La Revue des Ressources

Le talion 

mercredi 11 septembre 2013, par D.A.F. de Sade

Un bon bourgeois de Picardie, le descendant peut-être d’un de ces illustres troubadours des bords de l’Oise ou de la Somme, et dont l’existence engourdie vient d’être retirée des ténèbres depuis dix ou douze ans par un grand écrivain du siècle ; un brave et honnête bourgeois, dis-je, habitait la ville de Saint-Quentin, si célèbre par les grands hommes qu’elle a donnés à la littérature, et l’habitait avec honneur, lui, sa femme et une cousine au troisième degré, religieuse dans un couvent de cette ville. La cousine au troisième degré était une petite brunette à yeux vifs, à minois fripon, à nez retroussé et à taille svelte ; elle était affligée de vingt-deux ans et religieuse depuis quatre ; sœur Pétronille, c’était son nom, avait de plus une jolie voix, et beaucoup plus de tempérament que de religion. Quant à M. d’Esclaponville, ainsi se nommait notre bourgeois, c’était un bon gros réjoui d’environ vingt-huit ans, aimant supérieurement sa cousine et pas tout à fait autant Mme d’Esclaponville, attendu qu’il y avait déjà dix ans qu’il couchait avec elle, et qu’une habitude de dix ans est bien funeste au feu de l’hymen. Mme d’Esclaponville - car il faut peindre, pour qui passerait-on si on ne peignait pas dans un siècle où il ne faut que des tableaux, où une tragédie même ne serait pas reçue si les marchands d’écrans n’y trouvaient au moins six sujets - Mme d’Esclaponville, dis-je, était une blondasse un peu fade, mais fort blanche, d’assez jolis yeux, bien en chair, et de ces grosses joufflues qu’on appelle communément dans le monde de bonne jouissance.

Jusqu’au moment actuel Mme d’Esclaponville avait ignoré qu’il y eût une façon de se venger d’un époux infidèle ; sage comme sa mère qui avait vécu quatre-vingt-trois ans avec le même homme sans lui faire d’infidélité, elle était encore assez naïve, assez pleine de candeur pour ne pas même soupçonner ce crime affreux que les casuistes ont nommé adultère, et que les agréables qui adoucissent tout, ont appelé tout simplement galanterie ; mais une femme trompée reçoit bientôt de son ressentiment des conseils de vengeance, et comme aucun n’aime à être en reste, il n’est rien qu’elle ne fasse dès qu’elle le peut, pour qu’on n’ait rien à lui reprocher. Mme d’Esclaponville s’aperçut enfin que monsieur son cher époux visitait un peu trop souvent la cousine au troisième degré : le démon de la jalousie s’empare de son âme, elle guette, elle s’informe et finit par découvrir qu’il y a peu de chose aussi constatée dans Saint-Quentin que l’intrigue de son époux et de la sœur Pétronille. Sûre de son fait, Mme d’Esclaponville déclare enfin à son mari que la conduite qu’il observe lui perce l’âme, que celle qu’elle a ne méritait pas de tels procédés et qu’elle le conjure de revenir de ses travers.

— De mes travers, répond l’époux flegmatiquement, ignores-tu donc que je me sauve, ma chère amie, en couchant avec ma cousine la religieuse ? On nettoie son âme dans une si sainte intrigue, c’est s’identifier à l’Être suprême, c’est incorporer le Saint-Esprit en soi : aucun péché, ma chère, avec des personnes consacrées à Dieu, elles épurent tout ce qui se fait avec elles et les fréquenter, en un mot, est s’ouvrir la route de la béatitude céleste.

Mme d’Esclaponville, assez peu contente des succès de sa remontrance, ne dit mot mais jure au fond d’elle-même qu’elle trouvera un moyen d’une éloquence plus persuasive... Le diable à cela est que les femmes en ont toujours un tout prêt : pour peu qu’elles soient jolies, elles n’ont qu’à dire, les vengeurs pleuvent de tous côtés.

