Le 7 décembre 2006, dans la rubrique « Littérature et folie » qu’elle dirige pour la Revue des Ressources, Élisabeth Poulet met en ligne et commente un texte d’Ernest de Garay, Des horreurs de l’asile. Il s’agit de la lettre XV, extraite du livre Un martyre dans une maison de fous.
André Blavier présente Ernest de Garay dans son livre de référence, Les Fous littéraires [1]. Ernest de Garay fou littéraire ? Pas sûr. Si André Blavier le retient dans la confrérie des prophètes dérangés et autres zinzins graphomanes, c’est par voisinage plutôt que par statut, comme témoin littéraire de la folie des autres plutôt que comme fou écrivant.
Récit épistolaire publié sous le Second Empire, Un martyre dans une maison de fous se présente comme la suite des vingt-quatre lettres que l’auteur écrit durant la période de son internement à l’asile de Pau, depuis l’été 186… jusqu’aux journées qui suivent son évasion en janvier de l’année suivante.
L’auteur des lettres, un aristocrate qui se présente comme avocat à la Cour Impériale de Paris, s’adresse à ses proches et notamment à la femme qu’il aime. Il explique les circonstances de son internement, fait part de son expérience et de son sentiment d’isolement. Il révèle les conditions de détention particulièrement éprouvantes des aliénés, bien loin de l’esprit de la réforme qui, depuis 1838, prétend améliorer leur situation. La loi du 30 juin 1838 est en effet censée protéger les « fous » des abus de familles qui voudraient se débarrasser d’un des leurs. Elle fait aussi en sorte, si nécessaire, de les intégrer à des structures spécifiques, les asiles d’aliénés, que l’État prend en charge, à raison désormais d’un établissement par département. Les « fous » ne connaissent plus la promiscuité des marginaux et des malades dans des hôpitaux.
L’auteur est un énervé, un frénétique, un subversif. Il signe Karl-des-Monts. Le pseudonyme, prononcé, laisse entendre Karl des monts, des montagnes : Ernest de Garay connaît bien, il est vrai, ces montagnes auxquelles en 1857, avec Les Légendes des Pyrénées, il a consacré un recueil d’histoires appartenant à la tradition régionale. Mais on entend aussi Karl démons ou déments – démon intérieur de l’agitation politique auquel ce catholique ultramontain reconnaît avoir bien de la peine à résister, ou bien démon extérieur qui s’incarne dans le directeur de l’asile, représentant hyperbolique et diabolique de la nouvelle science médicale qui prend en main le traitement de la folie ; – déments comme les internés qu’il fréquente à son corps défendant durant le séjour forcé dans un lieu qu’il considère pour sa part comme un véritable pandémonium.
Le statut de « document » du texte reste partiellement problématique pour des raisons contextuelles : quel crédit accorder aux dires d’un tel exalté ? quelle est la part de construction et de réécriture ? Malgré l’éventuelle distance avec la réalité objective, Karl-des-Monts livre un certain nombre d’informations de premier ordre sur la réalité asilaire, telle que l’organise la société française d’alors. Exemples à l’appui (comme le cas de cet interné soumis à la question de l’eau et qui finit littéralement « cuit au bain-marie comme un poisson »), il décrit sans fard les pratiques cruelles qui se font jour et qui vont parfois jusqu’à entraîner la mort des malades. Il dénonce avec une virulence peu commune la dimension politique de son internement, l’hypocrisie d’un système qui passe sous silence les mauvais traitements et qui permet la toute-puissance du praticien en charge de l’établissement. Son livre est une violente protestation contre la montée en puissance de la médecine aliéniste qui, en ce milieu du XIXe siècle, est en train de mettre en place un système renouvelé d’enfermement : c’est elle qui désormais détermine, discrimine et gère la folie.
L’extrait d’Un martyre dans une maison de fous que nous proposons ci-dessous est constitué de la lettre VIII dans son intégralité.
