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Folie et littérature fantastique 

La Fée aux Miettes

dimanche 30 août 2009, par Roger Bozzetto

La folie a toujours intrigué, elle a visé des formes de comportements très divers et a varié dans le sens qu’on pouvait lui donner selon les époques et les cultures. Dans la réalité, avant l’ère moderne en Europe, on a pu distinguer « l’innocent », le « fol », le « lunatique » qu’on nomme dans le Sud de la France le « fada », celui qui est touché par les fées. On le distinguera du fou en crise horrible, que dépeint l’Arioste dans L’Orlando Furioso. On se souvient aussi du rôle d’un « fol » chez Rabelais : pris comme arbitre entre un rôtisseur et un mendiant qui mangeait son pain à la fumée du rôt et auquel le dit rôtisseur demandait une redevance. Le « fol » fait sonner l’argent et paye ainsi du son de la pièce la fumée du rôt. Dans la réalité sociale, au XVIIIème siècle encore, les fous sont traités comme des bêtes sauvages, enchaînés, douchés à l’eau glacée dans des asiles comme en témoigne le fameux médecin de Londres venu faire ses observations à l’asile de Glasgow dans La fée aux miettes [1]. C’est le docteur Pinel qui, pendant la Révolution Française, nommé médecin chef de Bicêtre, décide malgré l’hostilité des gardiens d’abolir les chaînes. Grâce à lui celui que l’on qualifiait d’« insensé » devient un sujet et un citoyen.
Le XIXème siècle voit des maisons de santé s’ouvrir pour les malades mentaux, et l’on se souviendra au moins de la Maison du docteur Blanche qui est fondée en 1821 à Montmartre et qui verra Nerval y séjourner à deux reprises. Il donnera de ses séjours et de ses visions le texte extraordinaire qu’est Aurélia avant de se suicider. Guy de Maupassant y est mort, Gounod, Vincent Van Gogh y ont fait de courts séjours. Les romantiques, et Nodier en particulier, ont souvent comparé le fou au rêveur ou au poète - lui-même visité par l’inspiration, par la découverte de ses plus belles inventions par le biais du sommeil. Le fou serait un rêveur qui ne réussirait pas à émerger de son rêve. Nodier pointe « le prolongement infini des perceptions du sommeil qui fait le monomane » [2].
Dans Aurélia, d’ailleurs, Nerval se présente comme « enchanté » par des ordres venus d’ailleurs, les objets lui parlent, il est comme Anselme le héros hofmannien du Vase d’or en proie à des visions. Visions qui sont d’ailleurs de même sorte que celles que narre le Docteur Schreber dans ses Mémoires d’un Névropathe (Seuil,1985) [3]. Cette ambiguïté du personnage du « fou » à cette époque romantique permet de nombreuses variations, que Nodier se hâte d’exploiter dans ses textes, qu’il qualifie à la fois de « fantastiques » et de « féeriques » comme dans La fée aux miettes.


Folie et féerie dans La fée aux miettes


La présence de la folie est palpable dans le roman, sous diverses acceptions. La rencontre avec Michel le charpentier se fait lors de la visite du narrateur à la maison de santé sise à Glasgow. C’est là qu’il lui raconte son histoire, alors qu’il est en train de rechercher la mandragore qui chante. C’est là aussi où le narrateur constate, avec d’autres, que Michel s’est échappé « par l’air » et « une fleur à la main, chantant d’une manière si douce ». (p.325)
La folie est présente aussi dans les discours, et elle n’a pas le même sens lorsque le mot « fou » est employé par Mathieu à propos de l’oncle de Michel qui leur a fait donation (p.218-219) et lorsque les habitants considèrent que la fée est « folle à lier ». On traite Michel de « misérable monomane » puisqu’il est à la recherche de sa mandragore. « Qu’importe qu’il soit fou » dit la jeune Folly (sic) Girlfree (sic). « Vous voyez bien qu’il retourne dans sa folie ». (p239)
Elle est aussi présente dans l’opposition que le narrateur propose entre les discours tenus sur les fous et la réalité de ceux qu’il nomme les « lunatiques » :

« Les lunatiques sont des hommes qu’on appelle ainsi, je suppose, parce qu’ils s’occupent aussi peu des affaires de notre monde que s’ils descendaient de la lune, et qui ne parlent au contraire que de choses qui n’ont pu se passer nulle part, si ce n’est dans la lune, peut-être. » (p.175)

Cette opposition est centrale, et rend compte à la fois des discours tenus par la foule et les « savants » sur la folie en général et le « cas » de Michel en particulier et donne à saisir l’autre face de la réalité vécue, celle, subjective de Michel et de la fée. Michel qui est un gentil charpentier que tout le monde aime, mais c’est aussi un illuminé que tout le monde plaint et qui finit par se retrouver dans une maison de santé. La fée elle-même est une vieille femme, pourtant sautillante, elle est aussi Belkiss la femme de rêve qui comble les rêves et les nuits de Michel, le seul à voir les fleurs au jardin de la fée car il est « amant et poète ». (p.282)
La référence au poète est importante, comme la présence des rêves et des cauchemars - pensons au cauchemar qui a failli lui coûter la vie, lors de la nuit où le bailli a été blessé. De plus les rêves mettent Michel en liaison avec les passés lointains, ceux de Salomon et de la reine de Saba. Parfois d’ailleurs on ne sait plus s’il s’agit d’illusions, de rêves, ou de féerie, même s’il utilise pour caractériser ce récit le terme de fantastique, qui à l’époque pose question.