Il y avait dans la ville un certain vicaire de paroisse qu’on appelait M. l’abbé du Bosquet, grand égrillard d’une trentaine d’années courant après toutes les femmes et faisant une forêt de tous les fronts des époux de Saint-Quentin. Mme d’Esclaponville fit connaissance avec le vicaire, insensiblement le vicaire fit connaissance aussi avec Mme d’Esclaponville, et tous deux se connurent enfin si parfaitement qu’ils auraient pu se peindre des pieds à la tête sans qu’il fût possible de s’y méprendre. Au bout d’un mois chacun vint féliciter le malheureux d’Esclaponville qui se vantait d’être échappé seul aux redoutables galanteries du vicaire, et qu’il était dans Saint-Quentin le seul front que ce pendard n’eût pas encore souillé.

— Cela ne se peut pas, dit d’Esclaponville à ceux qui lui parlaient, ma femme est sage comme une Lucrèce, on me le dirait cent fois que je ne le croirais pas.

— Viens donc, lui dit un de ses amis, viens donc que je te convainque par tes propres yeux, et nous verrons après si tu douteras.

D’Esclaponville se laisse entraîner, et son ami le conduit à une demi-lieue de la ville, dans un endroit solitaire où la Somme, resserrée entre deux haies fraîches et couvertes de fleurs, forme un bain délicieux aux habitants de la ville ; mais comme le rendez-vous était donné à une heure où communément l’on ne se baigne pas encore, notre pauvre mari a le chagrin de voir arriver l’un après l’autre et son honnête femme et son rival, sans que personne puisse les interrompre.

— Eh bien, dit l’ami à d’Esclaponville, le front commence-t-il à te démanger ?

— Pas encore, dit le bourgeois en se le frottant néanmoins involontairement, elle vient peut-être là pour se confesser.

— Restons donc jusqu’au dénouement, dit l’ami...

Ça ne fut pas long : à peine arrivé à l’ombre délicieuse de la haie odoriférante, que M. l’abbé du Bosquet détache lui-même tout ce qui nuit aux voluptueux attouchements qu’il médite, et se met en devoir de travailler saintement à ranger pour la trentième fois peut-être le bon et honnête d’Esclaponville au rang des autres époux de la ville.

— Eh bien, crois-tu maintenant ? dit l’ami.

— Retournons-nous, dit aigrement d’Esclaponville, car à force de croire, je pourrais bien tuer ce maudit prêtre et on me le ferait payer meilleur qu’il n’est ; retournons-en, mon ami, et garde-moi le secret, je te prie.

D’Esclaponville rentre chez lui tout confus, et peu après sa bénigne épouse vient se présenter pour souper à ses chastes flancs.

— Un moment, mignonne, dit le bourgeois furieux, depuis mon enfance j’ai juré à mon père de ne jamais souper avec des putains.

— Avec des putains, répond bénignement Mme d’Esclaponville, mon ami, ce propos m’étonne, qu’avez-vous donc à me reprocher ?

— Comment, carogne, ce que j’ai à vous reprocher, qu’est-ce que vous avez été faire cet après-midi aux bains avec notre vicaire.

— Oh, mon Dieu, répond la douce femme, ce n’est que ça, mon fils, ce n’est que ça que tu as à me dire.

— Comment, ventrebleu, ce n’est que cela...

— Mais, mon ami, j’ai suivi vos conseils, ne m’avez-vous pas dit qu’on ne risquait rien en couchant avec des gens d’Église, qu’on épurait son âme dans une si sainte intrigue, que c’était s’identifier à l’Être suprême, faire entrer l’Esprit Saint dans soi et s’ouvrir en un mot la route de la béatitude céleste... eh bien, mon fils, je n’ai fait que ce que vous m’avez dit, je suis donc une sainte et non pas une catin.

Ah ! je vous réponds que si quelqu’une de ces bonnes âmes de Dieu a le moyen d’ouvrir, comme vous dites, la route de la béatitude céleste, c’est certainement M. le vicaire, car je n’ai jamais vu une aussi grosse clef.

P.-S.

Extrait de Historiettes, Contes et Fabliaux (1788, pub. 1926), numérisation et mise en forme HTML (23 septembre 2000) de T. Selva.

L’image en tête d’article est une œuvre peinte de l’artiste Aimei Ozaki.

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