’ait ses dangers , c’est à l’homme sage à les comparer aux profits et à se décider en conséquence. La mort qui nous menace est la chose du monde dont nous nous occupons le moins ; l’honneur, m’objecterez-vous ; mais les préjugés des hommes me l’avaient enlevé d’avance ; j’étais ruiné, je ne devais plus avoir d’honneur. On m’eût enfermé, j’eusse passé pour un scélérat ; ne vaut-il pas mieux l’être effectivement en jouissant de tous les droits des hommes... en étant libre enfin, que d’en être soupçonné dans les fers ? Ne vous étonnez pas que l’homme devienne criminel quand on le dégradera, quoique innocent, ne vous étonnez pas qu’il préfère le crime à des chaînes, dès que dans l’une ou l’autre situation il est attendu par l’opprobre. Législateurs, rendez vos flétrissures moins fréquentes, si vous voulez diminuer la masse des crimes, une nation qui sut faire un dieu de l’honneur peut culbuter ses échafauds, quand il lui reste, pour mener les hommes, le frein sacré d’une aussi belle chimère...

— Mais, monsieur, interrompit ici Mlle de Faxelange, vous aviez pourtant à Paris toute l’apparence d’un honnête homme ?

— Il le fallait bien pour vous obtenir ; j’ai réussi, le masque tombe.
De tels discours et de semblables actions faisaient horreur à cette malheureuse femme, mais décidée à ne point s’écarter des résolutions qu’elle avait prises, elle ne contraria point son mari, elle eut même l’air de l’approuver ; et celui-ci, la voyant plus tranquille, lui proposa de venir visiter l’habitation, elle y consentit, elle parcourut la bourgade ; il n’y avait guère pour lors qu’une quarantaine d’hommes, le reste était en course, et c’était ce fond-là qui fournissait au poste défendant le défilé.
Mme de Franlo fut reçue partout avec les plus grandes marques de respect et de distinction ; elle vit sept ou huit femmes assez jeunes et jolies, amis dont l’air et le ton ne lui annonçaient que trop la distance énorme de ces créatures à elle ; cependant elle leur rendit l’accueil qu’elle en recevait, et cette tournée faite, on servit ; le chef se mit à table avec sa femme, qui ne put pourtant pas se contraindre au point de prendre part à ce dîner ; elle s’excusa sur la fatigue de la route et on ne la pressa point. Après le repas, Franlo dit à sa femme qu’il était temps d’achever de l’instruire, parce qu’il serait peut-être obligé d’aller le lendemain en course.
Je n’ai pas besoin de vous prévenir, madame, dit-il à son épouse, qu’il vous devient impossible ici d’écrire à qui que ce puisse être. Premièrement les moyens vous en seront sévèrement interdits, vous ne verrez jamais ni plume ni papier ; parvinssiez-vous même à tromper ma vigilance, aucun de mes gens ne se chargerait assurément de vos lettres, et l’essai pourrait vous coûter cher. Je vous aime beaucoup sans doute, madame, mais les sentiments des gens de notre métier sont toujours subordonnés au devoir ; et voilà peut-être ce que notre état a de supérieur aux autres ; il n’en est point dans le monde que l’amour ne fasse oublier, c’est tout le contraire avec nous, il n’est aucune femme sur la terre qui puisse nous faire négliger notre état, parce que notre vie dépend de la manière sûre dont nous l’exerçons. Vous êtes ma seconde femme, madame.

— Quoi, monsieur ?

— Oui, madame, vous êtes ma seconde épouse, celle qui vous précéda, voulut écrire, et les caractères qu’elle traçait furent effacés de son sang, elle expira sur la lettre même...
Qu’on juge de la situation de cette malheureuse à ces récits affreux... à ces menaces terribles, mais elle se contint encore et protesta à son mari qu’elle n’avait aucun désir d’enfreindre ses ordres.

— Ce n’est pas tout, madame, continua ce monstre, quand je ne serai pas ici, vous seule y commanderez en mon absence ; quelque bonne foi qu’il y ait entre nous, vous imaginez bien pourtant que dès qu’il s’agira de nos intérêts, je me fierai toujours plutôt à vous qu’à mes camarades. Or, je vous enverrai des prisonniers, il faudra les faire dépouiller vous-même, et les faire égorger devant vous.