LETTRE VIII
Asile des aliénés de Pau, 19 septembre 186…
Ma chère adorée,
Les réflexions que te suggère ma détention à l’asile réjouiraient on ne peut plus d’aise les éminents magistrats que tu comptes parmi tes ancêtres. Ç’a même été pour moi l’objet d’un bien grand étonnement de voir jusqu’à quel point ton cœur t’avait fait mettre ton joli petit doigt de femme du monde sur les nombreux défauts d’une législation dont il me faut subir l’imperfection. Oui, mon amour, il est monstrueux que, dans une société bien organisée, il se trouve une profession dont chaque membre puisse se transformer, à toute heure, en un magistrat anonyme, et, qui pis est, en un magistrat clandestin, ou plutôt former, à lui seul, tout un tribunal, et un tribunal sans appel ! Oui, il est monstrueux qu’à un moment donné un individu quelconque n’ait besoin que d’un trait de plume pour en rayer un autre de la liste de ses semblables ! Oui, c’est une bien criante énormité qu’il suffise au premier venu, parce qu’il sera pourvu d’un morceau de parchemin, obtenu Dieu sait comme, de tracer au bas d’une feuille de papier les quelques lettres de son nom pour ouvrir et sceller une tombe sur la tête d’un être vivant ! Mais ce que je trouve bien plus renversant encore, c’est qu’un aussi incompréhensible abus se renouvelle quatre ou cinq cents fois l’an chez une nation qui dépense idiotement des millions, chaque année, pour allumer des lampions en l’honneur de la prétendue destruction de l’arbitraire sur son sol béni des dieux ! Je te le demande : pouvons-nous sérieusement nous vanter de nous être affranchis du régime du bon plaisir et des lettres de cachet, alors qu’on arrache impunément de sa demeure, en plein jour et au su de tous, un individu dont le seul crime est de déplaire à sa famille ou au gouvernement, et cela, non pas seulement pour le précipiter, comme autrefois, dans un cachot, mais bien, ô comble d’horreur ! pour le métamorphoser, après d’indescriptibles tortures, en une bête fauve ou une bête brute, en un fou furieux ou un idiot ? Que de pièges, que de chaînes, que d’embûches machiavéliquement cachées sous ces mesures d’exception qui semblent seulement faites pour soulager l’aliéné ! Qu’est-ce que cet acte d’accusation rédigé sous le manteau de la cheminée, et donné, de la main à la main, à un tiers officieux, sans preuves vérifiées, sans pièces communiquées, sans allégation discutée ? Qu’est-ce que cet accusateur qui reste toujours invisible, inaccessible, insaisissable pour l’accusé ? Que dire de ce prévenu qui, distrait de ses juges naturels, muré, bâillonné, étouffé par la sauvage théorie médicale de l’isolement absolu, se trouve, comme les victimes cloîtrées que défendit le grand Pascal, sans oreilles pour ouïr, sans bouche pour répondre, sans avocat pour le protéger, sans public pour le soutenir et le venger ? Que sont devenues toutes ces formes protectrices de l’inviolabilité individuelle dont le législateur a si sagement hérissé les préliminaires de l’instruction judiciaire ? Comment se fait-il, alors que nos institutions limitent avec une prudence si inquiète, avec une défiance si injurieuse, les attributions du magistrat lorsqu’il s’agit de disposer d’un membre de la société, qu’il se soit perfidement glissé dans nos codes une loi inqualifiable qui donne aux médecins une omnipotence sans bornes, ni plus ni moins que s’ils étaient doués d’une surhumaine infaillibilité ? Est-il donc possible d’admettre que les très doctes continuateurs du savantissime M. Diafoirus aient la main assez singulièrement heureuse pour toujours rencontrer juste, pour ne rendre que des arrêts impeccables, eux qui se prononcent au pied levé, en toute hâte, et si souvent au hasard, quand la justice, malgré tout le luxe de précautions dont elle s’entoure, commet parfois de si étranges méprises qu’il peut lui arriver, par étourderie, de couper une tête pour une autre ; témoin ce drame affreux du Courrier de Lyon, et tant d’autres dont la guillotine garde discrètement le secret ? Non certes, mais les fins renards ont si bien su disposer les choses qu’ils n’ont de compte à rendre à personne ! Sous le fallacieux prétexte de ménager la sensibilité de leurs malades, ils ont fort habilement fermé la porte au nez des magistrats et des avocats, et se sont fait un monde à part où nul ne pénètre sans avoir le mot de passe. Tout se mitonne entre compères… Un médecin vous déclare aliéné, un médecin vous reçoit, un autre médecin vous traite ou vous… maltraite, et vade retro, le profane vulgaire !