Le fantastique selon Nodier

Dans les années 1825-1830 on assiste à l’émergence d’un nouveau type de récits, qui prennent exemple sur les traductions françaises des Contes d’Hoffmann. Une polémique s’engage à leur propos. D’un côté Walter Scott qui écrit dans sa préface à cette traduction que les récits d’Hoffmann sont des extravagances biscornues relevant de la médecine. De l’autre les tenants d’Hoffmann, qui comme Jean-Jacques Ampère dans Le Globe, y voient un « genre » moderne. Nodier prend part à la discussion dans un article « Du fantastique en littérature » dans la Revue de Paris (1830), et il tente de situer ces nouveaux récits dans une vaste perspective, depuis l’Odyssée jusqu’à nos jours, insistant sur la nécessité de rajeunir les images anciennes. Mais il ne distingue pas radicalement le féerique du fantastique.
Plus tard dans la préface de « l’Histoire d’Hélène Gillet » il précisera ce qu’il entend par là, opposant l’histoire fantastique « fausse » qu’il renvoie aux Contes de Perrault, et l’histoire fantastique « vraie ».
Celle-ci « ébranle profondément le cœur sans coûter de sacrifices à la raison [...] c’est la relation d’un fait, matériellement impossible qui s’est cependant accompli à la connaissance de tout le monde », Contes (p331). Ce qui nous ramène à La fée aux miettes.

Comment cette proposition s’affirme-t-elle dans le roman La fée aux miettes ?

Ce roman est conçu pour contenir en creux le récit de l’histoire de Michel et de la fée. Le narrateur n’étant là que pour ouvrir et clore le roman après avoir donné une fin au récit qui ne se dénoue pas et se prolonge dans la discussion, à Venise avec un « homme de science ». Alors que le récit narratif est enlevé, naïveté de Michel oblige, le récit encadrant est composé de discours, ce qui permet de situer l’opposition entre discours des « savants » et celui du narrateur sur les lunatiques et les poètes Il propose ainsi un axe de lecture qui soit accueillant au récit de Michel. Parce que ce roman n’est ni un conte de fées classique ni un roman de mœurs et qu’il est sans référent reconnu. En somme qu’il est un genre à soi seul. À moins, comme c’est la mode de l’époque, de le définir comme « fantastique » sans pourtant se référer à la définition que donnera Todorov du fantastique, mais bien comme le propose Nodier un texte qui propose de l’« impossible et pourtant là ».
Le roman prend en compte un environnement réaliste, que ce soit Granville, l’asile de Glasgow, les divers maîtres où il travaille comme charpentier avec ses outils et où il fait preuve d’habileté, la chambre d’auberge, les relations avec Folly, le procès pour meurtre, etc. Mais Michel voit sa vie scandée par les rencontres avec la vieille femme, que par plaisanterie d’abord, puis par un « je ne sais quoi » ensuite, il considère peu à peu comme sa fiancée, au point de l’assumer publiquement et de se marier avec. Dans cet univers traditionnel de marins et de charpentiers, sans doute, comme dans les contes, un peu idéalisé, les rêveries et les visions de Michel jettent un trouble que les gens mis en scène interprètent comme de la folie. Mais le récit est celui, à la première personne, de Michel. S’il reflète les paroles d’autrui sur son comportement et sur la fée aux miettes, il donne à ressentir comme véritables les sentiments et les visions qui sont les siennes. Comment ne pas le croire, bien que cela semble impossible ? Belkiss apparaît-elle vraiment lorsqu’il ouvre le médaillon ? la fée a-t-elle le pouvoir de modifier le sort des marins ou cela n’est-il qu’une coïncidence ? Comment se met-il à lire l’hébreu, à entendre la langue canine de l’île de Man ? Il y a six mois qu’il a quitté ses chantiers et la famille de Finewood en leur abandonnant ses possessions, six mois qu’il recherche la mandragore chantante... Et comme le souligne la conclusion « Elle n’explique rien ». Le récit est donc à prendre ou à laisser, on retrouve l’opposition des deux discours, celui du psychiatre appuyé sur ses certitudes médicales et ses citations, qui définit la mandragore d’après Linné et selon les anciens usages, et d’autre part l’évasion inexplicable de Michel de cet endroit clos. Reste qu’on ne peut se fier totalement à ceux qui l’ont vu s’envoler avec une fleur chantante. On demeure dans le fameux « je sais bien... mais quand même » et le roman articule de façon originale « les illusions » du lunatique et la réalité, en donnant une prime de plaisir aux illusions joyeuses des « amants et des poètes ».
On se trouve bien là devant une histoire qui « ébranle profondément le cœur », mais qui « coûte quelques sacrifices à la raison". Car « une histoire fantastique manquerait de la meilleure partie de son charme quand elle se bornait à égayer l’esprit sans rien laisser au cœur » (p. 167) « La fée aux miettes » est donc une histoire que Nodier a bien raison de qualifier de « fantastique », mais qui demeurerait tout aussi charmante sous d’autres noms.

Notes

[1Charles Nodier, La fée aux miettes, in Nodier, Contes, Garnier, 1961, mon édition de référence.

[2Charles Nodier, De quelques phénomènes du sommeil, Le Castor Astral, 1996 p.29.

[3Roger Bozzetto, Écrire comme un fou, mémoires d’un névropathe, in Littérature et interdits, Interférences, PU de Rennes,1998, pp. 257-268.

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