— Moi, monsieur ! S’écria Mlle de Faxelange, en reculant d’horreur, moi plonger mes mains dans le sang innocent ! Ah faites plutôt couler le mien mille fois, que de m’obliger à une telle horreur !

— Je pardonne ce premier mouvement à votre faiblesse, madame, répondit Franlo, mais il n’est pourtant pas possible que je puisse vous éviter ce soin, aimez-vous mieux nous perdre tous, que de ne le pas prendre ?

— Vos camarades peuvent le remplir.

— Ils le rempliront aussi, madame ; mais vous seule, recevant mes lettres, il faut bien que ce soit d’après vos ordres émanés des miens qu’on enferme ou qu’on fasse périr les prisonniers : mes gens exécuteront sans doute, mais il faut que vous leur fassiez passer mes ordres.

— Oh ! Monsieur, ne pourriez-vous donc pas me dispenser...

— Cela est impossible, madame.

— Mais je ne serai pas du moins obligée d’assister à ces infamies ?

— Non... Cependant il faudra bien absolument que vous vous chargiez des dépouilles... que vous les enfermiez dans nos magasins ; je vous ferai grâce pour la première fois, si vous l’exigez absolument ; j’aurai soin d’envoyer, dans cette première occasion, un homme sûr, avec mes prisonniers ; mais cette attention ne pourra durer, il faudra tâcher de prendre sur vous, ensuite. Tout n’est qu’habitude, madame, il n’est rien à quoi l’on ne se fasse ; les dames romaines n’aimaient-elles pas à voir tomber les gladiateurs à leurs pieds ? Ne portaient-elles pas la férocité jusqu’à vouloir qu’ils n’y mourussent que dans d’élégantes attitudes ? Pour vous accoutumer à votre devoir, madame, poursuivit Franlo, j’ai là-bas six hommes qui n’attendent que l’instant de la mort, je m’en vais les faire assommer, ce spectacle vous familiarisera avec ces horreurs, et, avant quinze jours, la partie du devoir que je vous impose ne vous coûtera plus.
Il n’y eut rien que Mlle de Faxelange ne fît pour s’éviter cette scène affreuse ; elle conjura son mari de ne pas la lui donner. Mais Franlo y voyait, disait-il, trop de nécessité, il lui paraissait trop d’apprivoiser les yeux de sa femme à ce qui allait composer une partie de ses fonctions, pour n’y pas travailler de suite. Les six premiers furent amenés, et impitoyablement égorgés de la main même de Franlo sous les yeux de sa malheureuse épouse, qui s’évanouit pendant l’exécution. On la rapporta dans son lit, où, rappelant bientôt son courage au secours de sa sûreté, elle finit par comprendre qu’au fait, n’étant que l’organe des ordres de son mari, sa conscience ne devenait plus chargée du crime, et qu’avec cette facilité de voir beaucoup d’étrangers, quelque enchaînés qu’ils fussent, peut-être lui resterait-il des moyens de les sauver et de s’échapper avec eux ; elle promit donc, le lendemain, à son barbare époux qu’il aurait enfin passé la nuit suivante avec elle, ce qu’il n’avait pas fait depuis Paris, à cause de l’état où elle était, il la laissa le lendemain pour aller en course, en lui protestant que si elle se comportait bien, il quitterait le métier plus tôt qu’il ne l’avait dit, pour lui faire passer au moins les trente dernières années de sa vie dans le bonheur et dans le repos.
Mlle de Faxelange ne se vit pas plus tôt seule au milieu de tous ces voleurs, que l’inquiétude la reprit. Hélas ! Se disait-elle, si j’allais malheureusement inspirer quelques sentiments à ces scélérats, qui les empêcherait de se satisfaire ? S’ils voulaient piller la maison de leur chef, me tuer et fuir, n’en sont-ils pas les maîtres ? Ah ! Plût au ciel, continuait-elle, en versant un torrent de larmes, ce qui peut m’arriver de plus heureux, n’est-il pas qu’on m’arrache au plus tôt une vie qui ne doit plus être souillée que d’horreur ?
Peu à peu néanmoins l’espoir renaissant dans cette âme jeune et devenue forte par l’excès du malheur, Mme de Franlo résolut de montrer beaucoup de courage ; elle crut que ce parti devrait être nécessairement le meilleur, elle s’y résigna. En conséquence, elle fut visiter les postes, elle retourna seule dans les huttes, elle essaya de donner quelques ordres et trouva partout du respect et de l’obéissance. Les femmes vinrent la voir et elle les reçut honnêtement ; elle écouta avec intérêt l’histoire de quelques-unes, séduites et enlevées comme elle, d’abord honnêtes, sans doute, puis dégradées par la solitude et le crime, et devenues des monstres comme les hommes qu’elles avaient épousés.
Ô ciel ! Se disait quelque fois cette infortunée, comment peut-on s’abrutir à ce point ! Serait-il donc possible que je devinsse un jour comme ces malheureuses ! Puis elle s’enfermait, elle pleurait, , elle réfléchissait à son triste sort, elle ne se pardonnait pas de s’être elle-même précipitée dans l’abîme par trop de confiance et d’aveuglement, tout cela la ramenait à son cher Goé, et des larmes de sang coulaient de ses yeux.
Huit jours se passèrent ainsi, lorsqu’elle reçut une lettre de son époux, avec un détachement de douze hommes, amenant quatre prisonniers ; elle frémit en ouvrant cette lettre, et se doutant de ce qu’elle contenait, elle fut au point de balancer un instant entre l’idée de se donner la mort elle-même, plutôt que de faire périr ces malheureux ; C’étaient quatre jeunes gens, sur le front desquels on distinguait de l’éducation et des qualités.
Vous ferez mettre le plus âgé des quatre au cachot, lui mandait son mari ; c’est un coquin qui s’est défendu et qui m’a tué deux hommes ; mais il faut lui laisser la vie, j’ai des éclaircissements à tirer de lui. Vous ferez sur-le champ assommer les trois autres.