Je ne m’étonne nullement, ma chérie, que ton pauvre petit cœur saigne en songeant qu’il existe en ce moment en France des milliers de malheureux qui se sont tout à coup vus ainsi retranchés du monde, arrachés à la liberté, à leur famille, à tout ce qui leur était cher, sans avoir été ni entendus, ni défendus, ni jugés. Il vaudrait, en effet, cent fois mieux – ainsi que tu le pressens – être livré au bourreau que confié aux barbares gardiens des asiles, car rien n’est plus cruel, plus torturant que de conserver la vie pour mourir cent fois dans les cachots, pour être tué en détail par les coups, les violences, les angoisses, les mutilations, le froid, la faim, la soif, et mille autres poignantes épreuves de tous les jours, de toutes les heures, de tous les instants. Mais que veux-tu ? Autrefois c’était à la Bastille qu’il appartenait, ainsi qu’aux prisons secrètes, de prêter leur discret théâtre au dénouement des plus terribles mystères de la société ; aujourd’hui c’est aux asiles d’aliénés, aux maisons de fous qu’est réservé le sanglant privilège d’être de véritables abattoirs où l’on assomme, à huis clos, ténébreusement, les intelligences et les corps, la pensée et la matière. C’est l’arbitraire, l’ignorance, la haine, la convoitise, qui, bien plus que la maladie réelle, peuplent les lugubres cabanons de ces ménageries humaines ; mais, ce que je te puis assurer, c’est que les vétérinaires qui les dirigent s’exécutent en conscience. On leur envoie des hommes… En deux tours de main ils en ont fait des idiots, des fous furieux ou des… cadavres ! Grand Dieu ! qu’elle est donc déchirante à lire, pour moi que le hasard a si singulièrement appelé à la déchiffrer sur les dalles des cellules et sur la pierre des cachots, cette sombre page du livre de la vie sociale, toute flétrie par les larmes, par le sang et par la boue ! J’ai beau chercher dans ma mémoire, je ne trouve rien qui lui puisse être comparé, même parmi les plus épouvantables, les plus horripilantes créations des poètes et des peintres. Les conceptions les plus sanglantes d’Edgar Poe, les enfantements les plus monstrueux d’Hoffmann, les caprices hybrides de Goya, les fantastiques délires de Louis Boulanger, les diableries de Callot, les sataniques peuplades dont Breughel a hérissé son enfer, ne sauraient en donner même une idée affaiblie. Jamais la nuit allemande n’a vomi de plus abominables spectres ! Jamais Shakespeare n’a imaginé des comparses plus squalidement dignes de figurer au sabbat des sorcières !
Mais sois sans crainte, ma belle aimée, lorsqu’il me sera de nouveau donné de reposer ma tête dans l’alcôve où s’endort mon enchanteresse, je n’aurai garde d’assombrir, par les sinistres souvenirs de cet enfer, les voluptés toutes paradisiaques de notre amour. – En attendant, hélas ! il me faut quitter pour aller subir la visite de cet être difforme, méchant, brutal, grossier, stupide, gonflé d’orgueil et de sottise, type du trivial, du présomptueux, de l’ignare, du repoussant qu’une bien cruelle raillerie du sort a mis à la tête de cet hôtel des Invalides… de l’intelligence.
Adieu,
K. D. M.