— Vous voyez les ordres de mon mari, dit-elle au chef du détachement, qu’elle savait être l’homme sûr dont Franlo lui avait parlé, faites donc ce qu’il vous ordonne...
Et en prononçant ces mots d’une voix basse, courut cacher dans sa chambre et son désespoir et ses larmes ; mais elle entendit malheureusement le cri des victimes immolées au pied de sa maison ; sa sensibilité n’y tint pas, elle s’évanouit ; revenue à elle, le parti qu’elle s’était résolue de prendre ranima ses forces ; elle vit qu’elle ne devait rien attendre que de sa fermeté, et elle se remonta ; elle fit placer les effets volés dans les magasins, elle parut au village, elle visita les postes, en un mot, elle prit tellement sur elle, que le lieutenant de Franlo, qui partait le lendemain pour aller retrouver son chef, rendit à cet époux les comptes les plus avantageux de sa femme... Qu’on ne la blâme point ; quel parti lui restait-il entre la mort et cette conduite ?... Et l’on ne se tue point, tant qu’on a de l’espoir.
Franlo fut dehors plus longtemps qu’il ne l’avait cru ; il ne revint qu’au bout d’un mois, pendant lequel il envoya deux fois des prisonniers à sa femme, qui se conduisit toujours de même. Enfin le chef reparut ; il rapportait des sommes immenses de cette expédition, qu’il légitimait par mille sophismes, réfutés par son honnête épouse.

— Madame, lui dit-il enfin, mes arguments sont ceux d’Alexandre, de Gengis-Khan, et de tous les fameux conquérants de la terre, leur logique était la mienne ; mais ils avaient trois cent mille hommes à leurs ordres, je n’en ai que quatre cent, voilà mon tort.

— Tout cela est bon, monsieur, dit Mme de Franlo, qui crut devoir préférer ici le sentiment à la raison ; mais s’il est vrai que vous m’aimiez comme vous avez daigné me le dire souvent, ne seriez-vous pas désolé de me voir périr sur un échafaud, près de vous ?

— N’appréhendez jamais cette catastrophe, dit Franlo, notre retraite est introuvable, et de mes courses je ne crains personne...mais si jamais nous étions découvert ici, souvenez-vous que j’aurais le temps de vous casser la tête avant qu’on ne mît la main sur vous.
Le chef examina tout, et ne trouvant que des sujets de se louer de sa femme, il la combla déloges et d’amitiés, il la recommanda plus que jamais à ses gens et repartit ; même soins de sa misérable épouse, même conduite, mêmes événements tragiques pendant cette seconde absence, qui dura plus de deux mois, au bout desquels Franlo rentra au quartier, toujours plus enchanté de son épouse.
Il y avait environ cinq mois que cette pauvre créature vivait dans la contrainte et dans l’horreur, abreuvée de ses larmes et nourrie de son désespoir, lorsque le ciel, qui n’abandonne jamais l’innocence, daigna enfin la délivrer de ses maux par l’événement le moins attendu.
On était au mois d’octobre, Franlo et sa femme dînaient ensemble sous une treille, à la porte de leur maison, lorsque dans l’instant dix ou douze coups de fusil se font entendre au poste.

— Nous sommes trahis, dit le chef, en sortant aussitôt de table et s’armant avec rapidité... voilà un pistolet, madame, restez là, si vous ne pouvez pas tuer celui qui vous abordera, brûlez-vous la cervelle pour ne pas tomber dans ses mains.
Il dit, et rassemblant à la hâte ce qui reste de ses gens dans le village, il vole lui-même à la défense du défilé. Il n’était plus temps, deux cents dragons à cheval, venant d’en forcer le poste, tombent dans la plaine, le sabre à la main. Franlo fait feu avec sa troupe, mais n’ayant pas pu la mettre en ordre, il est repoussé dans la minute, et la plupart de ses gens sabrés et foulés aux pieds des chevaux ; on le saisit lui-même, on le garde, vingt dragons en répondent, et le reste du détachement, le chef à la tête, vole à Mme de Franlo. Dans quel état cruel on trouve cette malheureuse... les cheveux épars, les traits renversés par le désespoir et la crainte, elle était appuyée contre un arbre, le bout du pistolet sur son cœur, prête à s’arracher la vie plutôt que de tomber dans les mains de ceux qu’elle prenait pour des suppôts de la justice...

— Arrêtez, madame, arrêtez ! Lui crie l’officier qui commande, en descendant de cheval et se précipitant à ses pieds pour la désarmer par cette action, arrêtez, vous dis-je, reconnaissez votre malheureux amant, c’est lui qui tombe à vos genoux, c’est lui que le ciel favorise assez pour l’avoir chargé de votre délivrance ; abandonnez cette arme, et permettez à Goé d’aller se jeter dans votre sein.
Mlle de Faxelange croit rêver, peu à peu elle reconnaît celui qui lui parle, et tombe sans mouvement dans les bras qui lui sont ouverts. Ce spectacle arrache des larmes de tout ce qui l’aperçoit.

— Ne perdons pas de temps, madame, dit Goé en rappelant sa belle cousine à la vie ; pressons-nous de sortir d’un local qui doit être horrible à vos yeux ; mais reprenons, avant, ce qui vous appartient.
Il enfonce le cabinet des richesses de Franlo, il retire les quatre cent mille francs de la dot de sa cousine, dix mille écus qu’il fait distribuer à ses dragons, met le scellé, laisse quatre-vingts hommes en garnison dans le hameau, revient trouver sa cousine avec les autres, et l’engage à partir sur-le-champ.
Comme elle gagnait la route du défilé, elle aperçoit Franlo dans les fers :

— Oh ! Monsieur, dit-elle à Goé, je vous demande à genoux la grâce de cet infortuné... je suis sa femme... que dis-je ? Je suis assez malheureuse pour porter dans mon sein des gages de son amour, et ses procédés n’ont jamais été qu’honnêtes envers moi.

— Madame, répondit M. de Goé, je ne suis maître de rien dans cette aventure, j’ai obtenu seulement la conduite des troupes, mais je me suis enchaîné moi-même en recevant mes ordres, cet homme-ci ne m’appartient plus, je ne le sauverais qu’en risquant tout ; au sortir du défilé, le grand prévôt de la province m’attend ; il en viendra disposer ; je ne lui ferai pas faire un pas vers l’échafaud, c’est tout ce que je puis.

— Oh ! Monsieur, laissez-le se sauver ! s’écria cette intéressante femme, c’est votre malheureuse cousine en larmes qui vous le demande.

— Une injuste pitié vous aveugle, madame, reprit Goé, ce malheureux ne se corrigera point, et pour sauver un homme, il en coûtera la vie à plus de cinquante.

— Il a raison, s’écria Franlo, il a raison, madame, il me connaît aussi bien que moi-même, le crime est mon élément, je ne vivrais que pour m’y replonger, ce n’est point la vie que je veux, ce n’est qu’une mort qui ne soit point ignominieuse ; que l’âme sensible qui s’intéresse à moi daigne m’obtenir pour seule grâce la permission de me faire brûler la cervelle par les dragons.

— Qui de vous veut s’en charger, enfants ? Dit Goé. Mais personne ne bougea ; Goé commandait à des Français, il ne devait pas s’y trouver des bourreaux.

— Qu’on me donne donc un pistolet, dit ce scélérat.
Goé, très ému des supplications de sa cousine, s’approche de Franlo, et lui remet lui-même l’arme qu’il demande. Ô comble de perfidie ! L’époux de Faxelange n’a pas plus tôt ce qu’il désire, qu’il lâche le coup sur Goé... mais sans l’atteindre heureusement ; ce trait irrite les dragons, ceci devient une affaire de vengeance, ils n’écoutent plus que leur ressentiment, ils tombent sur Franlo et le massacrent en une minute. Goé enlève sa cousine, à peine voit-elle l’horreur de ce spectacle. On repasse le défilé au galop. Un cheval doux attend Mlle de Faxelange au-delà de la gorge. M. de Goé rend promptement compte au prévôt de son opération ; la maréchaussée s’empare du poste ; les dragons se retirent ; et Mlle de Faxelange, protégée par son libérateur, est en six jours au sein des ses parents.

— Voilà votre fille, dit ce brave homme à M. et Mme de Faxelange, et voilà l’argent qui vous a été pris. Ecoutez-moi maintenant, mademoiselle, et vous allez voir pourquoi j’ai remis à cet instant les éclaircissements que je dois sur tout ce qui vous concerne. Vous ne fûtes pas plus tôt partie, que les soupçons que je ne vous avais d’abord offerts que pour vous retenir, vinrent me tourmenter avec force ; il n’est rien que je n’aie fait pour suivre la trace de votre ravisseur, et pour connaître à fond sa personne, j’ai été assez heureux pour réussir à tout et pour ne me tromper sur rien. Je n’ai prévenu vos parents que quand j’ai cru être sûr de vous ravoir ; on ne m’a pas refusé le commandement des troupes, que j’ai sollicité pour rompre vos chaînes, et débarrasser en même temps la France du monstre qui vous trompait. J’en suis venu à bout ; je l’ai fait sans nul intérêt, mademoiselle ; vos fautes et vos malheurs élèvent d’éternelles barrières entre nous...vous me plaindrez au moins... vous me regretterez ; votre cœur sera contraint au sentiment que vous me refusiez, et je serai vengé... adieu, mademoiselle, je me suis acquitté envers les liens du sang, envers ceux de l’amour, il ne me reste plus qu’à me séparer de vous éternellement. Oui, mademoiselle, je pars, la guerre qui se fait en Allemagne m’offre ou la gloire, ou le trépas : je n’aurais désiré que les lauriers quand il m’eût été permis de vous les offrir, et maintenant je ne chercherai que la mort.
A ces mots, Goé se retire ; quelques instances qu’on lui fasse, il s’échappe pour ne reparaître jamais. On apprit, au bout de six mois, qu’attaquant un poste en désespéré, il s’était fait tuer en Hongrie au service des Turcs. Pour Mlle de Faxelange, peu de temps après son retour à Paris, elle mit au monde le malheureux fruit de son hymen, que ses parents placèrent avec une forte pension dans une maison de charité. Ses couches faites, elle sollicita avec instance son père et sa mère pour prendre le voile aux Carmélites ; ses parents lui demandèrent en grâce de ne pas priver leur vieillesse de la consolation de l’avoir auprès d’eux, elle céda, mais sa santé s’affaiblissant de jour en jour, usée par ses chagrins, flétrie de ses larmes et de sa douleur, anéantie par ses remords, elle mourut de consomption au bout de quatre ans, triste et malheureux exemple de l’avarice des pères et de l’ambition des filles.
Puisse le récit de cette histoire rendre les uns plus justes, et les autres plus sages ! Nous ne regretterons pas alors la peine que nous aurons prise de transmettre à la postérité un événement qui, tout affreux qu’il est, pourrait alors servir au bien des hommes.

P.-S.

"Faxelange, ou les Torts de l’ambition" in Les Crimes de l’amour (1799, An VIII).

Le logo est une photographie de Lissy Elle intitulée "The Magical Mystery Box and Co".

© la revue des ressources : Sauf mention particulière | SPIP | Contact | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0 | La Revue des Ressources sur facebook & twitter